1Le consommateur n’est vraiment plus ce qu’il était. Naguère, selon son âge, son sexe, sa profession, son niveau de revenu, son adresse, on croyait pouvoir dire ce qu’il aimait, ce qu’il pensait, voire ce qu’il chantait sous sa douche. Par exemple, la ménagère de moins de cinquante ans était censée apprécier que son linge soit blanc et se fier à son mari pour acheter sa voiture. Celle de plus de cinquante ans aimait forcément Dalida et achetait de la laque pour ses cheveux, tandis que sa voisine plus jeune préférait le gel. Tous les bons manuels de marketing expliquaient comment segmenter les clients pour leur proposer le « mix » (produit, prix, packaging) le plus adapté. Des grands lessiviers aux fabricants de téléviseurs chacun proposait des marques ou des modèles bas, moyen ou haut de gamme à des consommateurs respectivement à faible, moyen ou fort pouvoir d’achat. La gestion du portefeuille de marques consistait dès lors à assurer une innovation croissante dans le haut de gamme pour justifier des prix élevés, tandis que la baisse des coûts engendrée par des volumes toujours plus importants - baisse plus rapide que celle des prix - permettait de maintenir une marge confortable dans le moyen et le bas de gamme. Sur chacun des segments, il importait de maximiser la part de marché de l’entreprise, et cette course à l’échalote était l’alpha et l’oméga de toute stratégie, comme l’explique le professeur Paul Millier (page 54)...
2De multiples facteurs sont venus perturber ce fonctionnement. A commencer par la montée en puissance, depuis déjà une vingtaine d’années, des marques de distributeur, conçues par les chaînes d’hyper- et de supermarchés pour faire pièce à la toute-puissance des marques. D’abord marques génériques portant sur des produits peu élaborés, les MDD ont peu à peu commencé à copier les marques phares, pour finalement rassembler sous leur bannière des gammes très diversifiées. Puis l’irruption des hard discounters est venue perturber le jeu en obligeant plus ou moins les distributeurs à repositionner leurs propres marques d’enseigne sur les produits d’entrée de gamme. Il n’empêche que, comme le note Anne-Sophie Binninger (page 64), « les marques de distributeur ont irrémédiablement habitué le consommateur à une minimisation du rôle de la marque en général, et à une baisse de sa valeur relationnelle perçue ». Elles l’ont éduqué, en d’autres termes.
3Surinformé, matraqué de campagnes publicitaires, le consommateur a repris le pouvoir. Il n’en fait plus qu’à sa tête. Il prend ainsi un malin plaisir à adopter des produits qui ne lui sont pas destinés : les femmes s’achètent des 4 x 4 et les retraités des appareils photos numériques. Les bourgeois vont chez Ed, tandis que les jeunes des cités arborent des vêtements griffés. Certaines tribus urbaines, les nonos’, refusent les marques au nom du credo « no brand, no logo », d’autres, les XS (pour « excès ») en font un usage immodéré. Mais ce sont parfois les mêmes qui achètent leurs produits d’entretien chez Ed et le dernier must de Prada chez Colette. Les mêmes qui consomment du café issu du commerce équitable et portent des chaussettes made in China!
4Ce grand chambardement se répercute de manière spectaculaire sur l’offre de produits, comme le démontrent Jean Estin et Jean Berg (page 74). Celle-ci s’étire vers le haut et vers le bas, à tel point que le « cœur de marché » tend carrément à disparaître!
5Quelle stratégie marketing adopter quand on a face à soi des cibles aux comportements à la fois imprévisibles, contradictoires et changeants? A en croire les auteurs réunis dans ce dossier, il faut commencer par remettre en cause tous les anciens dogmes, les anciennes frontières. Vaste programme!