L’éducation et la paix. Maria Montessori, préface de Pierre Calame. Desclée de Brouwer, 1996 (1re éd. 1946), 154 p.
1 Dans cet ouvrage, Maria Montessori parle de l’éthique de la paix, mais non pas une paix qui serait un aboutissement rationnel, un achèvement, mais une paix qui serait une construction des hommes de tous les pays, qui reposerait sur l’éducation des enfants. L’enfant est une promesse, écrit souvent Hannah Arendt, l’enfant est une promesse parce qu’il construit l’humanité, écrit Maria Montessori et notre devoir d’adulte est d’aider l’enfant dans sa tâche si ardue de nous construire, de construire la paix. Maria Montessori définit alors l’apprentissage non pas comme une transmission de savoirs ou de tâches, mais comme une mise en œuvre sociale qui introduit l’enfant à un monde social dont il dépend de nous tous qu’il soit un monde en paix. L’homme ne doit pas se définir par ses possessions que les autres hommes convoiteraient, mais par son intériorité, par sa bonté, par son humanité si fragile. L’éducation, c’est introduire l’enfant à son humanité pour qu’il puisse alors construire le monde dans un environnement sain, d’objets à découvrir, à utiliser et pourquoi pas, ajouterai-je, à feuilleter et mieux encore, à lire.
2 « La paix est une science », écrit à plusieurs reprises Maria Montessori, comme le fil rouge de ce livre. Éduquer l’enfant, ne serait-ce pas en faire un chercheur de la paix ? Comme ça, dès ses premières années, dès ses premières relations avec les autres, dans le tâtonnement de ses premiers actes, de ses premières paroles. Certes, construire une harmonie avec ses pairs, mais aussi avec les adultes. La paix, c’est une histoire d’harmonie, dès l’enfance, dès l’éclosion dans le nid, dès la citoyenneté instaurée par l’école. Éduquer l’enfant, ce n’est pas le harceler, l’impulser, le précipiter dans un métier, dans un monde d’avoir à tout prix, au prix du vacillement de sa tendresse, mais c’est l’éveiller à son intériorité d’enfant, à sa personnalité singulière qui vit dans le groupe, l’introduire à l’être. Éduquer un enfant, c’est l’introduire à son singulier pluriel qui sera l’ancêtre de notre monde. Un monde qui recèle une vérité de bonté et non de biens matériels. Une vérité de liberté aussi, écrit-elle. L’enfant nous guide, non gisant dans de l’incapacité, mais les bras grands ouverts vers l’humanité et, que cet enfant soit handicapé ou non, parce que ce n’est pas de son corps dont il s’agit, mais de « son incarnation », écrit singulièrement Maria Montessori.
3 Le monde est complexe et prend son essor entre expérience, paroles et réflexion. Nous retrouvons la pensée d’Hannah Arendt, mais Maria Montessori, ancêtre de tous, d’Hannah Arendt, de Winnicott, de Dolto et d’autres encore, nous dit qu’éduquer l’enfant, c’est lui apprendre à gérer la complexité dans une citoyenneté assumée, épelée, réussie. Gérer la complexité, c’est construire la paix dans sa bonté possible. La paix c’est du possible dans nos vies intérieures silencieuses et douces, dans nos vies intérieures, harmonieuses, du côté d’aimer et non de posséder. Du côté de la caresse citoyenne. J’invente ces derniers mots. Construire la paix, c’est chercher et trouver.
4 C’est ainsi que j’ai interprété l’enjeu de l’éducation selon Maria Montessori, en lisant ce livre si lourd de sens pour l’enfant comme pour l’adulte, d’une actualité déchirante. Des conférences datées d’avant la Seconde Guerre mondiale. Le dernier discours a été prononcé à Londres le 28 juillet 1939
5 Et la guerre arriva… chante Jacques Brel. Son enfance. L’enfance.
6 Dans le temps de la tendresse et de nos caresses citoyennes, aidons nos enfants à construire la paix, notre paix, leur paix.
7 Marie-José Annenkov
8 docteur en psychologie
9 mj.annenkov@gmail.com
La mort est-elle un droit ? . Véronique Fournier. La Documentation française, 2016, 150 p.
10 Voici un petit livre d’une actualité brûlante qui, sous une forme simple et claire, nous permet de nous orienter dans le dédale des discussions, lois et invectives qui ne cessent d’accompagner les problèmes de l’aide à la fin de vie.
11 Dans sa préface, l’auteur pose d’emblée les enjeux d’une telle question : pour ou contre l’ouverture d’un droit à mourir ? Problème aux confins de l’individuel et du collectif. Question qui recouvre des enjeux personnels, collectifs et politiques. L’essentiel étant d’en appeler à la tolérance pour que soient respectées les convictions profondes de chacun en ce qui concerne la vie et la mort. La question étant primordiale entre « le libre mourir » et « le bien mourir ».
12 Cette question occupe le débat social et politique depuis les années 1980. Trois facteurs principaux ont été à l’œuvre : la réanimation médicale amorcée au début des années 1970 ; la notion d’acharnement thérapeutique ; les avancées obtenues dans les traitements médicamenteux de la douleur permettant explicitement l’ouverture « d’un droit à mourir », qui se concrétisera par la création en 1980 de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (admd), proposé un an auparavant par le sénateur Caillavet.
13 Une première réponse à ces préoccupations fut le développement des soins palliatifs, nés à Nice en 1984 à l’occasion du 5e Congrès international des associations pour le droit à mourir dans la dignité. La première circulaire incitant au développement des soins palliatifs date en France de 1986. En 1999, la loi ouvre le droit d’accès aux soins palliatifs pour toute personne le nécessitant. Plusieurs autres lois viendront compléter cette première loi, pour en arriver en 2000, sous la houlette de Didier Sicard, à proposer d’autoriser « une exception d’euthanasie ». Mais cet avis soulève un tollé et est abandonné.
14 En 2002, la loi Kouchner ne peut aller beaucoup plus loin, compte tenu des oppositions à entrer dans le sujet de tolérer une aide effective à la mort. En novembre 2002 éclate l’affaire Vincent Humbert, tétraplégique, muet et aveugle après un accident, demandant une aide à mourir qui lui est refusée. C’est sa mère qui accepte de l’aider à se suicider. L’échec de cette tentative l’amène en réanimation où le médecin décide par humanité de ne pas le réveiller. C’est alors que le gouvernement Raffarin mandate Jean Leonetti pour diriger une mission parlementaire à ce propos.
15 2005. Première loi Leonetti. Qui tente un équilibre subtil entre le « laisser mourir » qu’elle autorise et le « faire mourir » qu’elle interdit. Cette loi condamne l’obstination déraisonnable, enjoint aux médecins de ne pas s’y livrer, les exonère de toute faute, met en place une procédure de décision où la décision finale appartient aux médecins. Cependant est respecté le refus explicite d’un patient à se faire soigner. Cette loi introduit des obligations de collégialité, de transparence et de traçabilité.
16 En 2012, dans ses promesses de campagne, François Hollande s’engage à revisiter cette loi afin d’ouvrir un droit à une « assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». La commission de réflexion est confiée à Didier Sicard qui rend les conclusions suivantes :
17 – de grands progrès sont à faire en matière d’accompagnement de fin de vie en France ;
18 – les inégalités entre les citoyens sont trop importantes, la loi Leonetti est mal connue et mal appliquée.
19 Il plaide pour une notion de « sédation terminale » et se prononce contre l’euthanasie. Les discussions sont vives au Comité consultatif national d’éthique (ccne), qui n’aboutit qu’en 2015 à la révision de la loi Leonetti.
20 Alain Claeys et Jean Leonetti avancent deux propositions : rendre les directives anticipées contraignantes, ce qu’elles n’étaient pas, et ouvrir le droit, à la demande du patient, à une sédation profonde et continue jusqu’au décès. Cela entraîne une bataille rangée au Sénat et la loi est rejetée. Il faudra attendre janvier 2016 pour que cette loi soit définitivement adoptée.
21 Pour plus de clarté, Véronique Fournier insère à ce niveau quelques définitions :
22 – « soins palliatifs » : historiquement, ce concept visait à s’occuper exclusivement de patients promis à une mort prochaine. Mais très vite, ces soins sont compris comme l’annonce d’un arrêt de mort, et les médecins assimilés à des « médecins de la mort ». D’autre part, cette approche palliative doit prendre en compte toutes les dimensions du patient : sociale, familiale, spirituelle et non exclusivement médicale. Par ailleurs, certains considèrent la sédation profonde et continue comme une façon larvée d’amener l’euthanasie ;
23 – « acharnement thérapeutique ou obstination déraisonnable » : passer d’un terme à l’autre a permis d’admettre que tout traitement peut relever d’obstination déraisonnable, et non uniquement ceux qui sont agressifs et invasifs. L’idée de « raisonnable » n’est plus le seul apanage des médecins mais aussi de ceux qui subissent le traitement en question. Le cas de Vincent Lambert pose au mieux ce problème d’obstination déraisonnable ;
24 – « euthanasie passive – active – volontaire – involontaire » : aujourd’hui plusieurs de ces termes sont tombés en désuétude et progressivement abandonnés. L’obstination déraisonnable ne doit plus être qualifiée « d’euthanasie passive » mais de « laisser mourir ». Les termes « volontaire » et « involontaire » sont progressivement abandonnés. Si bien que la frontière n’est pas étanche entre « laisser mourir » d’une part et « faire mourir » de l’autre ;
25 – « suicide assisté – médicalisé ou non » : en Suisse et en Orégon aux États-Unis, le suicide assisté est autorisé. La procédure est scrupuleusement encadrée sur un plan législatif. La demande doit être réitérée à plusieurs reprises. Le problème reste de savoir si le patient est acteur de son geste ou si celui-ci est dévolu à un médecin ou à un proche. L’enjeu étant celui de la qualité et de la sécurité de l’acte lui-même.
26 À partir de quand peut-on dire d’un patient qu’il est en fin de vie ? Trois situations : personnes atteintes de maladies mortelles et dont les jours sont comptés = peu de doute ; personnes dans un état grave mais stable = certaines équipes de soins palliatifs jugent qu’elles n’ont pas compétence puisque la personne n’est pas en fin de vie – y a-t-il hypocrisie à trancher ainsi ? – ; enfin, personnes à la fin de leur vie sans savoir si elles sont concrètement en fin de vie = priorité est donnée à la demande du patient et de ses proches sans pour autant ignorer que toute certitude peut être dangereuse.
27 Toutefois, le fond du problème reste : un consensus est-il possible compte tenu des enjeux éthiques, déontologiques et politiques que ne manquent pas de poser les problèmes de fin de vie.
Les enjeux éthiques
28 Ils sont d’ordre philosophique, théologique, et religieux. Ils s’articulent autour de la question de savoir si demander à mourir n’est pas indigne de la condition humaine. Pour certains théologiens surtout chrétiens, l’homme n’a pas à s’arroger des pouvoirs de nature divine. S’oppose à cette conception l’idée de considérer comme moralement acceptable le fait de répondre positivement à une demande d’aide à mourir. Le problème est de savoir s’il est possible de dépasser les querelles sur ce qu’on entend par dignité de l’homme, sacralité et respect de la vie.
Les enjeux déontologiques
29 Ils reposent sur la question de savoir si accepter d’aider un patient à mourir est contraire au métier du soin. Tous les médecins s’accordent toutefois pour condamner sans appel le fait de provoquer la mort délibérément. On est là dans des problèmes de « clause de confiance ». La frilosité du corps soignant tient à trois éléments : la difficulté de commercer quotidiennement avec la mort, le rapport à la puissance que donne pareille possibilité et la nécessité absolue de travailler dans la confiance.
30 Quant aux enjeux politiques, ils se résument à savoir s’il y a danger pour la démocratie à ouvrir un droit à mourir. Pour Robert Badinter, nul n’a le droit de retirer la vie à autrui dans une démocratie. L’interdit du meurtre, quelle qu’en soit l’origine, fonde le pacte social dans toute société. Pour Didier Sicard, la notion de solidarité, authentique valeur du vivre ensemble, est très présente dans ses écrits.
31 Devant ces diverses conceptions, y a-t-il consensus ? Les débats continuent. Il semble que le mot « tolérance » rendrait le mieux compte d’une possible entente.
Ailleurs, comment cela se passe-t-il ?
32 La plupart des pays gardent l’interdiction de tout dispositif d’aide active à mourir. La Cour européenne des droits de l’homme renvoie systématiquement aux États le soin d’encadrer la fin de vie. La Suisse et l’Oregon, État fédéré des États-Unis, ont les premiers adopté un dispositif législatif autorisant une aide active à mourir. Récemment, le Canada a voté en 2016 une loi qui révise dans le sens de l’autorisation à l’aide médicale à mourir. Mais partout, le débat n’en finit pas de défrayer la chronique.
Avant de conclure, que comprendre de la loi Claeys-Leonetti de 2016 ?
33 Quatre points ont structuré les débats. Deux sont anciens, mais très abondamment rediscutés. C’est le principe de la non-intention, et la possibilité de considérer l’alimentation et l’hydratation artificielle comme des traitements. Le troisième point porte sur les directives anticipées qui sont devenues plus contraignantes. Le quatrième point introduit un droit nouveau : celui d’obtenir une sédation profonde et continue jusqu’au décès. Ces deux dernières pratiques doivent être discutées collégialement de façon systématique avant leur mise en œuvre. Il n’empêche que le choix qu’ont fait les parlementaires d’ouvrir un droit d’accès à la sédation terminale reste à ce jour une exception originale. Nous sommes le seul pays à avoir autorisé par la loi explicitement cette pratique. Cette loi a exploité l’extrême limite du « laisser mourir » sans aller jusqu’au droit au « faire mourir ».
34 En conclusion, l’auteur insiste sur le fait que la loi Claeys-Leonetti est encore un compromis instable. Elle a été placée par le président de la République sous le sceau du consensus. Son apport substantiel étant la lutte contre le « mal mourir » au profit du droit à mourir ou « libre mourir ». Cette question convoque directement la société, et la somme, via ses médecins, d’assumer ses responsabilités. Reste le débat sur le « libre mourir », le « bien mourir » le « mal mourir »… Actuellement, il faut encore assumer l’impossibilité d’un consensus du « libre mourir ». Le législateur pourrait décider qu’il ne lui appartient pas de choisir. Son rôle principal est de garantir au mieux le « bien mourir ». Pour cela et pour apaiser le paysage de fin de vie en France, la tolérance, au nom du vivre ensemble, semble la meilleure manière de respecter l’autonomie du patient. L’essentiel demeurant tolérance et respect de l’autre.
35 C’est sur ces termes d’apaisement que conclut Véronique Fournier, en n’étant pas dupe que les débats sont loin d’être clos et les positions prêtes à de nouveau s’enflammer à la moindre nouvelle affaire médiatisée.
36 Paule Amiel
37 membre correspondant du comité de rédaction d’Empan
38 pauleamiel@free.fr
Mon combat pour une psychiatrie humaine. Pierre Delion, Patrick Coupechoux. Albin Michel, 2016, 272 p.
39 L’époque est tourmentée, l’atmosphère est pesante, le climat se réchauffe, on peut le vivre en live sur les réseaux du tout à l’égo généralisé. Il est prévu des pilules du lendemain qui procurent l’apaisement traumatique. Vous pourrez prochainement contrôler l’éradication de la confusion synaptique sur l’ordinateur neurophile central. La conduite à tenir est prête, elle est dans votre fichier, il suffira de suivre le protocole. Nous vous indiquerons les cases. N’oubliez pas vos actes et de codifier les diagnostics !
40 La subjectivité n’est plus tendance vous savez !
41 Vous évoquez un temps nécessaire à la pensée ? L’urgence est là, plus le temps !
42 Le standard du cmp est saturé. Avons-nous vraiment besoin d’une secrétaire médicale ? En attendant, le répondeur préprogrammé vous indiquera la procédure numérotée ad hoc. Une standardiste pourrait bien faire l’affaire ! Un rendez-vous avec un psychiatre ? Dans six mois environ. La liste d’attente des psychologues ? Guère mieux.
43 La psychiatrie se réduira-t-elle à des frappes « chirurgicales » sur des fonctions défaillantes ? À des pilules de l’oubli ? Les psychiatres se transformeront-ils en « chimiatres » coordinateurs ? Croyez-vous que la patience a encore des vertus ?
44 Vous pensez que j’exagère ? Possible ! Et pourtant nous y sommes, c’est déjà là ou pas très loin !
45 L’hôpital et les institutions de soins ont changé. Les contraintes et l’approche budgétaire ne sont plus les mêmes, le soin est plus largement infiltré qu’auparavant par des impératifs gestionnaires : indicateurs de rentabilité, courses à l’acte, tâches administratives chronophages, etc. L’arrière-plan psychodynamique est moins présent dans les institutions. Il se peut même qu’un savoir acquis par plusieurs générations disparaisse très rapidement.
46 Il est donc précieux et salutaire, pour ceux qui ne l’ont pas encore fait, de plonger dans le beau livre d’entretien du journaliste Patrick Coupechoux avec Pierre Delion : Mon combat pour une psychiatrie humaine, ouvrage de transmission d’un itinéraire professionnel en psychiatrie, récits d’expériences institutionnelles riches en rencontres humaines et en pratiques cliniques. La qualité de ce livre est due au talent de Pierre Delion de pouvoir proposer avec authenticité l’articulation des concepts de psychothérapie institutionnelle et de psychanalyse, voire de neurosciences, avec une clinique expérimentée au quotidien de la souffrance psychique. La clairvoyance sur l’âme humaine ne se fait pas, comme l’écrit Jacques Rivière dans sa correspondance avec Antonin Artaud, sans venir en dessous, sans regarder l’envers, sans connaître une expérience subjective personnelle qui permettra peut-être de percevoir comment la vie mentale est faite. On ne manie pas des théorisations et des concepts avec autant de fluidité si on n’a pas vécu, macéré, trébuché, travaillé, élaboré et mis en pratique cette clinique. Il faut avoir fait bien des gammes et étudié sa partition. L’oreille doit être attentive, exercée, comme un organiste pour jouer sur plusieurs claviers, tirer différents registres et connaître la science du contrepoint tout en humanité.
47 De la psychiatrie asilaire en passant par des rencontres avec Tosquelles, Oury, aux échanges avec Hochmann, Misès, Diatkine, Golse et bien d’autres acteurs moins célèbres mais tout aussi importants voire décisifs de son itinéraire, Pierre Delion nous fait partager avec humilité la qualité de sa clinique bien tempérée.
48 Une psychiatrie humaine ? Une politique de la folie qui soit résolument engagée vers la diversité et « le respect de l’historicité » de chaque personne. Aux antipodes de la frénésie du court terme, une psychiatrie qui aurait l’audace de travailler avec d’autres disciplines, ouvertes sur d’autres lieux en dehors du pré carré dans lequel nous risquons de nous engluer.
49 Une psychiatrie qui éviterait le monolinguisme et le carcan théorique, qui soutiendrait les articulations entre différentes approches, qui permettrait le mouvement, « la libre circulation entre les personnes dans les discours et les pratiques », qui interrogerait les frontières.
50 Des espaces, des structures d’accueil qui puissent accueillir « les émergences ou un espace du dire se manifeste » (Oury). Un lieu où les personnes arrimées à leurs défenses psychotiques pourraient avoir une reprise d’existence. « Une souplesse institutionnelle » (Oury) est nécessaire pour accueillir l’inattendu. Et ce ne sont pas les protocoles qui vont nous fournir ces espaces-là !
51 Comment faire écho à quelqu’un qui émerge ? C’est à l’art de l’écoute et de l’écho que nous invite Pierre Delion, à l’art d’accueillir l’existence dans ce qu’elle a d’imprévu ! Pour cela, il faut créer les conditions institutionnelles qui permettront la prise en compte de la subjectivité, favoriser un exercice du soin à géométrie variable, créer du « sur-mesure » avec les patients, prendre en compte « les suppléments d’âme » sans vouloir à tout prix les objectiver.
52 Il nous propose une mise en chantier du travail d’équipe, avec la notion de « hiérarchie subjectale ». Le petit autiste se fiche bien d’aller chez le psychiatre, il préfère aller voir Jeanine, l’auxiliaire qui fait des gâteaux. L’abandon de la blouse statutaire permet d’aller vers l’expérience partagée. La prise en compte, évidemment, du transfert et du contre-transfert pour rendre possible la continuité entre un thérapeute et un patient, quel que soit l’endroit où il est soigné, pour permettre la relation transférentielle. Il évoque son travail avec les psychotiques et la notion de « constellation transférentielle », la prise en considération du corps, de l’archaïque, des carences symboliques, du travail avec les familles.
53 Le rouleau compresseur managérial est bien présent. Les techniques de rééducation fleurissent. Il y a prudence à ne pas chosifier nos pratiques dans des descriptions pseudo scientifiques, dans des pratiques formatées. Nous y voici, c’est un combat à armes inégales, il faut de l’entraînement, de la souplesse, de la résistance. Un livre de combat ? Bien sûr, mais version arts martiaux avec un « code bushido » de l’éthique et de l’authentique, avec annexes pour l’humour, la tendresse et la sensibilité.
54 Merci à Patrick Coupechoux et à Pierre Delion pour la clarté de ce livre et pour son ton sans dogmatisme ni mantras. Nous voici témoins et partenaires de son expérience parce qu’elle résonne en nous. Il invite, sans trajectoire prédéfinie, à la nécessité de maintenir vivante en nous une psychiatrie de la subjectivité humaine, à ce tissage soutenu où chacun doit composer avec ses intuitions et ses intervalles d’inventivité.
55 Laurent Morlhon
56 psychologue
57 laurent.morlhon@gmail.com
Le dessin de l’enfant : jeu, langage, thérapie. Philippe Greig. Éditions érès, 2016, 256 p.
58 Si l’on se réfère aux œuvres laissées par nos très lointains ancêtres, les dessins et les peintures ont précédé l’écriture et de loin. Par l’art rupestre, nous n’en connaissons que les formes les plus abouties : la grotte Chauvet en France, quelque 36 000 ans avant le présent et plus anciennement encore, dans les 50 000 ans en Australie, des dessins et des gravures évoquant le « temps du rêve » des aborigènes. On peut imaginer combien il a fallu d’ébauches préalables, de « brouillons » sur la terre, l’écorce, la peau, les balbutiements de créativité sur n’importe quel support éphémère… un grand investissement pour une production non liée directement à la survie physique, mais une nécessité interne profondément humaine de représentation.
59 Cependant, si les productions graphiques sont très anciennes, les recherches sur l’émergence et l’évolution du dessin chez l’enfant sont récentes. C’est à travers son expérience de psychiatre, psychanalyste et thérapeute attentif à ce qui se dit avant les mots, que Philippe Greig s’est attaché à comprendre les différentes étapes de la construction psychique de l’enfant, s’exprimant depuis le gribouillage jusqu’à des représentations construites. Un des intérêts essentiels de son livre Le dessin de l’enfant : jeu, langage, thérapie est d’illustrer largement par des dessins d’enfants, au plus près du texte, les nombreux exemples cliniques présentés.
60 Tout commence avec la trace, « les gribouillis primitifs », expérience sensori-motrice en lien avec l’évolution corporelle du très jeune enfant, à travers lesquels s’expriment l’accès à la verticalité puis à la fonction contenante avec le rond fermé, étape qui signale chez lui « un vécu corporel ressenti comme une entité unique », avant d’aboutir à la figure-têtard, qui marque le passage d’une activité graphique à un langage graphique. Dessins et jeux se développent alors parallèlement : comme la « figure rayonnante » (un rond avec des traits autour) et le cisaillement du pourtour d’une feuille avec un ciseau, comme les points dans un rond de la « figure contenante » et mettre des objets dans une boîte, comme les premiers dessins de la maison et le jeu de se cacher sous la table…
61 On peut constater que, pendant longtemps, la représentation réaliste ne va pas préoccuper l’enfant, comme l’indique l’écart entre le dessin et l’image du corps : les premiers bonhommes ont la tête séparée du corps ou juste reliée par un trait, sans épaisseur, sans vêtement, sans bouche, à un âge où les enfants ont une connaissance beaucoup plus étendue de leur apparence. Philippe Greig s’attache à montrer que les formes atypiques de bonhommes (tête et corps séparés) sont tracées par des enfants plutôt précoces, qui aménagent ainsi un clivage fonctionnel entre attachement et pulsion, alors que chez les enfants très perturbés, à l’inverse, on constate « la forte prédominance des formes les plus conventionnelles dans leurs dessins, avec absence à peu près totale des formes atypiques ».
62 Analyser très tôt les dessins et leur évolution permet de différencier les enfants présentant un retard de ceux développant un problème grave, selon l’accès ou non à la figuration et de là à la représentation : « La maîtrise de la figure-têtard marque l’accès à la figuration, ce qui exclut l’autisme ou les problèmes graves ». « Quatre éléments sont nécessaires pour tracer la figure-têtard, et entrer dans le langage graphique : la conscience de l’identité (le rond bien refermé), l’intériorisation de l’attachement (la figure contenante), l’élan de l’exploration (la figure rayonnante), et le vécu partagé du regard (les deux yeux et l’anthropomorphisme)… Nous avons là un véritable contrepoint de la clinique de l’autisme. »
63 En plus de l’étude des dessins observés au long de la construction psychique de l’enfant, selon son âge et les avatars de son évolution, Philippe Greig nous présente l’expression graphique d’enfants confrontés à des traumatismes graves (abus sexuels, guerre…). C’est dans une relation respectueuse d’écoute, qui permet d’éviter les résistances de l’enfant face aux questions directes, que le dessin est une voie d’accès à l’expression de ces traumas, mais les dessins ne figurent pas directement la réalité des situations vécues. En effet, alors que les enfants savent dessiner des bagarres, ils ne reproduisent pas les scènes de violence qu’ils ont subies. « Nous constatons que le dessin n’est pas un témoignage concret sur le traumatisme, mais un reflet de la réaction à ce traumatisme. » « Le vécu du trauma trouve des expressions fauves, impulsives et destructrices. » Des champs de fleurs peuvent masquer un état dépressif… De grands artistes, dans des œuvres majeures, traduisent de la même façon leurs traumas. C’est pendant la guerre de 14-18 que Claude Monet a peint Les nymphéas.
64 Par la finesse de ses observations de l’expression graphique précoce des enfants croisées avec ses connaissances de leur construction psychique, Philippe Greig nous montre combien l’enfant a son langage propre, sa créativité, son rapport original à la fiction et qu’il ne cherche pas à démontrer une compétence ou à cadrer avec la réalité, mais à communiquer sur ce qui le (pré)occupe au présent. Cela nous rappelle de nous méfier de nos interprétations d’adulte, de notre recherche de cohérence et de réalité, de notre tendance à évaluer et à conclure trop rapidement à partir des défaillances d’un dessin. Notre compréhension s’en trouve enrichie.
65 Ainsi, de la première trace au dessin abouti, du corporel à l’élaboration psychique, de la trace graphique au langage graphique, l’enfant accède parallèlement au langage verbal et à l’écriture. Philippe Greig nous montre ici, dans le déroulement de la vie de l’enfant, tout ce qui est repérable dans les dessins : les signes d’alerte et de progrès, les pistes pour comprendre et communiquer, et partage avec nous sa curiosité et son engagement de thérapeute, avec plaisir.
66 Huguette Jordana
67 jordanahuguette@gmail.com