1L’activité de rêverie ensemble est un outil important de nos démarches de soin et d’éducation. Elle est enracinée dans une histoire à laquelle nous tenons. S’il s’agit là pour nous d’une pratique de travail, il en va aussi d’une certaine esthétique, c’est-à‑dire qu’il en va d’une façon singulière de faire avec ce qui ne se laisse pas saisir dans nos rencontres avec les personnes en situation de fragilité. Autrement dit, rêver ensemble le travail est un élément réellement important de nos identités professionnelles : cet abord des choses nous engage autant sur une pratique très concrète qu’il participe de ce qui nous donne le sentiment d’être nous-mêmes au travail.
2Aujourd’hui, qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, les activités d’évaluation se répandent dans tous les secteurs de notre société. Nous y sommes, nous en sommes. Il y a là sans doute quelque chose qui a maintenant valeur de réel pour nous.
3Rendre compte de ce à quoi nous occupons nos journées ne semble pas un problème en soi. Après tout, il paraît légitime qu’un regard tiers et questionnant puisse être posé sur nos pratiques, serait-ce depuis le lieu de l’administration et des finances. Nous ne sommes pas hors-sol. Nous ne devons pas nous considérer comme hors-sol. Même si ce sol nous paraît aride et infertile. C’est, je crois, une condition nécessaire de notre légitimité auprès des personnes que nous rencontrons. Comment pourrions-nous accompagner quiconque si nous-mêmes ne sommes pas en capacité de nous déplacer pour non pas nous plier à la réalité, mais au contraire tenter de nous y loger sans abdiquer notre singularité ?
4Ce qui nous heurte et nous mutile, c’est le mode opératoire des activités d’évaluation, lesquelles nous déportent violemment dans un registre qui simplifie outrancièrement notre travail. Les arguments des disciplines économiques, gestionnaires et managériales nous mettent en peine car le récit rêvant de nos pratiques y trouve une fin de non-recevoir.
5Dès lors un nouvel horizon d’utopie et de résistance se dessine. Forts de notre capacité à rêver notre pratique, il nous appartient de rêver l’évaluation. Rêver l’évaluation, ce serait à la fois un ancrage dans la réalité et l’affirmation d’une praxis authentique. Imaginons des grilles rêveuses ! Élaborons des protocoles hasardeux ! Construisons dans la matière même de l’inestimable des tableurs Excel divagants ! Façonnons des poétiques évaluatives !
6Un tel registre de réponse semblera impraticable à certains. Il n’en est rien. Créer une colonne intitulée « Temps pris à le perdre pour permettre une disponibilité dans la rencontre à venir » n’est pas impossible. Élaborer une arborescence « Discussion sur le mode de la libre association pour faire émerger l’inattendu », cela peut se faire. Désigner un pan de notre activité comme « Élaboration de jeux de mots rigolos pour défaire nos psychismes de l’emprise de la maladie mentale », c’est tout à fait praticable, non ?
7En dernier terme, de quoi s’agit-il ? Ne serait-ce pas de nous autoriser à penser que le rationalisme auprès duquel se légitiment les évaluations telles qu’elles s’imposent à nous n’a pas plus de fondement scientifique que notre abord rêvant des choses ? Il s’agit toujours de donner crédit à une façon de voir : à un mythe. La vérité comme principe organisateur de notre société n’est pas affaire de démonstration mais de mise en scène. Rien ne nous oblige à donner pleine autorité au rationalisme tel qu’il est mis en scène au travers des procédures évaluatives. N’oublions pas cependant que le refuser en bloc, c’est aussi asseoir son pouvoir.
8« Rêvons ensemble la clinique » Journée Empan, 22 mars 2019
9Une prochaine journée Empan aura lieu au quatrième trimestre 2020. Le thème et la date seront précisés ultérieurement.