1Dans le secteur du handicap, et en particulier depuis la loi du 11 février 2005, les textes semblent toujours évoluer vers plus d’humanisme, de respect des personnes et de reconnaissance de leur dignité. Pourtant sur le terrain la réalité peine à concrétiser les annonces politiques et l’ambition législative. Alors que la violence institutionnelle est dénoncée depuis les années 1980, force est de constater qu’elle existe toujours. Le secteur du handicap n’est pas le plus maltraité de l’action sociale mais au sein de ce secteur, celui du handicap psychique est de loin le plus invisibilisé, voire le plus délaissé. Le désarroi, l’isolement, la stigmatisation, l’errance thérapeutique sont le lot de l’immense majorité des usagers de la psychiatrie et cette souffrance se répercute sur leur entourage. La Demeure de l’Oasis est une association loi 1901 qui est à l’origine de la création d’un habitat partagé qui se veut innovant, principalement sur sa démarche d’« autogestion accompagnée ». Dans quelle mesure ce projet pilote élargit-il l’offre d’accompagnement au quotidien des usagers de la psychiatrie ?
Accueil et prise en charge des personnes en difficulté psychique
2En travaillant dans le secteur social, on se rend rapidement compte de la nécessité de structures alternatives évitant les écueils de l’institution (violence, ignorance de la vie privée, rapports faussés car hiérarchisés, infantilisation…). Ces « dérapages » institutionnels, quoique de plus en plus dénoncés et combattus, existent encore et « faire institution autrement » est un engagement de principe pour certaines structures. Cela implique une remise en question permanente des pratiques, une subversion de la rigidité du cadre tout en restant un lieu contenant et rassurant.
3Il ne s’agit pas de faire ici le procès de l’hôpital psychiatrique, lequel s’avère utile et incontournable en cas de crise aiguë. Pourtant, la prolongation du séjour est douloureuse pour les patients. Lydia explique qu’« à l’hôpital on se fait commander, les heures fixes pour aller à table, pour se réveiller… T’as pas de vie privée. Ça crie, ça gueule et ça me saoûle ! ». Robin s’y est senti détenu : « Tu ne peux pas sortir comme tu veux. Faut attendre que le docteur veuille. »
4Il existe différentes solutions d’habitat aujourd’hui : appartements thérapeutiques (at), maison-relais, pension de famille, résidence d’accueil… Toutes ces formes de logement plus ou moins collectives sont intéressantes mais la demande est grande et l’offre limitée. À l’Oasis les résidents sont chez eux au sens légal du terme, c’est-à-dire qu’ils payent un loyer, touchent les prestations associées (apl…) en leur nom et sont partie prenante des décisions liées à l’organisation de la vie quotidienne. Ils sont plus entourés qu’en at. Lydia et Clément, qui résident aujourd’hui à l’Oasis, ont vécu quelques mois en at. Cette expérience a été compliquée. « On allait une fois par semaine faire une réunion avec les éducs, dans leur bureau, et ils passaient une fois par semaine à l’appartement pour nous ramener des courses. » À cette époque, partager un logement à cinq avec si peu d’interventions de l’extérieur a été source de nombreux conflits. Pour Clément, « Les at c’est les soins. On vivait à cinq comme ici, mais ici vous [accompagnantes et bénévoles] êtes plus impliqués, vous vous intéressez plus à nous. Là-bas, y a eu de la bagarre. Ici vous me réveillez, c’est ça qui est bien, vous ne me laissez pas m’encroûter. C’est beaucoup plus médical là-bas, il n’y a pas de dynamique amenée de l’extérieur ». L’organisation des at s’avère néanmoins très bénéfique, ils font partie de l’éventail de propositions qu’il faut conserver et élargir. En ayant en tête qu’un public hétérogène a besoin de réponses hétérogènes.
5Un lieu comme l’Oasis, où l’étayage tente d’être solide et contenant, permet d’acquérir des techniques d’organisation collective et de progresser vers plus l’autonomie. Une assistante sociale qui suit deux résidents de l’Oasis faisait ce constat : « Nos patients sont rassurés d’être chez vous. C’est une solution étayante et intermédiaire entre vivre chez les parents ou un tiers et un logement autonome pour plus tard. Ce qui est sûr c’est qu’ils sont rassurés par leur présence chez vous. » Pourtant, la démarche de La Demeure de l’Oasis ne correspond pas à tous les profils de personnes en situation de handicap psychique. Pour certaines personnes, surtout les sujets les plus âgés, la notion d’« autogestion accompagnée » n’est pas libératrice mais angoissante, ces personnes ont besoin d’un soutien quotidien beaucoup plus important que ce que l’Oasis peut offrir.
Priorité au logement et à l’autonomie
6La problématique d’accès au logement se pose de manière très spécifique aux personnes souffrant de troubles psychiques. À l’origine de La Demeure de l’Oasis il y a le constat que la priorité des personnes présentant un handicap psychique est de trouver un logement adapté à leur personnalité et à leurs besoins thérapeutiques. Pour des raisons à la fois sociétales et inhérentes au trouble mental, ce lieu peut difficilement être un logement individuel. Il est très compliqué d’avoir accès à un logement particulier quand on vit avec l’aah (allocation adulte handicapé) pour seule ressource et a fortiori quand on la perçoit pour un handicap d’ordre psychique. Les propriétaires sont majoritairement réticents ; d’une part, face à l’absence de garanties financières, mais trop souvent aussi par stigmatisation primaire du handicap psychique. Les préjugés ont la peau dure et beaucoup associent encore troubles psychiques et violence. La solution d’un habitat individuel n’est de toute façon que rarement une solution adéquate. Beaucoup d’usagers de la psychiatrie alternent des périodes de grande fragilité où ils s’isolent et des périodes d’hospitalisation qui, faute de solutions structurantes et rassurantes à l’extérieur, sont souvent prolongées au-delà des exigences thérapeutiques. Ce cercle vicieux a de lourdes conséquences sur l’estime de soi et l’accès à l’autonomie des personnes en souffrance psychique car elles se retrouvent dans une spirale qui les mène de l’hôpital à la solitude et de la solitude à l’hôpital.
7 Un autre aspect de la problématique de logement est moins connu mais très difficile à vivre pour les personnes psychotiques. Il s’agit de la non-conformité. Les personnes qui souffrent de troubles psychiques se retrouvent handicapées dans des domaines très variés, ce qui rend leur parcours atypique. Or, et en particulier chez les plus jeunes sujets, l’impossibilité d’une vie « normale » marque une profonde détresse ; on se voudrait « comme tout le monde ». Le logement est une facette essentielle de ce « comme tout le monde ». Vivre en foyer, en institution… donne une étiquette d’adolescent. Le passage à l’âge adulte y est compromis par la difficulté à dissocier besoin d’étayage et infantilisation. À l’Oasis, les résidents vivent dans une maison comparable aux autres maisons de la rue. Vue de l’extérieur comme de l’intérieur, c’est une colocation. Chacun a sa chambre, elle est meublée avec le mobilier du résident, les pièces communes ont été équipées par des dons, chacun est libre d’y apporter sa touche de décoration… Tous ces petits détails font que les gens qui vivent à l’Oasis n’ont pas besoin de contourner la réalité pour être « standard », ils partagent effectivement une maison en colocation dans le quartier des Argoulets. Ils peuvent y recevoir des amis, leur famille, leurs soignants et différents accompagnants tant qu’ils respectent les règles classiques d’une colocation : s’organiser ensemble et dans le respect de chacun.
La construction et la conservation du lien social comme partie intégrante du soin
8Certes le traitement médicamenteux est nécessaire à l’apaisement des personnes en souffrance. Il participe très largement à leur stabilisation psychique mais ne peut rien sans la conservation (ou la construction) d’un tissu social. La sociabilisation fait partie intégrante du soin à la personne présentant un handicap psychique et le lien social doit être une préoccupation majeure de sa prise en charge.
S’organiser avec ses colocataires…
9Les personnes qui souffrent de distorsion de leur réalité ont besoin d’être régulièrement en contact avec d’autres. Non seulement pour leur bien-être émotionnel, mais aussi pour se confronter à d’autres « réalités » que la leur. À l’Oasis chacun participe aux différentes charges matérielles du lieu. Le budget des courses communes est partagé et les listes faites ensemble. La répartition des tâches ménagères est validée de manière collégiale. L’organisation des sorties collectives fait l’objet de réflexions communes. Cela participe à la responsabilisation de tous et à l’apprentissage ou au réapprentissage de la vie sociale. Résidents, accompagnants et bénévoles décident ensemble de ces différents points. Comme ils sont peu nombreux, on évite le caractère trop formel que pourrait prendre ce genre de commission. Un repas, un café, une pause dans le jardin sont autant d’occasions non préméditées pour s’organiser ensemble de manière informelle. Bien sûr, il y a aussi de vrais temps de réunion mais nous ne les planifions que lorsque le besoin s’en fait ressentir. Par exemple, lorsqu’une nouvelle personne veut venir vivre à la maison, elle vient découvrir les lieux et déjeuner avec les résidents, puis pose sa candidature pour une période d’essai de quinze jours. À l’issue de ce séjour, elle décide si elle veut ou non rester. Les résidents, l’accompagnante et les administrateurs bénévoles se réunissent alors ; pour s’assurer que personne ne voit d’inconvénient à ce qu’elle reste, et, le cas échéant, élaborer ce qu’il faudrait adapter pour mieux l’intégrer au groupe. Lorsque nous traversons une période difficile au niveau relationnel ou émotionnel, nous (l’équipe accompagnante et les résidents) pouvons éprouver le besoin de nous réunir en tenant à la présence de tous. Ces moments libèrent la parole mais surtout montrent à chacun l’importance de sa présence et les conséquences collectives de cette présence. Il y a quelque temps, Robin a eu un accident de moto qui n’a pas eu de conséquence grave sur sa santé. Se rassembler pour en parler a permis au groupe de réaliser qu’il faisait groupe justement, que ce qui arrive à l’un touche les autres : qu’il l’exprime ou non, chacun est attentif à tous, naturellement.
Sortir de la maison…
10L’Oasis est un lieu de vie qui se veut sociabilisant mais ne suffit pas à lui seul à intégrer ses résidents dans une sociabilité équilibrante. Pour cela, nous trouvons un appui précieux auprès des gem toulousains et plus particulièrement de Bipôles31 et Bon Pied Bon Œil. Ces groupements d’entraide mutuel permettent de participer à des ateliers très variés : sport adapté, poterie, cours d’anglais ou d’informatique, méditation de pleine conscience, cuisine et bien d’autres. L’hôpital de jour de Purpan et le cattp (centre d’accueil thérapeutique à temps partiel) de l’hôpital Marchant sont aussi des appuis. Encore une fois, les gem ne correspondent pas à tous et les activités de l’hôpital non plus. Certains refusent catégoriquement le moindre lien avec l’hôpital, leur parcours chaotique les rend méfiants à son égard ; d’autres n’apprécient pas de ne se retrouver qu’entre usagers de la psychiatrie. Lorsque ni l’un ni l’autre ne conviennent, il devient nécessaire de se tourner vers des initiatives non spécifiques et certaines s’adaptent très bien aux besoins et aux contraintes d’un handicap psychique. Robin ose ainsi s’engager dans un parcours de remise à niveau avec l’École de la deuxième chance. Ce grand pas a été possible pour Robin parce qu’un étayage bienveillant s’est construit autour de lui. À la fois de la part de sa conseillère particulière à l’école, mais aussi de l’équipe du cmp de la Grave. Assistante sociale, infirmière psy et psychiatre se sont relayés pour l’encourager et le conseiller dans son choix. En tant qu’accompagnante de Robin, j’ai été en contact avec chaque interlocuteur. Leurs conseils et mises en garde m’ont permis de mieux cerner les enjeux de la démarche de Robin, ce partenariat se révèle bénéfique pour lui comme pour moi.
Repenser l’accompagnement
11La Demeure de l’Oasis est une association qui a longuement médité sa mission et les conditions de sa création. À l’origine de ce projet humaniste et alternatif, un groupe de parole et de longues années de sensibilisation pour finalement engager tout un réseau avec lui. Aujourd’hui, c’est un lieu qui continue à s’inventer. Chaque nouvelle personne qui l’investit, résident(e), accompagnant(e), bénévole, apporte sa pierre à l’édifice. Les membres bénévoles constatent qu’ils participent à « soigner du douloureux » et se rassurent aussi quant à la possibilité de vivre mieux, et même bien, malgré les difficultés de la maladie. Une bénévole très investie me disait en quittant la maison que « c’était bien sympa, n’est-ce pas ? Moi-même mon moral était moyen et je rentre toute reboostée ! ». Elle venait de faire partager ses talents de couturière et de déjeuner avec nous. La vitalité de l’échange n’est pas à sens unique, elle est bénéfique à tous.
12En tant qu’accompagnante, il y a quelque chose d’assez unique à travailler dans un lieu dont il faut faire advenir l’ambition, le potentiel. L’idée est de travailler en s’adaptant au mieux aux situations qui se présentent. Cet équilibre est difficile à trouver. Rester contenante et souple à la fois demande beaucoup d’attention, de concentration, d’écoute et de patience. La définition même de ma fonction fut l’objet d’une réflexion qui a intégré à la fois l’équipe dirigeante mais également les résidents. Nous avons opté pour « accompagnante » et non éducatrice. Mon rôle principal consiste à coordonner la vie pratique de la maison tout en me positionnant comme médiatrice entre les résidents eux-mêmes, mais aussi entre les résidents, l’équipe de bénévoles et les différents intervenants socio-éducatifs et soignants. Ma première démarche est de comprendre ce que chacun attend d’un accompagnement et d’adopter avec lui/elle la posture qui semble le mieux lui convenir. Leurs objectifs varient, ils/elles peuvent faire de ce lieu ce qu’ils/elles veulent. Pour Robin, c’est un tremplin : « Ici on a une belle maison, un beau jardin et ça c’est cool, tu peux pas l’avoir tout seul. Je vais rester ici pour aller en cours, je pense que j’en ai besoin. » Bien sûr, ce projet n’était pas si clairement défini lorsque Robin s’est installé à l’Oasis, il s’est construit lentement à force d’écoute et de propositions. Lydia, quant à elle, a envie de vivre seule dès qu’elle s’en sentira à nouveau capable et que son équipe médicale l’y engagera : « J’ai quand même hâte d’avoir mon appart, je m’entends bien avec tout le monde mais vivre tous ensemble, c’est pas mon truc. » Clément, lui, cherche d’abord à se prendre en main, se sentir plus stable et équilibré dans la gestion de son quotidien. C’est plus flou, mais ça reste un objectif. Un objectif qui se construit, qui évolue.
13Ma posture se doit d’évoluer en fonction de cette lente élaboration. Ce poste demande beaucoup d’adaptabilité, de présence à l’autre (voire à plusieurs autres en même temps !). De mon point de vue de salariée, l’une des grandes qualités de La Demeure de l’Oasis repose sur la souplesse de l’organisation de mon planning. Quoique je suive globalement des horaires préétablis, ceux-ci sont plus définis par les besoins des résidents et les miens que par une stricte volonté administrative de présence. Les moments importants de la vie des résidents ne se décident pas selon mes horaires prédéfinis de travail, et la simplicité avec laquelle mes responsables comprennent et acceptent ces changements ponctuels permet une qualité de travail dont les répercussions sont bénéfiques pour les résidents comme pour moi.
14Cette qualité est encore augmentée par la profonde confiance que je ressens de la part de mes responsables. Cette confiance est le terreau fertile d’innovations et d’expériences qui m’engagent conceptuellement dans ma pratique. Le respect qui règne au sein de l’organisation de La Demeure de l’Oasis n’est pas un vain discours, il s’agit de s’appliquer à faire mieux avec nos moyens pour que chacun, accompagné comme accompagnant, se sente à la fois responsable et reconnu. Nos convictions partagées sur la mission du lieu, la reconnaissance des problématiques existentielles des personnes accompagnées et la volonté de s’adapter à elles ont été l’objet de longues discussions. Ces temps d’échange ne sont jamais à perte, ils nous permettent d’inventer du commun (selon l’expression de Dardot et Laval) et nous constituent en tant qu’équipe, ce « nous » englobe autant que faire se peut les résidents eux-mêmes.
Les difficultés et les limites du projet
15La richesse de ce dispositif repose sur un étayage tant sur le plan affectif qu’organisationnel et sur une souplesse de fonctionnement. Cet accompagnement n’est possible que si l’effectif de la maison reste très limité. Il est difficile d’envisager une telle organisation à plus de quatre ou cinq résidents. L’individualisation de l’accompagnement ne serait plus tenable et les problèmes relationnels trop pesants pour maintenir l’ambiance dynamique et agréable du collectif. Dans ce contexte, le financement est une lourde difficulté ; faute de biens immobiliers, de financements ou d’agréments, La Demeure de l’Oasis a essuyé pendant près de dix ans de multiples échecs de tentatives de création de lieu de vie. La première maison en habitat partagé a pu enfin voir le jour en septembre 2017, grâce à la confiance d’un propriétaire bailleur et aux décisions du Comité interministériel du Handicap, du 2 décembre 2016, autorisant la mutualisation de la pch (prestation complémentaire du handicap accordée par le Département), pour financer l’accompagnement des personnes dans leur lieu de vie. Mais les procédures sont longues et ne peuvent être lancées avant l’ouverture des lieux. Les premiers mois de fonctionnement de l’Oasis n’ont été possibles que grâce au soutien financier et à la confiance des adhérents de l’association. La multiplication de différentes formes d’habitat inclusif en milieu ordinaire, qui correspond aux besoins de nombreuses personnes vivant avec des fragilités psychiques, est une solution pertinente car adaptable. Chaque profil de personne a un besoin particulier. Un type d’habitat paraîtra idéal à certain(e)s et inenvisageable pour d’autres. Ainsi, plus l’offre sera large et diversifiée et plus les usagers de la psychiatrie pourront trouver des lieux de vie qui leur conviennent, pour un temps ou pour la vie.
16Un grand merci à Nadir d’Aoud pour sa relecture experte.