Empan 2020/3 n° 119

Couverture de EMPA_119

Article de revue

Éditorial

Pages 7 à 9

Notes

  • [1]
    S. Tisseron (1995), Psychanalyse de l’image. Des premiers traits au virtuel, Paris, Pluriel, 2020.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    La situation des enfants dans le monde 2017. Les enfants dans un monde numérique, Fonds des Nations unies pour l’enfance, New York, 2017.
  • [4]
    S. Tisseron (2013), 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir, Toulouse, érès, 2018.
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1Depuis son apparition, l’homme n’a jamais cessé d’extérioriser son monde intérieur dans diverses créations et d’intérioriser le monde extérieur modifié par ses projections. Les inventions des religions, des technologies, des œuvres d’art et des concepts ne sont en cela que diverses expressions de la capacité de symbolisation humaine. C’est pourquoi nous ne devons pas penser les images de façon isolée, mais en lien avec l’ensemble des moyens que l’être humain s’est donné, depuis les origines du monde, de penser celui-ci : avec des gestes et des mimiques, des images mentales et matérielles, et enfin des paroles prononcées ou écrites. Ce trépied de la symbolisation, qui faisait encore largement scandale dans les années 1970 à 2000, à une époque où seule la symbolisation verbale se voyait reconnue comme symbolisation à part entière, est heureusement largement accepté aujourd’hui.

2Quelle place donner alors à la symbolisation qui emprunte le canal des images, mentales ou matérielles, par rapport à celle qui emprunte les canaux de la mimogestualité et de la formulation verbale ? La symbolisation imagée fait pont et lien entre les deux [1]. D’une part, elle a le pouvoir de susciter des sensations et des émotions, autrement dit des états du corps, avec bien plus d’efficacité que la parole. Et d’autre part, elle donne envie à celui qui y est confronté de mettre des mots sur ce qu’il a vu, ressenti et compris. Et cela n’est possible que parce que les relations que l’homme entretient avec les images sont identiques à celles qu’il entretient avec les objets mentaux qui sont à leur origine : elles associent des pouvoirs d’immersion et de transformation à la quête d’une signification partagée [2].

3Ainsi, les images ont-elles accompagné l’évolution humaine à chacune de ses étapes : dans les pratiques magiques d’abord, puis dans l’édification de sociétés dominées par la figure d’un chef dont l’effigie est partout présente, puis en sciences et en technologie avec le dessin tel qu’il se développe à partir de la Renaissance, mais aussi dans la construction de la représentation de soi avec l’invention du portrait, et bien entendu dans les cohésions groupales à travers les images partagées, qui peuvent tout autant faire communier ensemble les supporters d’un club de rugby que les fidèles d’une religion ou les citoyens d’un pays entier. Mais en même temps, l’image fait courir le risque de la confondre avec ce qu’elle représente et de lui faire attribuer des pouvoirs qu’elle n’a pas. C’est pourquoi certains musulmans les ont réduites à la calligraphie, les protestants les ont reléguées hors des temples et les catholiques ont dénoncé, avec plus ou moins de succès, leurs pouvoirs d’illusion tout en les faisant servir leurs ambitions pédagogiques.

4Mais au xixe siècle, un bouleversement majeur en a transformé les enjeux : l’invention de la photographie, bientôt suivie par celle du cinéma, relayée un siècle plus tard par les technologies numériques. Le mot « écran », qui désignait ce qui s’interpose entre le monde et nous (comme un paravent ou, de façon métaphorique, une idée qui en cache une autre), s’est mis à désigner la toile installée dans des cafés ou des théâtres qui nous cache ce qui se trouve derrière elle, mais nous donne accès à ce qui y est projeté. Puis l’écran est devenu capable de produire ses propres images, avec la télévision d’abord, puis les ordinateurs et les téléphones mobiles. Il est devenu inséparable de ce que nous imaginons y découvrir, au risque d’oublier ce qu’il nous cache. Car ce que les écrans nous font découvrir nous empêche tout autant de nous intéresser à ce qu’ils ne nous montrent pas.

5Les écrans sont ainsi aujourd’hui accusés de nous rendre absents aux autres et à nous-même. Il est vrai que les écrans de nos smartphones font souvent écran à la communication familiale, celle des parents avec leurs enfants, mais aussi la communication des adolescents entre eux, et même à la communication de chacun avec lui-même. Les écrans nous disent où nous sommes, quel temps il fait dehors, quelle est la température de l’air, et même, si nous le souhaitons, nous pouvons être informés sur notre état corporel. En même temps, nous sommes invités par eux à préférer les couleurs vives, les mouvements rapides et les émotions intenses qu’ils nous procurent aux dépens d’une disponibilité aux odeurs qui nous environnent, à la température de l’air que nous respirons, aux émotions que nous pourrions éprouver si nous nous rendions sensibles au monde qui nous entoure.

6Mais que serions-nous devenus pendant la période de confinement sans les écrans ? De son côté, un rapport de l’Unicef paru en décembre 2017 affirmait : « … des recherches récentes montrent que l’utilisation des technologies numériques par les enfants a essentiellement des effets positifs [3] ». Et ce même rapport d’ajouter que les écrans augmentent le sentiment d’être en lien avec les camarades, réduisent la sensation d’isolement et favorisent et consolident les amitiés existantes. Il n’en sous-estime d’ailleurs pas les dangers : sur le sommeil, la mémorisation, l’humeur, les capacités d’attention et de concentration, l’alimentation et les performances scolaires, avec le risque possible d’aggraver un état dépressif. Mais si ces risques existent pour tous, les enfants de milieu social défavorisé sont particulièrement menacés. Dans ces familles, les parents sont souvent dans l’incapacité d’accompagner leurs enfants dans la découverte de technologie dont ils ignorent eux-mêmes les usages. Mais il s’agit aussi de l’impossibilité dans laquelle ces familles se trouvent d’organiser des alternatives aux écrans dont les coûts financiers sont élevés : les sports encadrés, le codage, le théâtre, la musique… sont des activités très coûteuses. C’est pourquoi la lutte contre la surconsommation d’écran ne passe pas seulement par des campagnes d’éducation, mais aussi par des mesures sociales permettant un accès de tous à des loisirs et à des espaces de jeux collectifs [4]. Et qu’elle ne doit pas non plus nous empêcher de penser l’importance des images matérielles pour notre vie psychique.

7Les textes qui suivent ont l’ambition de le rappeler.


Date de mise en ligne : 10/09/2020.

https://doi.org/10.3917/empa.119.0007

Notes

  • [1]
    S. Tisseron (1995), Psychanalyse de l’image. Des premiers traits au virtuel, Paris, Pluriel, 2020.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    La situation des enfants dans le monde 2017. Les enfants dans un monde numérique, Fonds des Nations unies pour l’enfance, New York, 2017.
  • [4]
    S. Tisseron (2013), 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir, Toulouse, érès, 2018.
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