Notes
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[1]
Cité dans le dernier ouvrage de G. Bazalgette, La folie et la psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2017.
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[2]
P. Aulagnier, Les destins du plaisir, Paris, Puf, 2009.
-
[3]
M. Girard, De psychiatrie en psychanalyse avec Winnicott, Nîmes, Champ social, 2017.
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[4]
Ibid.
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[5]
G. Bazalgette, La folie et la psychanalyse, op. cit.
-
[6]
D.W. Winnicott (1947), « La haine dans le contre-transfert », dans De la psychiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
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[7]
M. Girard, De psychiatrie en psychanalyse avec Winnicott, op. cit.
1 Lilian, 20 mois, est sur les genoux de sa maman, son regard n’est fixé à rien, ses mains sont posées sur celles de sa mère et la tétine dans sa bouche est immobile. Pas ajusté corporellement, il est en auto-tenue, posé sur sa maman. Madame semble tendue, dissimulant son inquiétude par une apparence joviale. Je suis surprise par le contraste entre la sur-présence de Madame et l’absence de Lilian. Je m’adresse à Lilian, qui ne détourne ni la tête ni son regard, tandis que sa maman me tend sa main qui était posée sur les genoux de son fils pour me saluer.
2 Ce simple mouvement de décollement corporel entraîne immédiatement un raidissement du corps de Lilian et des cris stridents, qui cessent dès que madame repose sa main. En modulant ma voix et sans le fixer, je décris la pièce, montre les jouets. Lilian, toujours immobile, semble intéressé, son regard ayant changé de tonalité et trouvé une mobilité périphérique. Rassuré par le maintien du cadre que je lui expose, et le retour à une position d’homéostasie sur sa maman, il s’endort, lâchant son hypertonie dans une position plus ajustée sur sa mère qui, en miroir, s’adapte au relâchement de son fils en le tenant réellement dans ses bras.
3 Madame raconte alors son anxiété à l’arrivée de ce bébé attendu : peur pour sa tête, de le laisser tomber ou qu’il ne tombe. Madame est omniprésente, anticipant tout. Cette préoccupation maternelle anxieuse n’a pas pu trouver de réponse dans une relation symbiotique ajustée, Lilian étant un bébé solitaire qui ne demande rien, n’exprime rien, et surtout ne rassure pas sa mère sur ses capacités à être une mère « suffisamment bonne » au sens de Winnicott, pour comprendre suffisamment son bébé.
4 À côté de cette absence de retour relationnel, la relation anxieuse maternelle a été exacerbée par les problèmes somatiques néonataux de Lilian, un torticolis congénital qui a renforcé les peurs de portage, et un reflux gastro-œsophagien traité tardivement malgré les demandes itératives de la maman. L’exposition répétée aux douleurs du reflux gastro-œsophagien renforce les conduites d’isolement chez le bébé qui se coupe des sensations douloureuses par démantèlement.
5 Lilian ne parle pas, mais pousse des cris. Il prend la main de sa mère pour faire. Ses activités sont restreintes. Il refuse les câlins, sauf à son initiative, des câlins « collés ». Madame n’est pas nourrie de ce collage et se sent coupable de vouloir repousser son fils.
6 Lilian est donc un bébé en souffrance.
7 Dans un développement normal, le bébé, vers 2 mois, intériorise l’objet contenant, et constitue l’enveloppe qui lui assure une continuité mentale et corporelle. L’intériorisation de l’objet contenant et la constitution de la première peau se font par l’intégration du regard lorsqu’il est joint à l’expérience tactile du contact dos. Pour Lilian, il semble que cette intériorisation n’ait pas eu lieu.
8 Ce premier entretien montre la dualité du comportement de Lilian, et la double valence de ses troubles entre défenses autistiques et psychotiques. À un premier niveau d’observation, on peut penser que Lilian a une relation symbiotique à sa mère et que ce sont la séparation et la rupture de la symbiose qui entraînent la crise de tantrum. Cela évoque des éléments de symbiose pathologique tels qu’on les retrouve dans la psychose symbiotique décrite par Margaret Mahler. À un deuxième niveau, Lilian semble absent de la relation. Il n’est pas ajusté au corps maternel. Il est dans une relation adhésive, à la peau et au corps partiel de sa mère. Le décollage de la main uniquement entraîne un tantrum, qui s’arrête dès le contact adhésif retrouvé.
9 Chez l’enfant autiste typique, au sens de Kanner, un des symptômes est le sameness, soit un besoin impérieux de maintenir l’immuabilité de l’environnement matériel. En effet, avant la récupération de la contenance, l’enfant avec autisme va, pour se sentir exister, mettre en place des stéréotypies sensorielles. L’enfant se vit comme un point accroché à cette sensation qui lui donne l’illusion d’exister. Si on lui enlève cette stéréotypie que j’appelle de « survie », l’enfant se désorganise, et présente alors un tantrum. Ces défenses, qualifiées d’autistiques, sont présentes de manière transitoire dans le développement normal mais deviennent pathologiques quand elles sont prépondérantes et exclusives. L’enfant se coupe dès lors de la relation pour la préférence d’objets qui lui semblent plus fiables. L’ensemble des signes, évitement du regard, absence d’ajustement postural, refus du toucher, témoignent d’une hypersensibilité et d’une perméabilité aux angoisses archaïques de chute et d’écoulement, qui entraînent en miroir chez madame la peur de le laisser tomber, et chez Lilian, la mise en place de défenses autistiques comme les agrippements cénesthésiques à l’œsophage, sensoriel auditif à ses propres cris, et tactile au corps de madame devenu un élément invariant de l’environnement.
10 Madame essaye de remplir le vide relationnel, en proposant activités, sorties, mais le comportement de Lilian face à ces sollicitations se termine toujours par des crises et l’impression pour madame de ne jamais faire ce qu’il faut. Ce sentiment d’échec est confondu avec celui de ne jamais faire assez, tout en ne sachant pas ce qu’il faut faire. Dans ce « trop », on peut faire référence ici au reg-up décrit par Catherine Saint-Georges dans sa thèse sur les signes prédictifs de l’autisme (2011).
11 À la fin de cet entretien, je vais qualifier les troubles de Lilian de signes d’alerte autistiques, en lien avec une hypersensibilité aux stimuli sensoriels et des difficultés à appréhender le monde et les personnes. Ces signes étaient repérables très tôt dans le développement de Lilian, et concomitants à l’inquiétude de la maman. Je ne vais pas me prononcer sur un diagnostic car Lilian n’a que 20 mois et parce que, contre-transférentiellement, le souvenir d’un autre garçon dont le devenir a été positif s’impose à moi. J’explique que Lilian est un bébé en développement et qu’il faut le prendre en charge pour réinstaurer la relation et la communication. Je pense à Frances Tustin qui dit que « L’autisme pathologique est un arrêt ou une régression à un stade primaire de développement où le sujet se fige » (1977) et que la remise en mouvement est possible, en m’appuyant sur la qualité de l’investissement maternel. La thérapie parents-bébé va se mettre en place, et l’alliance thérapeutique avec la maman va être un soutien précieux pour le traitement.
La symbiose structurante et la constitution de l’enveloppe
12 Au début, Lilian reste collé sur les genoux de sa mère, agrippé au tactile. Je me propose de transformer cette stéréotypie corporelle, que je qualifie de défense autistique, pour favoriser la relation et la communication par les retrouvailles du regard. Le cadre thérapeutique fiable de la thérapie – mêmes lieu, personne et temporalité – va permettre de substituer aux défenses autistiques pathologiques « de survie » ce que j’appelle des « défenses autistiques thérapeutiques » fiables, sur lesquelles Lilian peut progressivement s’agripper, puis intérioriser pour construire son enveloppe.
13 Lilian va ainsi peu à peu accepter la rencontre du regard. En m’appuyant sur ces premiers échanges, je vais commenter la tenue dans les bons bras, le dos solide de maman, la douceur des câlins. Progressivement soutenu par ma présence, la modulation de ma voix et mon regard, Lilian va pouvoir commencer à s’adosser à sa mère, et profiter d’un corps-à-corps constructif et relationnel.
14 Comme F. Tustin, on peut penser que Lilian a présenté des facteurs constitutionnels qui l’ont exposé à une prise de connaissance trop brutale et précoce de la séparation corporelle, l’autisme se développant comme défense contre la panique qu’entraîne une séparation corporelle insupportable. Ainsi quand la séparation a été trop précocement ressentie, il faut repasser par une phase de symbiose constructive de bonne tonalité en valorisant les contacts relationnels, sans les confondre avec la relation adhésive.
15 Dans les entretiens, je vais voir très corporellement cette croissance possible à partir de la peau commune existante, mais pas introjectée, de sa mère. Tenu à ce collage réel, Lilian va me regarder et interagir avec moi depuis les genoux de sa maman. Il me regarde, accepte un jouet, peut me le rendre. Des boucles de retour relationnelles se mettent en place entre Lilian et moi, entre le regard et l’appui dos maternel. Petit à petit, Lilian va descendre des genoux de sa maman et manipuler les jouets devant lui, une partie de son corps au contact de sa mère. S’il se décolle complètement, il se désorganise, et tout est à reconstruire.
16 Je vais médiatiser et commenter cette proximité collée et cette distance. La régularité des séances et l’enveloppe-groupale-thérapie constituée vont faire un contenant qui va permettre ce décollement. Progressivement, il se risque à être seul sans contact physique direct, avec des allers et retours répétés entre « je touche, je ne touche plus », qui se transforment en « je m’éloigne et je regarde maman », avec l’émergence de vrai câlin-retrouvailles que je théâtralise au lieu et place d’un contact superficiel peau. Un lien tenu se tisse et conforte madame, lui permettant de mettre en gestes et en mots son rôle de mère.
La séparation, le paternel et l’émergence de l’opposition
17 En dehors de ces moments de rencontre, madame reste dans le trop, et maintient cette symbiose « pathologique » avec son fils. Paradoxalement, je pense que cette symbiose « pathologique » maintenue par madame, construite en réponse aux failles des angoisses autistiques de Lilian, a évité à celui-ci de tomber au sens propre du terme, de s’agripper uniquement à un monde bidimensionnel et a été un tremplin pour cette reprise d’évolution.
18 Protégé par l’enveloppe maternelle, Lilian a construit un fragile début de contenance : son regard est évitant mais lorsqu’on le rencontre, il est de bonne tonalité. Une préconception de la rencontre est visible au dessin, avec des traces lancées et des spirales horaires avec deux couleurs enchevêtrées qui montrent sa relation collée à sa mère. Grâce à la transformation en thérapie de cette symbiose « pathologique » adhésive préexistante en une symbiose relationnelle soutenante, Lilian construit son enveloppe, première organisation de l’image du corps.
19 Madame a lutté contre le vide engendré par l’absence de réponse, et cherché à exister pour Lilian. Il lui est difficile malgré les progrès de changer d’attitude en dehors de ma présence, et elle n’arrive pas à accompagner Lilian vers un décollement « doux ». Elle oscille entre trop et rejet, absorption et déchirement. En miroir, Lilian, soumis aux aléas de la position maternelle, présente maintenant des défenses psychotiques. Pour prendre une représentation métaphorique, Lilian se vit désormais comme un sac avec une peau-enveloppe existante mais fragile, délimitant un monde interne et externe. Les signes sont donc majoritairement du côté de la psychose symbiotique. La séparation est vécue comme arrachante, et le monde externe, extérieur à sa mère, est ressenti comme effractant. Paradoxalement, quand la peau-enveloppe est percée, le sac-enveloppe se collabe comme un ballon de baudruche, ce qui correspond momentanément au stade du point de l’enfant autiste, et transitoirement, l’enfant, avec des défenses psychotiques, a recours aux défenses autistiques de démantèlement. Ainsi lorsque l’enveloppe commune mère-bébé se rompt, Lilian est contraint de s’auto-tenir avec l’illusion réparatrice de rester collé à maman pour se protéger de cette rupture qu’il redoute. Les progrès stagnent dans la répétition de cette séparation impossible, mais grâce à la présence du papa, après une année de traitement, l’évolution va reprendre
20 Monsieur va raconter le rejet de Lilian et son propre renoncement. Lors des séances avec son papa, Lilian ne montre pas de rituels de collage-décollage. Soutenu uniquement par la voix de son père, Lilian peut explorer les jouets qu’il va chercher seul.
21 Lorsque sa maman revient en séance, Lilian pleure au moindre interstice entre eux, montrant un tableau paradoxal, en régression, qui affecte madame. M’appuyant sur les capacités de Lilian avec son papa, je décide de changer mon positionnement, sachant que l’enveloppe est faite au niveau du premier feuillet et que l’enveloppe groupale-thérapie est solide. J’annonce donc à Lilian que c’est fini le collé avec maman et je m’oppose très concrètement à ce retour adhésif corporel qui empêche toute initiative. À chacun de mes « non », Lilian montre l’émergence de vraies colères de frustration à la place des crises de tantrum antérieures ou des évitements à la confrontation par le collage. Je le sépare, le contiens en disant que les mots ou le regard peuvent faire un pont entre lui et sa maman, que les yeux et le dos sont bien solides. Le regard éploré d’être à quelques centimètres de sa mère, au milieu de pleurs authentiques et non de cris, il dira son premier « maman » et s’autorisera à explorer les jouets.
22 Ses premiers jeux vont être les voitures alignées ou des jeux d’imitation comme la dînette. Le moindre échec entraîne une explosion corporelle, qui s’apaise avec des essais de retour transitoire à l’adhésivité. Le collage n’étant plus ressenti comme efficace car n’annulant pas la frustration, Lilian met en acte en identification projective la colère ou la frustration, qu’il projette très concrètement sur sa mère qu’il tape. Je l’éloigne de sa maman pour laisser « exploser » sa colère. C’est très difficile pour madame de voir l’état de colère de Lilian, même s’il n’est pas déconstruit corporellement. Madame pense qu’il est malheureux et dans l’incapacité de contenir ces sentiments négatifs, de les détoxiquer comme dirait Bion. Je verbalise la différence entre le bébé déconstruit et en panique et le petit garçon en opposition, c’est-à-dire la différence entre tantrum et intolérance à la frustration avec manifestations corporelles bruyantes. L’omnipotence est majeure chez Lilian, renforcée par le maintien implicite de la symbiose et la conviction que « sa mère trop bonne » devine tout. Il y a confusion entre le « non » d’un interdit structurant et le « non » perçu comme un rejet, entraînant l’arrachement de l’enveloppe maternelle. La répétition de ces séquences et la survie à la colère sans destruction des protagonistes, ni des murs du bureau-thérapie, vont permettre l’individuation par l’introjection de l’enveloppe groupale fiable qui forme le deuxième feuillet de l’enveloppe. On constate cette évolution dans le dessin avec l’apparition de formes rythmiques verticales et horizontales, et des points qui témoignent de l’existence d’un fond trouvé.
L’omnipotence, l’identification projective et le langage
23 Lilian est né en janvier, ce qui décale sa rentrée scolaire d’une année, évitant ainsi une confrontation trop précoce à la collectivité et une séparation dans le réel qui auraient renforcé ses défenses au lieu de soutenir le processus d’individuation en cours. La permanence du cadre thérapeutique et de l’environnement habituel extérieur a constitué des éléments indispensables pour permettre l’introjection de l’enveloppe, autorisant la mise en acte dans le transfert des angoisses d’arrachement sans collusion avec des vécus dans la réalité, de perte de l’objet contenant. Cette évolution va être concomitante à l’explosion du langage. Lilian devient un garçon bavard qui décrit ce qui l’entoure, dans une tentative de maîtrise et de compréhension de l’environnement et des personnes, mais aussi d’un début de dialogue et d’interaction. Parallèlement, il va montrer une véritable appétence pour les apprentissages cognitifs. Les agrippements défensifs sensoriels tactiles, encore utilisés par Lilian comme modes de défenses autistiques, trouvent en partie une résolution dans cet apprentissage des lettres et des chiffres qui sont des éléments fiables, rassurants par leur prévisibilité. Ce surinvestissement sur les lettres et les chiffres peut être pensé comme un agrippement sur le cognitif mais va devenir secondairement un support d’échange relationnel et un vecteur d’intégration sociale.
24 Cette évolution est repérée dans le dessin. Lilian fait des points éclatés pour vérifier la solidité du fond et donc de la relation. Les formes fermées apparaissent, signe de l’individuation, ainsi que les premières émergences du bonhomme. Progressivement, la trace spontanée va être « recouverte » par l’imitation de lettres.
25 Les éléments symbiotiques et l’identification projective restent prépondérants en présence de madame, qui continue à agir pour Lilian en anticipant tous ses besoins. Ainsi lorsque madame est dans l’incapacité de satisfaire les demandes implicites de Lilian, cela donne lieu à des manifestations colériques d’autant plus importantes qu’elle les ressent comme des attaques adressées. La verbalisation des mécanismes d’identification projective dans les deux sens – « maman n’est pas dans ta tête » ou « tu ne peux pas décider pour maman » – associée à un positionnement ferme face aux éléments d’intrication corporelle, matérielle ou verbale observés en séance – « tu ne fouilles pas dans le sac de maman », « maman ne fait pas à ta place » – vont permettre de consolider l’individuation et l’émergence du sentiment de perte décrit dans la position dépressive de Melanie Klein.
26 La colère destructrice va se transformer en tristesse que Lilian va pouvoir verbaliser : « maman, tu me manques », « c’est dur sans toi ». Là aussi, le cognitif va soutenir cette prise de conscience, et Lilian va apprendre l’heure pour maîtriser la séparation, l’espace créé entre lui et sa mère. Madame va aussi progressivement changer son positionnement et laisser émerger des sentiments dépressifs par rapport à l’éloignement de Lilian, mais également dans la narration dans un après-coup du traumatisme engendré par les troubles de son fils.
Conclusion
27 Lilian est rentré en petite section maternelle à 3 ans 9 mois sans avs. Sa curiosité et sa précocité dans les apprentissages ont favorisé et soutenu son intégration scolaire. Il prend plaisir à être avec ses pairs même s’il est parfois en position de maîtrise de la relation et perçu comme un meneur intransigeant. Avec les adultes, il recherche préférentiellement une attention exclusive. Ses relations avec sa maman restent encore tyranniques et les changements trop importants ou imprévus sont toujours des éléments anxiogènes que Lilian maîtrise par un agrippement transitoire à l’heure.
28 Cette évolution favorable a été possible par la reconnaissance et la prise en compte dans une vision psychodynamique et développementale des symptômes présentés par Lilian et de leur organisation psychopathologique en termes de défenses. Ainsi Lilian a balancé entre un fonctionnement à prépondérance autistique, avec la mise en place de défenses de type démantèlement et identification adhésive, pour ensuite évoluer vers un fonctionnement à prépondérance psychotique avec des défenses de type identification projective, avec une oscillation possible entre les deux modes en fonction des circonstances et de la temporalité. La thérapie parents-enfant a permis la construction du moi corporel jusqu’à l’étape d’individuation et la sortie de la symbiose sans arrachement, avec émergence de la position dépressive.
Commentaire
29
Louis Ruiz
Docteur en psychopathologie clinique, psychanalyste, centre hospitalier de Lavaur, 81500 Lavaur.
lruiz@club-internet.fr
30 Je crois que Lilian a eu de la chance de rencontrer Pascale Ambroise. Les analyses qui allient avec autant de justesse la finesse clinique à la production de sens, qui font partager le déroulement d’une psychothérapie, notamment à partir de l’engagement contre-transférentiel du thérapeute, sont plutôt exceptionnelles. Par ailleurs, et ce n’est là pas le moindre de ses apports, son récit fait du bien à ceux qui ont en charge des enfants tels que Lilian. Au regard de son implication et des effets thérapeutiques qu’elle relève dans le suivi de l’enfant, ses propos confiants et vivifiants contribuent à ce que les cliniciens, mais aussi les équipes de soin, puissent, dans le quotidien de leur tâche, tenir le coup.
31 Je vais donc à présent essayer de présenter quelques points de réflexion qui me sont venus à la lecture de ce texte.
32 Le premier enseignement que l’on pourrait retirer est que Pascale Ambroise rend compte de l’existence d’une thérapie au long cours. Elle témoigne qu’un dispositif de soin demandant un cadre de séances régulier et soutenu, une disponibilité thérapeutique souvent coûteuse pour obtenir des résultats que d’aucuns qualifieraient de décevants, peut encore se trouver. Se risquer dans une telle entreprise demande une certaine dose de courage, de solidité thérapeutique, de confiance dans son outil de pensée et de travail, un plaisir entier dans l’écoute de l’autre, et sans doute une petite pincée de masochisme.
33 Quoi qu’il en soit, l’accueil et la suite d’une demande de soin s’engageront bien entendu très différemment, et leurs effets seront aussi tout autres, selon que l’on porte essentiellement sur l’enfant une parole d’évaluation, d’expertise, de son état psychique ; que l’on livre aux parents, avec plus ou moins de délicatesse et de précision, un diagnostic agrémenté de quelques préconisations cosmétiques en guise de devenir de sa prise en charge ; que l’on recommande prématurément et défensivement une hospitalisation dans un hôpital de jour ; ou – comme Pascale Ambroise a choisi de le faire – que l’on prenne le temps de formuler, en l’occurrence à la mère de Lilian, les signes inquiétants que l’enfant donne à voir, tout en réservant un diagnostic qui serait inapproprié au moment de la consultation, et surtout en proposant très rapidement un cadre thérapeutique de rencontres susceptible de faire évoluer l’organisation régressive de l’enfant.
34 La réponse thérapeutique s’est certes étayée, comme Pascale Ambroise l’indique, sur son expérience clinique (nos patients nous apprennent beaucoup), sur les référentiels théoriques qui sont les siens, mais également, me semble-t-il, sur l’évitement du piège doctrinaire, courant dans nos professions, relatif à la désignation des causes du fait autistique. Tout enfant présentant des signes autistiques, dont l’étiologie demeure complexe, parfois malheureusement enfermé dans un statut de handicapé, a le droit d’être écouté et si possible entendu.
35 Ainsi, pour les raisons que je viens de succinctement évoquer, l’expérience thérapeutique qu’elle nous fait partager est d’autant plus précieuse qu’elle devient rare.
36 Un second point concerne la référence clinique au concept de « défenses ». Je partage pour ma part pleinement cette approche dynamique de la psychopathologie. Je crois que nous ne pourrions pas investir, sur un plan clinique, mais aussi humain, une offre thérapeutique si nous ne considérions pas toute expression pathologique, fût-elle autistique, comme le représentant à la fois d’un état d’aliénation du sujet, parfois très invalidant, qu’il faut s’attacher à rendre transitoire, et d’une tentative de préservation d’une organisation même rudimentaire du psychisme. Ainsi parler de défenses autistiques, c’est s’appuyer à la fois sur un concept métapsychologique qui engage toute sa pertinence et faire le pari que le sujet, aussi régressé qu’il soit, est porteur de sa propre évolution. C’est au fond le pari clinique que faisait, bien avant l’invention de la psychanalyse, Jean-Étienne Esquirol : « L’abolition finale de l’esprit, disait-il, n’est jamais totale. Il existe toujours un sujet “sain” dans la maladie et c’est ce qui justifie le traitement moral [1]. »
37 Nous pouvons, d’autre part, considérer, à juste titre, que certaines approches du fait mental produisent essentiellement un effet de fermeture heuristique, d’adhésivité du sujet à sa pathologie. Cela se produit, par exemple, lorsque l’on réduit le fonctionnement psychique humain à un mécanisme neurobiologique. Il est cependant dommageable que d’autres modélisations susceptibles de produire un effet de décollement du sujet à son symptôme, en demeurant indéfectiblement fixées à une lecture trop étroite de la notion de structure, produisent les mêmes effets que ce qu’elles dénoncent par ailleurs. Ainsi, il n’est pas certain que l’idée de défenses psychotiques ou autistiques et celle de leur mouvement psychique ou de leur translation dynamique soient partagées par tous les psychanalystes.
38 À ce propos, dans Les destins du plaisir [2], Piera Aulagnier développait la nécessité heuristique et éthique d’une position d’incertitude qui spécifie la pratique analytique, notamment au regard des enjeux du transfert et du risque aliénant que cette relation peut engager, a fortiori quand il s’agit d’aborder les points de certitude parfois délirants qu’un sujet a dû ou pu établir pour continuer à investir son histoire et pour continuer à vivre.
39 Pour clôturer cette question, je dirai que l’hypothèse d’une organisation et d’une expression défensives pouvant varier, disons de manière auto-thérapeutique ou par l’influence d’une psychothérapie, ne peut que compliquer la tâche diagnostique des praticiens qui ne considèrent le fait psychopathologique que sous l’angle du symptôme ou du comportement.
40 Face à la complexité des mouvements psychiques, l’entourloupe de la comorbidité, l’échappatoire classificatoire en termes d’atypicité, de non-spécificité, pour qualifier certains autismes ou le fourre-tout de spectre autistique, apparaissent d’une grande inanité scientifique et produisent malheureusement bien des dégâts cliniques et humains.
41 Concernant à présent la cure de Lilian, ma clinique n’étant pas prioritairement celle de l’autisme, je vais pour la discuter m’appuyer sur un référentiel théorique qui m’est davantage familier. J’aborderai donc l’exposé au travers du prisme winnicottien de « l’objet trouvé, détruit, créé », en articulation avec ce qui m’est apparu comme quelques moments clefs de la dynamique transféro-contre-transférentielle de la cure. Il m’est apparu que le déroulement de ce processus décrit par Winnicott, engageant la réalisation et les avatars de la perte objectale, synonyme du travail de séparation puis d’individuation du sujet, pouvait se recouper avec la clinique de Lilian. Je crois que Martine Girard exprime quelque chose d’approché lorsqu’elle écrit qu’« un double mouvement présiderait à la saisie théorique du maternel et au travail de la cure : se dégager pour construire une mère et construire une mère pour pouvoir s’en séparer [3] ».
42 L’expérience de perte objectale est d’évidence très largement en souffrance chez Lilian. Il faudra tout d’abord « trouver » un objet avant de pouvoir s’en séparer.
43 Or, cette greffe objectale semble opérer dès la première rencontre de Pascale Ambroise avec l’entité symbiotique mère-enfant, ce qui n’amenuise pas pour autant l’impossible tâche de « séparer l’inséparable ». Le tableau psychopathologique de l’enfant est en effet très inquiétant. La douleur organique et psychique est omniprésente et installée depuis les premiers temps de la vie de Lilian. Il hurle sa détresse plus qu’il ne la crie, témoignant ainsi de la représentation psychique de sa souffrance. En miroir à cette douleur, les réponses maternelles se perdent dans un holding inopérant, auquel s’ajoute l’inquiétude réitérée qui est la sienne de « lui faire du mal ». L’état de déplaisir est majeur, et nous savons combien, dans ce cas, son corollaire autodestructeur et la pulsion de mort, s’exprimant sous la forme d’un « désir de ne pas avoir à désirer », sont actifs. Nous savons également combien le corps, ne pouvant être ressenti que de l’extérieur de sa réalité et non de l’intériorité liée au fantasme, pourra être investi d’un affect de haine.
44 Cependant, plutôt que de considérer l’enfant uniquement enfermé dans un univers sans Autre, à l’appui d’une série d’éléments (considérations théorico-cliniques sur l’autisme et la psychose symbiotique, appréciation des modalités défensives de l’enfant, souvenir de l’un de ses petits patients, confiance dans l’investissement maternel), peut-être aussi parce que Lilian est parvenu à s’endormir, et surtout parce que Pascale Ambroise a été attentive à son contre-transfert (dimension complexe qui convoque le désir de l’analyste), elle conclut la consultation par une proposition de thérapie parents-bébé. Je crois que sa décision, que je qualifierai de « désirante », est le premier temps de la « greffe » qui va permettre à l’enfant d’effectuer les premières introjections de l’univers symbolique.
45 Un second mouvement transféro-contre-transférentiel alimentera dès lors une grande partie de la cure de l’enfant. Grâce à la mise en place du cadre, « endosquelette et structure antisismique » de la cure, et portée par le holding des séances, la thérapeute occupe, dans le transfert et dans l’espace de la thérapie, une fonction de « mère-environnement ». Figure non exigeante, non séductrice, qui fait le pendant « d’une mère-objet excitante ». Je cite là encore Martine Girard : « C’est en rassemblant les deux mères – la mère environnement et la mère objet –que le nourrisson « acquiert un milieu interne [4]. » Ce dispositif permettra de discriminer la symbiose adhésive pathologique d’une symbiose relationnelle soutenante, de contribuer à expérimenter un décollement et non une déchirure d’avec l’objet partiel maternel. Et, grâce à la régularité et à la répétition des séances, s’engage un début de construction et de pérennisation d’un objet extérieur à soi.
46 Ainsi pourrait être décrit le mouvement progressivement introjectif, relatif à la trilogie winnicottienne pour ce qui est de l’objet trouvé.
47 La question de la « destructivité » à l’encontre de l’objet fera la suite de mon commentaire : après avoir mesuré la solidité du cadre thérapeutique, constaté les mouvements de décollement de l’enfant, éprouvé, là encore dans le contre-transfert, un certain épuisement face aux « déprimantes » défenses maniaques maternelles et après avoir apprécié la ferme présence de deux figures paternelles (être seul en présence du père), Pascale Ambroise a choisi, de manière stratégique, mais probablement aussi en lien avec son contre-transfert, d’être plus cadrante, voire « rugueuse » avec Lilian.
48 Cette position interdictrice entraîne, me semble-t-il, un tournant dans la thérapie de l’enfant qui marquera d’importants changements affectifs et relationnels.
49 Le positionnement qui a été le sien, dans le transfert, m’a évoqué ce que Piera Aulagnier nomme : « violence primaire », violence nécessaire au passage de l’état d’infans à celui d’enfant. Dans la théorisation de Piera Aulagnier, la mère est décrite comme l’agent d’une violence dite primaire, violence nécessaire donc, du fait de la prématuration de l’enfant et de la position dominante de la mère et de ses productions psychiques dans la médiation entre l’infans et le monde.
50 L’expression de colère et de rage (très éloignée du tantrum), adressée à l’encontre de la thérapeute et à celle de la mère, occasionnant d’ailleurs le jaillissement du mot « maman », rend compte, à mon sens, de ce mouvement de destructivité à l’encontre de l’objet, nécessaire à l’autonomie de l’infans. Gérard Bazalgette, en lien avec les théorisations de Piera Aulagnier, nomme ce mouvement de destructivité, dont les aléas conduisent au fonctionnement psychotique : « identification projective introjective ». Voici ce qu’il écrit : « La projection agressive sur l’Autre qui va avoir lieu dans le cadre du moi originaire tout-puissant du narcissisme primaire face à un état d’effondrement aura alors comme finalité, et à condition que l’Autre réel le permette, de conquérir, reconstruire un moi à peu près unifié à partir de certaines projections agressives, mais aussi, des motions d’introjection tout aussi agressives qui vont se déployer […] Cet univers dans lequel l’infans est dans la mère, qui est tout autant en lui, est dominé par des motions de haine et d’envie au regard d’un autre mal séparé du sujet. Cet autre est vécu à la fois comme ce qui le dépossède de son être, ce en quoi il suscite une haine destructrice, et ce qui possède son être dérobé, ce en quoi il suscite une violente envie. Et parce que cet Autre est mal séparé du sujet, on comprend que la haine et l’envie qu’il suscite soient d’abord et en même temps haine et envie du sujet vis-à-vis de lui-même [5]. »
51 Lilian semble donc avoir accompli ce parcours conduisant de l’objet trouvé vers l’objet détruit, mouvement progrédient rendu possible parce que Pascale Ambroise aura permis que circulent, sans que la mère et l’enfant se détruisent réciproquement, les motions de haine et d’envie contenues dans les phénomènes de projection et d’introjection agressives. Mouvement qui pourra aboutir, comme elle l’indique, sur la position dépressive.
52 Pour finir sur ce point, à propos de la circulation de la haine et à la suite du célèbre texte de Winnicott, La haine dans le contre-transfert [6], il faudrait ici interroger le contre-transfert, comme d’ailleurs à chaque fois, pour prendre la mesure du destin et des implications des propres affects de haine du psychanalyste dans le déroulement d’une phase de la cure, telle que celle que nous venons d’évoquer, et de la cure en général.
53 Je terminerai sur la question du câlin, c’est-à-dire sur la question du fantasme et de la fin du cycle de « l’objet trouvé, détruit, créé ».
54 Si, grâce aux effets thérapeutiques de la cure, Lilian est parvenu à intérioriser la « mère-environnement », lui permettant d’accéder à la vie pulsionnelle, il reste à nous interroger sur sa capacité à être seul en présence de l’Autre. C’est sur ce point qu’intervient le câlin… non celui que refuse l’enfant, mais celui qui concerne les parents, car, comme l’indique Martine Girard, « la capacité d’être seul en présence de la mère-environnement conduit à la capacité d’affronter la scène primitive et d’avoir l’entière responsabilité de son fantasme [7] ».
55 Au fond, rien ne nous interdit de penser que Lilian puisse poursuivre la création de son objet interne, en s’appuyant non plus sur des défenses psychotiques, mais névrotiques à présent.
56 Ce texte donne non seulement à penser mais aussi à espérer. Pensée et espoir devraient aller plus souvent ensemble.
Bibliographie
Bibliographie
- Ambroise, P. 2014. « Trajectoire de soins à l’hôpital de jour La Colline », dans M.-D. Amy (sous la direction de), Autismes et psychanalyses. Évolutions des pratiques, recherche et articulations, Toulouse, érès, 2014, p. 415-448.
- Golse, B. 2006. « À propos des stéréotypies chez les enfants autistes », Psychiatrie de l’enfant, n° 2, p. 443-458.
- Haag, G. 1987. « Stéréotypies et angoisse », Revue de psychothérapie, n° 7-8, p. 209-217.
- Haag, G. 1988. « Aspects du transfert concernant l’introjection de l’enveloppe en situation analytique individuelle et groupale : duplication et dédoublement, introjection du double feuillet », Gruppo, n° 4, p. 71-86.
- Haag, G. 1997. Les états psychotiques chez les enfants, Larmor, éditions du Hublot.
- Mahler, M. 1973. Psychose infantile, Paris, Payot.
- Rhode, M. 2011. « Le niveau autistique du complexe d’Œdipe », Journal de la psychanalyse de l’enfant, vol. 1, n° 2, 2011, p. 45-67.
- Saint-Georges Chaumet, C. 2011. Dynamique, synchronie, réciprocité et mamanais dans les interactions des bébés autistes à travers les films familiaux, thèse, université Pierre et Marie Curie, Paris.
- Tustin, F. 1977. Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Le Seuil.
- Tustin, F. 1986, Les états autistiques chez l’enfant, Paris, Le Seuil.
Notes
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[1]
Cité dans le dernier ouvrage de G. Bazalgette, La folie et la psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2017.
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[2]
P. Aulagnier, Les destins du plaisir, Paris, Puf, 2009.
-
[3]
M. Girard, De psychiatrie en psychanalyse avec Winnicott, Nîmes, Champ social, 2017.
-
[4]
Ibid.
-
[5]
G. Bazalgette, La folie et la psychanalyse, op. cit.
-
[6]
D.W. Winnicott (1947), « La haine dans le contre-transfert », dans De la psychiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
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[7]
M. Girard, De psychiatrie en psychanalyse avec Winnicott, op. cit.