Empan 2020/2 n° 118

Couverture de EMPA_118

Article de revue

Debout, encore

Pages 140 à 142

Notes

  • [1]
    A. Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Paris, Stock, 2018.

1Les gens de pouvoir ont le bras long, dit-on. Ils ont surtout la langue envahissante. Le pouvoir exerce sa souveraineté à même les mots. C’est une parole qui vous fait taire ou parler. Une phrase qui vous met la main dessus. Une formule qui vous enferme. Il n’y a rien de plus concret.

2Parfois, on a la chance de côtoyer des gens qui ont le don unique de remettre le langage en liberté. Même si cette liberté parvient à nous faire peur. Un peu.

3Mais, généralement, cette liberté trouve d’emblée le pouvoir sur son chemin. Pas ce soir.

4Nous sommes le 22 octobre 2009. Je suis éducateur et nous sommes au festival Jazz sur son 31. Depuis plusieurs années, le même groupe de personnes du foyer Les Catalpas a appris à puiser des moments uniques, éphémères, comme seule cette musique métissée et fondée sur la liberté est capable d’en produire. Le chapiteau n’est pas bondé, mais bien plein. Cécile Verny et son quartet resplendissent sur la scène.

5Elle vient de chanter Il pleut sur la ville, une adaptation du poème de Paul Verlaine. Dans un silence de cathédrale, elle reprend a capella un standard de jazz américain.

6Une voix satisfaite s’élève, « en français, en français ». Elle m’est familière. C’est sûr, c’est Fabien. Je le cherche du regard. Il est situé au deuxième rang, à cinq mètres de moi, donc trop loin. Je vis un grand moment de solitude. Hésitations de l’artiste, les musiciens improvisent quelques notes. Le cours normal des choses reprend, la chanteuse se concentre, distille les premières paroles.

7« En français, en français », insiste encore plus fort Fabien.

8Pour étrange que soit son intervention, elle n’exclut pas une certaine conscience professionnelle, un amour du travail bien fait.

9Une onde d’hostilité parcourt les premiers rangs. Je me retiens pour ne pas crier à Fabien de la fermer, je sens que tout le chapiteau se retient. Je m’adapte. Je survis.

10Agacement des spectateurs du premier rang, ils font la gueule, se retournent. Fabien ne s’aperçoit de rien. Il prend son temps d’être hors du temps. Il fixe la chanteuse, son visage est enveloppé d’un simple voile d’étrangeté, sans rien enlever de son humanité. Sourire des musiciens qui improvisent, la chanteuse rit, puis se lance dans un autre morceau teinté de pop.

11Fabien, debout, se retourne vers moi, répète « en français, en français » et se met à rire.

12L’incongru se confond avec la grâce. L’improbable donne sur la joie. L’insolite se hisse au magique. Les premiers rangs se gondolent. Maintenant je ris à pleines dents, ne sachant plus très bien ce que je fais là, ni qui je suis.

13Le concert se termine. Je rendosse ma propre personne d’éducateur fatigué, tout étonné d’avoir pu connaître, ce soir-là, des minutes de pur bonheur en plus du concert.

14Des années après, j’ai la chance de croiser régulièrement Fabien. Je lui dois ce moment de grande joie et de bonheur. Je repense à son ravissement du moment. Dans son livre Ce qui n’a pas de prix, Annie Le Brun parle d’une « beauté vive » qu’elle définit comme « celle dont chacun a connu les pouvoirs d’éblouissement et qui, pas plus que l’éclair, ne se laisse assujettir [1] ».

15Justement, Fabien était dans un état quasiment mystique en écoutant Il pleut sur la ville. Il en redemande. En changeant de répertoire et de langue, Cécile Verny a mis cette beauté en grand danger, a remis trop vite en question cette relation intime et singulière entre Fabien et sa beauté vive. Elle a créé chez Fabien une nostalgie.

16Chacun d’entre nous possède un cerveau qui lui est propre. Celui-ci incorpore une histoire personnelle, une langue, une éducation, un environnement singulier. Autrement dit, nous avons une idée de la beauté, faite d’habitudes, de critères subjectifs, et tout ce qui n’appartient pas à ce goût ne peut que nous décevoir. Il faut « haïr le goût » pensait Marcel Duchamp. Ce dernier a exposé des objets ordinaires, les ready-made, élevés par l’artiste au rang d’œuvres d’art. Ce qui importe, c’est la façon dont, à l’aide de ces objets ordinaires, Duchamp nous a démontré que « c’est le regardeur qui fait l’œuvre » et nous a obligés à penser ladite œuvre autrement. Il inventa l’art contemporain.

17Cette anecdote brasse une question vieille comme le monde et jamais résolue : à quoi sert l’art ?

18L’intervention de Fabien, ce soir-là, envisage, sous un angle un peu saugrenu, un autre rapport à la culture, plus brut, en change les coordonnées et les revivifie avec originalité pour en faire résonner avec délicatesse les échos intimes chez chacun de nous. Un anti-traité de notre rapport à la culture, en somme, qui laisse à chacun le soin d’écrire son propre rapport.

19Entre autres confessions lors d’une interview, le vieux sage Jean d’Ormesson se demandait si nous ne vivions pas dans une société d’imposteurs, et non sans humour, s’il n’était pas le premier des imposteurs. Impostures dans l’art. L’art contemporain est-il vraiment de l’art ?

20La langue autant que notre rapport à la culture sont pollués par les microbes que les autres ont laissés sur eux : clichés, truismes, jugements… Fabien s’est tenu au plus près des choses, sans souci de hiérarchie. Il a comme nettoyé notre rapport à la culture pour pouvoir ensuite le remettre en circulation.

21C’est vrai après tout, pourquoi chanter en anglais quand c’est si beau de comprendre les paroles. Fabien a appris à lire, à compter, à faire du vélo, des tartes à l’oignon, c’est bon pour la vie.

22Mais écouter des standards de jazz américain, ce n’est pas pour lui et aucun cerveau ne peut emmagasiner tout le savoir du monde. Son rapport à la culture a sa part de vérité. Nous nous pensons supérieurs, mais nous sommes souvent sous influence dans notre rapport à la culture. Par exemple, dans une exposition, nous acceptons ce qu’on nous montre comme un fait. Nous faisons confiance aux experts. Il nous est difficile d’accéder à une liberté de jugement.

23Fabien crée un langage si libre qu’il en arrive à être plus fort que lui. Au point de parier sur notre liberté.


Mots-clés éditeurs : beauté, liberté, art, langue, ravissement

Date de mise en ligne : 17/06/2020

https://doi.org/10.3917/empa.118.0140

Notes

  • [1]
    A. Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, Paris, Stock, 2018.

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Sciences, techniques et médecine

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