Notes
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[1]
Seul le numéro 5 est disponible, via le site de l’irts-Paris-idf. Un livre sortira prochainement, reprenant les quatre premiers numéros, aux éditions L’Harmattan.
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[2]
G. Ausloos, « La notion de compétence », dans B. Cyrulnik, M. Elkaïm, Entre résilience et résonance, Paris, Fabert, 2009.
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[3]
F. Alföldi, Mille et un jours d’un éducateur, Paris, Dunod, 2008 ; F. Hébert, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2014, p. 190-193.
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[4]
F. Alföldi, op. cit.
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[5]
P. Fustier, entretien, dans Le fil du récit, n° 3.
1 Comment vais-je faire avec cet adulte handicapé qui ne veut pas se lever ? Comment vais-je recevoir cette jeune fille qui revient de fugue ? Comment m’y prendre avec ce parent qui nous fuit et fuit son enfant ?… Les réponses à nos problèmes ordinaires sont laissées, dans l’état actuel des choses, au bon vouloir de chacun, faute de témoignages partagés. « Il n’y a pas de recettes », « tout est affaire de relation », dit-on volontiers : la notion de « relation éducative » semble ainsi épuiser ce qu’il y a à dire sur nos pratiques. La question reste en suspens : qu’est-ce que les éducateurs pourraient raconter de spécifique et comment le rendre visible et le partager ? Mais il y a aussi l’équipe ! objectera-t-on. Certes, mais toute culture institutionnelle a ses limites. Avec cette personne polyhandicapée radicalement absente, « on a tout essayé » ; avec cet homme handicapé mental qu’il faut chaque matin forcer à se lever, « on a toujours fait comme ça »…
2 Il faudrait aller voir ailleurs : peut-être que d’autres que nous ont su y faire dans une situation comme celle-là ?… Mais il n’existe pas à ce jour d’échange de pratiques concrètes, par-dessus nos murs. De fait, nos « petits problèmes » bien réels ne sont pas vus comme objets d’écriture légitime. Pourtant, la sanction, la fugue, le travail avec les parents, etc., ne sont pas des petits problèmes et toutes les réponses ne se valent pas ; les gestes du quotidien, on peut, si on n’y trouve pas de réponse créative, tomber vite dans la maltraitance et corrélativement dans l’usure professionnelle : quelqu’un qui ne veut pas se laver ou prendre ses médicaments, il faut bien le lui imposer ! (J’ai vu récemment trois situations à ce sujet, où la « violence obligée » était bien présente.) L’éthique, ce serait d’abord chercher obstinément une « idée » pour ouvrir sur du vivant chaque fois que l’autre nous met et se met dans une situation impossible. Avant les grandes idées, il nous faut des « petites idées » ; celles-ci, pour autant qu’elles seront créatives, contiendront les premières…
3 Depuis plus de vingt ans, nous sommes quelques formateurs à susciter des « récits d’ouverture », qui nous ramènent à des moments singuliers de rencontre : qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je dis, avec cette personne, ce jour-là ? Au lieu de nous focaliser sur nos difficultés, arrêtons-nous sur nos « réussites » : les moments où la personne accompagnée a pu sortir de conduites stériles, voire destructrices, pour s’ouvrir davantage aux autres et au monde. C’est le bon sens d’aller voir « ce qui marche » !
4 Raconter exige alors d’observer : portraits, description du décor, des gestes et paroles échangés, dialogue intérieur – pensées et émotions qui ont traversé l’acteur narrateur : le moindre détail peut s’avérer décisif. L’auteur racontera « en direct », sans commentaires ; ceux-ci viendront après ce reportage sensible et rigoureux à la fois. Il a choisi, face à une impasse, une stratégie, préméditée ou improvisée ; c’est ce qu’il a fait avec ce que l’autre faisait qui est à retrouver. Nous avons baptisé l’exercice « rcte » (Récit commenté d’une trouvaille éducative). La richesse de ces histoires était telle que nous avons entrepris d’en faire des recueils, sous le titre Le fil du récit [1]. Quant à moi, tous mes écrits sont basés sur de telles trouvailles, qui ne m’appartiennent pas. Mais il faudrait de vrais supports collectifs de transmission des pratiques vivantes. Aucun théoricien ne peut le faire seul, même s’il a été, dans une vie antérieure, éducateur. Mais arrêtons-nous là sur un exemple.
La cabane à oiseaux
5 Lors de mon stage en sessad, je vais très régulièrement chez les parents des jeunes concernés. Les familles m’accueillent parfois avec plaisir et gentillesse ; parfois un climat de malaise s’installe, d’autres fois les parents sont très mécontents de me voir chez eux. Et ils me le disent frontalement. Lorsque je vais chez les parents de Johnson, c’est plutôt ce troisième scénario qui se présente…
6 Johnson est un garçon de 12 ans. Il est petit, a les cheveux noirs et épais et la peau mate. Son regard est noir et craintif ; il détourne souvent les yeux comme s’il était gêné de tout. Il est très timide et parle souvent à voix basse. Mais lorsqu’il s’énerve, tout part en éclats…
7 Quand je vais au domicile de ses parents, je suis toujours reçue par sa maman. C’est une femme plutôt accueillante, qui discute facilement avec moi de ce qui se passe à la maison avec Johnson. Parfois, son père est présent, et je ne peux pas dire qu’il semble très heureux de me voir. Il soupire lorsque j’arrive, me dit un bonjour forcé sans me regarder et ne m’adresse plus la parole durant tout le temps de ma visite. Lorsque j’essaye de l’intégrer à nos activités ou à nos discussions, il me répond : « J’ai pas envie » ; « je m’en fous » ; « je n’ai pas le temps » ; « ça sert à rien »… Et j’en passe !
8 Le papa de Johnson est un homme très impressionnant : un bon mètre quatre-vingt-dix et il doit bien dépasser les 100 kg. Il a de très larges épaules et paraît sportif. Il est chauve et garde les sourcils constamment froncés. C’est ce qu’on peut appeler un homme bourru…
9 Ce jour-là, j’arrive au domicile de Johnson et c’est son père qui m’ouvre :
10 « Ma femme est partie en courses, elle en a pour l’après-midi, faudra repasser ce soir.
11 – Ce n’est pas grave, je vais quand même rester, j’ai dit à Johnson que nous fabriquerions une cabane à oiseaux pour votre jardin, j’ai ramené tout le matériel ! »
12 Il ne me répond pas mais laisse la porte ouverte derrière lui et repart s’asseoir dans son canapé, devant sa télévision allumée. Il appelle Johnson qui descend les escaliers doucement, comme avec méfiance. On discute tous les deux un petit moment autour d’un verre de jus d’orange, puis nous nous installons dans le jardin avec nos planches et nos clous.
13 Ayant déjà vu le garage des parents et tout le matériel de bricolage présent dans celui-ci, j’ai pris l’initiative de ne ramener aucun outil. J’avais derrière la tête qu’ainsi le père de Johnson nous prêterait les siens et s’intéresserait peut-être à ce que nous faisions… Alors je retourne le voir et lui demande s’il veut bien nous les prêter. Il ronchonne :
14 « Vous auriez quand même pu penser à en ramener ! »
15 Cependant, il se lève et nous fait un signe de tête qui signifie : « Suivez-moi ! » Ni une ni deux, Johnson et moi avons compris, nous nous levons et filons dans le garage.
16 « Vous avez besoin de quoi ?
17 – D’un marteau, d’une scie à bois et de papier de verre. »
18 Il donne à son fils le papier de verre et à moi, la scie et le marteau.
19 « Vous êtes bricoleur ? Vous avez beaucoup de matériel dites donc !
20 – Ouais.
21 – Vous pourriez peut-être nous donner un coup de main, je ne suis pas très douée en bricolage…
22 – Non j’ai pas le temps. »
23 Johnson ne dit rien et file dans le jardin. J’insiste :
24 « Ça me ferait vraiment plaisir que vous veniez avec nous, je ne vous connais pas beaucoup et Johnson me parle souvent de vous.
25 – Tant pis, j’ai pas le temps. »
26 Il part dans la cuisine, je vais rejoindre Johnson dans le jardin. Nous commençons à bricoler. La porte-fenêtre du salon donne sur le jardin, le papa de Johnson nous voit donc nous affairer, et comme elle est entrouverte, il nous entend. Je fais alors mine de ne pas y arriver du tout et surjoue un petit peu en parlant très fort :
27 « Olalalalalala Johnson, on ne va jamais y arriver ! Je n’arrive à rien aujourd’hui ! »
28 Ça fait beaucoup rire Johnson. Qui tente de m’aider à scier le bois. Le papa ouvre la porte et nous lance :
29 « Mais vous faites n’importe quoi ! C’est pas comme ça qu’on scie du bois ! Et vous faites trop de bruit, j’entends rien !
30 – C’est vrai qu’on a du mal…, dis-je.
31 – Bah mettez-vous sur la table, déjà ça sera plus simple et faites moins de bruit ! »
32 Puis il repart. Je suis déçue de ne pas avoir pu lui demander plus. Nous nous installons alors sur la table. Ça marche mieux en effet. Nous continuons alors notre bricolage et je tente le stratagème une seconde fois :
33 « C’est pas possible, je suis vraiment une quille en bricolage ! Va chercher le marteau s’il te plaît Johnson, on va clouer les planches entre elles sur la table. »
34 Le père débarque en trombe :
35 « Vous n’allez quand même pas clouer sur la table en plastique ?! Ça va casser avec les coups ! Vous faites n’importe quoi ! Regardez ! »
36 Il prend le marteau, les planches découpées et s’installe dans l’herbe.
37 « Les clous ! » ordonne-t-il.
38 Johnson se dépêche de les lui ramener. Son père cloue les deux premières planches entre elles et dit à son fils :
39 « Tu vois, c’est facile, faut juste qu’elles soient bien tenues l’une contre l’autre. »
40 Johnson acquiesce avec un sourire.
41 « Ramène-moi la suite, je vais te montrer. »
42 Le garçon se précipite alors et lui ramène tout le reste. Son père lui explique que nous n’avons pas bien mesuré et que les côtés ne vont pas entre eux, qu’il faut recouper certaines planches… Ils partent tous les deux chercher d’autres planches dans le garage et reprennent tout à zéro. C’est la première fois que le père et le fils font quelque chose ensemble devant moi. Je les laisse un moment en expliquant que je n’ai pas envie de gâcher leur travail, que je préfère regarder comment ils s’y prennent. Le père se prend vite au jeu et se montre de plus en plus patient avec son fils : il lui explique chaque mouvement et lui donne les outils pour qu’il fasse à son tour. Ils passeront ainsi une bonne heure à construire cette cabane à oiseaux ensemble. Une fois terminée, le papa lui dit :
43 « Bah voilà, tu vois c’était pas bien compliqué.
44 – Elle est trop belle ! » dit le garçon.
45 L’homme sourit à son fils, puis pour la première fois à moi. Je sens de la fierté dans son regard. Il retourne dans la maison. Je me prépare pour partir, le père est dans le canapé.
46 « Au revoir Johnson, on se voit la semaine prochaine pour peindre la cabane. Au revoir Monsieur. »
47 Je m’approche et lui tends la main pour le saluer ; il se lève et me la serre en me disant :
48 « Si vous voulez il me reste de la peinture dans le garage, pas la peine d’en ramener la prochaine fois.
49 – Oh super ! C’est très gentil. Mais si vous voulez vous pouvez la peindre avec Johnson ce week-end et me la montrer la prochaine fois.
50 – On verra. Si j’ai le temps. »
51 Puis il se rassoit. Je sors de la maison et retourne au service.
52 Je reviens la semaine d’après. Le papa de Johnson n’est pas là… Mais c’est très fier que le garçon me montrera la cabane peinte et accrochée à l’arbre du jardin. (La mère se réjouira, étonnée de découvrir cette collaboration père-fils ; le père se montrera plus avenant avec l’éducatrice ; Johnson osera ne plus rester confiné dans sa chambre…)
53 L’éducatrice se heurte à la fermeture d’un père à tout accompagnement ; la relation avec son fils semble difficile : ce dernier paraît pour le moins intimidé par lui. Elle met en scène l’enjeu central : la rencontre entre cet enfant et son père. C’est la médiation du bricolage qui sert de pivot pour produire le changement. Au lieu de s’approprier l’enfant (ce père « ours » la poussait dans ce sens : « Voyez avec ma femme, m’embêtez pas avec des problèmes d’éducation », etc.), elle se place délibérément en position basse vis-à-vis du père, sollicite son aide, et se retire dans l’ombre dès qu’elle voit qu’enfin la greffe prend entre parent et enfant. Elle sait que pour cet homme, son intervention est a priori intrusive et le met tacitement en cause comme père (« Vous n’y arrivez pas seul avec votre fils, vous avez besoin d’une éducatrice »). La manœuvre consiste à le réhabiliter dans ses capacités manuelles (« vous êtes un fameux bricoleur ») et ainsi dans ses capacités éducatives (« vous faites plaisir à Johnson et vous lui transmettez un savoir »).
54 Comment faire pour qu’une telle histoire ne reste pas qu’une « jolie histoire » sans écho fécond pour nous ? La première tâche est de mettre en lien ce récit avec d’autres qui en élargissent la portée : ce n’est pas qu’une histoire liée à la seule créativité d’une éducatrice.
55 G. Ausloos [2] évoque le cas d’un adolescent en difficultés, scolaires notamment. Le dossier est fort épais, centré sur l’absentéisme du père, imputé à son alcoolisme : il va au café tous les soirs après le travail, la mère se retrouve seule, le fils ne fait pas ses devoirs… G. Ausloos découvre que le père aime le football, que le fils pratique ce sport et y a été inscrit par le père qui l’y conduit et assiste au match. G. Ausloos affirme que plutôt que traiter le problème directement, il faut soutenir cette compétence du père, pour « l’amplifier ». J’ai découvert ce genre de stratégies et leur puissance grâce à des récits d’éducateurs : expliciter le lien entre centre d’intérêt de l’enfant et centre d’intérêt du parent, pour que les deux protagonistes se reconnaissent au travers d’une activité (tel père, tel fils…). Un père, « négligent » lui aussi, se réfugie dans son jardin potager au lieu de s’occuper de son fils ; l’éducateur découvre que l’enfant aime beaucoup la nature ; il suggère au père : « Vous pourriez peut-être laisser un petit coin de jardin à votre fils » ; quelques semaines plus tard : « Ça va mieux avec mon fils… Et puis il connaît des choses ! » Sophiane, 2 ans et demi, insulte sa mère et la frappe. Un jour, c’est le père qui vient chez nous, la mère étant souffrante. Il raconte aux éducateurs sa fierté d’avoir des mains en or en mécanique automobile ; à ce moment, son fils montre à l’éducateur sa petite voiture dont le pneu est abîmé ; l’éducateur renvoie l’enfant à son père : « C’est lui le spécialiste ! » Dans les deux cas, la situation changera radicalement.
56 On peut retrouver des scénarios proches dans des moments de jeu par exemple : la mère ne veut pas jouer avec son enfant, l’éducateur joue avec celui-ci, la mère tourne autour d’eux, l’éducateur se lève sans un mot et laisse la place. Le père de Sam doit venir le chercher à la mecs ; il se fait attendre, l’enfant est de plus en plus agité, l’éducateur commence à jouer au ping-pong avec lui ; le père arrive : l’éducateur se retire sous prétexte d’un coup de fil urgent. Il retrouve le père et le fils occupés à une partie joyeuse et acharnée… Une mère attend avec sa fille, Noémie, son mari devant l’entrée de la mecs. L’éducateur fait de la pâte à sel dans une salle avec un groupe et les aperçoit toutes les deux. Noémie murmure : « On en faisait avec maman. » L’éducateur invite celle-ci à lui montrer comment faire, se présentant comme débutant en matière de pâte à sel ! Le travail avec cette mère changera…
57 Créer une place neuve au parent, lui laisser pour ainsi dire la priorité : ce principe se retrouve à propos des actes du quotidien (toilette, vêtements, repas…) si souvent objet de conflits entre institutions et familles. L’éducateur demande à l’enfant : « Elle faisait comment ta mère ? » ; si possible il demande directement au parent : « Vous, vous faites comment ? » Et dans les deux cas, il reprend effectivement « la méthode du parent », qui est bien sûr la meilleure… Pour les éducateurs, « travailler avec les familles » n’est pas toujours « parler avec le parent », mais c’est toujours donner à l’enfant au moins la preuve qu’on valide ce qui le relie à sa famille : reconnaître en acte le lien parent-enfant, lien unique au-delà des avatars (parent disparu, maltraitant, étouffant…) qu’il connaît dans la réalité d’une histoire…
58 J’aime parler ici de rituel de reconnaissance : rituel, parce que, contrairement à l’idéologie ambiante, tout ne se traite pas par la parole (un rituel suppose aussi des actions symboliques) ; rituel, parce qu’il y a résolution d’une contradiction (un rituel vivant crée un passage, ici entre institution et famille). Un éducateur qui photographie l’enfant et le parent ensemble [3] se fait témoin du lien dans une « cérémonie » qu’il « préside » : « célébrant » leur histoire, il y trouve sa juste place. L’impact étonnant de ce type de geste vient de ce paradoxe que l’agent potentiellement séparateur, ou du moins intrusif, devient celui qui valide le caractère unique de leur relation. Ce faisant, on délivre l’enfant d’un conflit de loyauté, il n’a pas à renier son parent (même s’il sait que celui-ci n’est pas « idéal ») : Johnson voit combien Manon valorise son père, et ainsi l’éducatrice gagne sur les deux tableaux, usant de « la méthode Colombo [4] » (l’éducateur joue devant le parent à être maladroit), position basse qui va parfois jusqu’à ce que j’appelle la tactique de l’éducateur éduqué. Autant de formes de « recadrage » (reframe) au sens de l’école de Palo Alto : changer le scénario annoncé (moi, éducateur spécialiste, je te presse de changer ; toi, éduqué « à problème », tu résistes) en un autre « jeu » (dont tu sors par le haut).
59 Mais on ne peut donner à voir le moment éducatif qu’en dépliant la trame de l’action, le jeu subtil entre paroles, gestes, objets, actions, espaces, monologue intérieur… Souvent, l’éducateur ne raconte que le problème initial et son dénouement : il ne voit pas lui-même ce qu’il a fait pour que « ça change ». Paul Fustier différenciait le récit, nécessaire à qui travaille dans le quotidien « pluriel et complexe », des « vignettes cliniques » propres au psychologue qui travaille dans un bureau, « petits textes de quelques lignes (“le petit Lucien a fait ci, ça…”) qui illustrent la recherche clinique proprement dite [5] ». Il faut ajouter qu’à la différence de l’approche clinique, on est centré dans le récit d’ouverture sur ce que trouve l’acteur pour sortir l’autre de son impasse. Observer, avoir une idée de ce que vit quelqu’un est un premier temps ; mais la question reste de savoir ce que je fais de ce que l’autre fait. Et peut-être que, paradoxalement, je comprendrai après coup mieux l’autre et « son problème » à partir de ce que j’ai réussi avec lui.
60 Comment est écrite l’histoire de Johnson ? De façon simple et limpide : un jeu de scène, avec ses dialogues, ses didascalies (mouvements, gestes…), où sont présentes aussi les pensées à chaud de l’éducatrice qui cherche à chaque étape comment garder le cap. Dans le temps du récit lui-même, pas de commentaire, pas de justifications explicatives, pas d’émotion complaisante, juste une narration minutieuse. Et pas de théorie, pas de concepts… Mais alors, d’où vient à cette éducatrice l’inspiration de son action ? Souvent, les éducateurs me disent à ce stade : pas besoin de théorie, puisqu’on peut faire des choses profondes sans concept, sans se référer à un auteur… Dans son analyse après coup, Manon insistait sur la théâtralité de sa posture ; elle a fait du théâtre auparavant, et cela l’a aidé à jouer les enjeux. C’est donc une expérience qui l’avait guidée. Il faut ajouter qu’elle avait reçu en formation une incitation à passer par des gestes concrets signifiant la reconnaissance du caractère unique du lien parent-enfant. Il nous faut là des concepts qui relaient l’évènement. Sinon, l’ouverture se refermera aussi vite, nous ne verrons pas ce qui se répète d’une histoire à l’autre. Et je peux réussir intuitivement une chose très profonde, mais j’ai moi aussi mes points aveugles… Nous avons besoin d’une théorisation qui nomme le geste lui-même, pour constituer la « trouvaille » de l’acteur en stratégie transférable, au-delà du caractère unique de toute situation. Ces notions opératoires viendront de champs divers, et nous pouvons même en inventer ! (cf. celles que j’ai soulignées plus haut : centre d’intérêt, recadrage, compétence, reconnaissance du lien, méthode Colombo…).
61 La dimension singulière de l’intervention éducative, il faut la saisir dans un vécu beaucoup moins prestigieux dans notre culture que la parole (l’entretien). S’agissant des éducateurs, l’acte parle parfois à la place des mots, ou du moins le geste se joint à la parole. Sans doute que l’éducatrice aurait tout gâché si elle avait tenu des discours explicatifs (« Vous ne vous occupez pas de votre fils et vous lui faites peur » ; ou même après coup : « Voyez, votre enfant a besoin de vous »). La force de ce type de stratégie tient à certains silences « à bon entendeur », chargés de pudeur et de respect (le père de Johnson, comme son fils, a perçu le message implicite du théâtre que fait l’éducatrice !). Bien sûr, tout accompagnement éducatif comporte aussi des moments décisifs d’échanges langagiers. On a besoin de travailler un art de la parole et de l’écoute. Mais il reste que ce niveau (symbolisation des enjeux, ritualisation créative) est spécifique à ceux qui accompagnent dans la réalité même. On retrouve cette invention d’expériences neuves dans bien d’autres moments que s’agissant du travail sur le lien filial. Dans le quotidien au travers du jeu, de médiations pour ritualiser le lever, le coucher… ; dans des activités comme le théâtre, l’écriture, les sports à risque, où la personne à la fois peut rêver et doit faire avec la réalité, où elle se dépasse, découvre un monde… Une épreuve « initiatique » donc. Scènes où encore une fois sont en jeu la parole, mais aussi le corps, le geste, des objets, un décor, le groupe…
62 L’expérience en question ne peut parler toute seule : il faut l’écrire pour qu’elle se rende visible et parle à d’autres. On s’y met ? Un site serait un bel outil pour cela…
Mots-clés éditeurs : écriture, éducation spécialisée, récit, identité professionnelle, théorisation
Mise en ligne 01/06/2018
https://doi.org/10.3917/empa.110.0068Notes
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[1]
Seul le numéro 5 est disponible, via le site de l’irts-Paris-idf. Un livre sortira prochainement, reprenant les quatre premiers numéros, aux éditions L’Harmattan.
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[2]
G. Ausloos, « La notion de compétence », dans B. Cyrulnik, M. Elkaïm, Entre résilience et résonance, Paris, Fabert, 2009.
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[3]
F. Alföldi, Mille et un jours d’un éducateur, Paris, Dunod, 2008 ; F. Hébert, Chemins de l’éducatif, Paris, Dunod, 2014, p. 190-193.
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[4]
F. Alföldi, op. cit.
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[5]
P. Fustier, entretien, dans Le fil du récit, n° 3.