Notes
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[1]
Cf. site : www.arche-france.org
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[2]
gcps Consulting, un groupe basé au Royaume-Uni et spécialisé dans le conseil pour la protection contre l’exploitation et l’abus sexuel (psea).
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[3]
Cf. lettre des responsables de L’Arche Internationale sur le site www.arche-france.org
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[4]
L’Obs, n° 2886 du 27 février 2020.
1Prêtres, écrivains, cinéastes, acteurs, sportifs, chaque semaine amène une nouvelle révélation d’abus sexuels sur des femmes et sur des enfants mineurs, filles ou garçons. Aujourd’hui ce sont les communautés de L’Arche [1] qui sont confrontées à cette révélation concernant non seulement le prêtre référent des origines, le père Thomas Philippe, mais aussi le fondateur, Jean Vanier. Révélation, est-ce le bon mot ? Ou alors à prendre comme le révélateur en photographie. Car souvent, dans l’après-coup des révélations, émergent des « choses » « qu’on » suspectait, qui étaient peut-être là, peut-être connues mais pas sues, peut être regardées mais pas vues, « car rien ne pouvait laisser entendre que Jean Vanier pouvait faire cela ».
2Et puis il y a l’impensable. Comment est-ce possible, le fondateur de L’Arche ! Cette figure tutélaire, cette référence quant aux valeurs humanistes, ce frère en humanité des humbles parmi les humbles que sont les personnes porteuses de handicap. Ce n’est pas envers ces personnes porteuses de handicap, vulnérables, que le délit a été perpétré mais envers des femmes accompagnantes ou dans le cadre d’un accompagnement spirituel, comment est-ce possible ? Comment lui, pour qui j’ai, j’avais quelque admiration, dont la lecture d’ouvrages et les conférences ont nourri mes réflexions, en partie à l’origine de mon engagement bénévole à L’Arche en pays toulousain, a-t-il pu faire cela ? Ça craint. Bien sûr il n’est pas prêtre, cet homme, et la sexualité est en l’homme.
3En juin dernier, les responsables de L’Arche Internationale ont pris la décision d’initier un travail de recherche, pour lequel ils ont chargé un organisme externe [2] de procéder à une enquête approfondie et indépendante permettant de mieux comprendre leur histoire, de parfaire le travail de prévention des abus et d’améliorer leurs propres politiques et pratiques actuelles. Il s’agissait notamment de répondre aux questions concernant « l’environnement qui entourait le père Thomas Philippe à l’époque où il commit des abus sur des femmes majeures et non handicapées à L’Arche, y compris le rôle de Jean Vanier dans cet environnement ».
4L’enquête révèle les relations sexuelles de Jean Vanier avec des femmes dans un contexte d’emprise psychologique annihilant leur capacité de consentement [3] et le secret qu’il a toujours gardé sur sa proximité avec les thèses du père Thomas. Ainsi que des informations sur les motifs du procès canonique et de la condamnation du père Thomas par l’Église en 1956, en raison de ses théories qualifiées de « fausse mystique » et des pratiques sexuelles qui en découlaient.
5Heurté, je le suis. Et en même temps, je suis rasséréné par la promptitude et l’engagement public des responsables de L’Arche Internationale de faire toute la lumière sur les zones d’ombre de leur histoire, et ce dans le contexte des révélations qui surgissent dans les différents milieux et de la médiatisation qui va avec. Il y faut du courage.
6Il y faut du courage et cela me rassérène aussi que les responsables de L’Arche en pays toulousain, dès le début de l’enquête, n’en ont pas fait secret, ni en externe ni en interne, et même, au contraire, en ont tenu informé l’ensemble des personnes accueillies porteuses de handicap, des accompagnants salariés et des bénévoles. Dès la publication du rapport d’enquête faisant état des délits de Jean Vanier, des réunions ont été initiées avec l’ensemble des personnes partageant une même consternation, une même blessure face à l’impensable. Comme bien souvent, ce sont ces personnes porteuses de handicap qui ont la formulation juste : « Ce qui est important, c’est ce que nous vivons ici aujourd’hui. »
7Je dois réajuster ma représentation de la personne de Jean Vanier. Comment apprécier aujourd’hui une œuvre, une pensée, un engagement auprès des personnes vulnérables et désarticuler cela de la personne délictueuse ? Les propos récents de Leïla Slimani quant à l’affaire Roman Polanski m’étayent en cela [4] : « Je fais une distinction très nette entre l’artiste et l’homme. L’artiste se juge selon des critères artistiques, et l’homme devant les tribunaux. Aucun n’est au-dessus des lois. Mais une grande œuvre d’art s’impose par elle-même. Même si elle est écrite par un monstre. Voyage au bout de la nuit est un livre immense. »
8Emprise, abus de pouvoir, manipulation de son autorité, comment prévenir ces abus et ces dérives qui peuvent assujettir toute personne, enfant et adulte, fille et garçon, homme ou femme ? Plusieurs aspects me paraissent y participer dans la structuration et la vie de L’Arche en pays toulousain, que je connais un peu. Ce sont ces espaces de rencontres annuelles d’information/réflexion – tel celui sur la sexualité –, ouverts aux personnes porteuses de handicap, aux familles, aux accompagnants, aux bénévoles, ouverts à des personnes extérieures, des professionnels, avec un intervenant extérieur. Et il y a surtout une conseillère qui permet aux personnes de s’exprimer et de dire leurs questions sur ce sujet. Ce sont ces espaces, tels les ateliers philosophiques, où se côtoient échanges et réflexions portés par les personnes porteuses de handicap, les accompagnants, animés par une personne formée à cette pratique. C’est un dispositif institutionnel, comme la circulation des personnes dans la ville de Blagnac et la circulation des habitants dans les locaux de L’Arche, avec l’accueil de séminaires de travail de diverses entreprises qui, lors du repas de midi, mangent dans la salle commune avec les personnes porteuses de handicap, avec aussi le magasin de vente de légumes. Ce sont un management et un dispositif de gouvernance de type participatif et de démocratie participative, ouverts au contrôle des instances institutionnelles. C’est un travail en équipe de direction où sont interpellées, réfléchies, les hypothèses d’intervention et d’animation de la vie institutionnelle. Ce sont des temps d’analyse des pratiques professionnelles pour chaque équipe, mais également pour l’équipe de direction.
9Aux différents niveaux de la structure institutionnelle, il y a des espaces de réflexion/élaboration, sorte de temps de pause dans l’agitation du quotidien et des événements. Ces espaces sont aussi croisés par de l’extériorité qui fait qu’un enfermement dans « un entre-soi » est peu possible. Cette architecture des dispositifs institutionnels favorise un travail de mise en pensée et en sens.
10L’adossement religieux, spirituel des communautés de L’Arche est un point d’accrochage. Est-ce une sorte de secte, est-ce du communautarisme ? Y a-t-il du prosélytisme ? Est-il obligatoire d’être croyant chrétien pour y travailler, y être accueilli comme résident ? À L’Arche en pays toulousain, être croyant n’est pas un critère d’admission. Ce n’est pas un élément dans un cv d’embauche et une majorité de salariés et de personnes accueillies ne sont pas croyants. Parmi les personnes qui travaillent à L’Arche, il y a des personnes croyantes et d’autres non.
11Il y a à dissocier la notion de religion de celle de spiritualité. Spiritualité au sens d’humanisme, de conception de l’humain et de l’être ensemble au monde. Conception de l’humanité des personnes porteuses de handicap, humanité partagée et partageable que l’on soit résident ou professionnel. Conception de la vie. Ce n’est pas un diktat ou une bible, cela se vit dans le partage de la vie quotidienne et dans les agencements institutionnels ; on partage le même repas, à la même table, dans la même salle de restauration, que l’on soit résident, professionnel, bénévole, invité, en séminaire de travail… Il y a des temps à vocation religieuse, hors temps de travail, mais chacun décide d’y aller ou pas et cela ne crée pas de clivage ou de discrimination. À y côtoyer de temps en temps les résidents et les professionnels, l’ambiance y est calme et règne un « être bien ici ».
12Quel coup de tonnerre, ces révélations, bousculades, envahissement des pensées, réactions des uns et des autres, des médias, dans la tête. Se forger une opinion dans ce fracas. Tenter de penser un impensable sans jeter le bébé avec l’eau du bain.
Mots-clés éditeurs : abus sexuels, emprise, vie institutionnelle, abus de pouvoir
Date de mise en ligne : 10/09/2020
https://doi.org/10.3917/empa.119.0122Notes
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[1]
Cf. site : www.arche-france.org
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[2]
gcps Consulting, un groupe basé au Royaume-Uni et spécialisé dans le conseil pour la protection contre l’exploitation et l’abus sexuel (psea).
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[3]
Cf. lettre des responsables de L’Arche Internationale sur le site www.arche-france.org
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[4]
L’Obs, n° 2886 du 27 février 2020.