Notes
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[1]
L’exposition a été conçue en deux volets, l’un au LaM et l’autre à l’American Folk Art Museum (New York). Elle s’est tenue au LaM jusqu’au 25 mars 2018, regroupant 34 artistes et plus de 260 œuvres. Le second volet a été présenté à l’American Folk Art Museum jusqu’au 27 mai 2018, sous le titre Vestige & Verses: Notes from the Newfangled Epic, et réunit une sélection complémentaire de 21 artistes.
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[2]
N. Cirier, L’œil typographique, offert aux hommes de l’un et de l’autre sexe, notamment à MM. les correcteurs, protes, sous-protes, etc. (1839), Paris, Éditions des Cendres, 2004.
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[3]
N. Cirier, L’Apprentif Administrateur, pamphlet pittoresque (!), littérario-typographico-bureaucratique, pouvant intéresser toute personne employée, employable, ex-employée, par quelqu’un de cette dernière catégorie (1840), Reims-Bassac, Bibliothèque municipale de Reims/Plein Chant, 2000.
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[4]
Jean Dubuffet invente le terme d’art brut en 1945. Voir : J. Dubuffet, L’art brut préféré aux arts culturels, Paris, Compagnie de l’Art Brut, 1949.
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[5]
C. Delacampagne, « L’écriture en folie », Poétique, Revue de théorie et d’analyse littéraires, n° 18, Paris, Seuil, 1974.
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[6]
M. Thévoz, Écrits bruts, Paris, Presses universitaires de France, 1979.
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[7]
P. Éluard, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, Villeneuve-lès-Avignon, Poésie 42, 1942.
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[8]
C. Bryen et B. Gheerbrant, Anthologie de la poésie naturelle, Paris, K éditeur, 1949.
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[9]
Le manuscrit, écrit de 1930 à 1934 et titré Encyclopédie des sciences inexactes, ne sera édité que récemment. R. Queneau, Aux confins des ténèbres. Les fous littéraires français du xixe siècle, Paris, Gallimard, 2002.
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[10]
Publié par Michel Thévoz dans Écrits bruts, op. cit., p. 229-230.
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[11]
M. Thévoz, Le langage de la rupture, Paris, Puf, 1978 et Écrits bruts, op. cit.
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[12]
A. Farge, Le bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au xviiie siècle, Paris, Bayard, coll. « Le rayon des curiosités », 2003.
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[13]
P. Artières, La police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique (1852-1945), Paris, La Découverte, 2013.
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[14]
J. Oury, « Présence d’Aimable Jayet », L’art brut, fascicule 3, Paris, 1965.
-
[15]
Sur A. Jayet, voir : C. Boulanger, « À bords perdus, à propos d’Aimable Jayet », dans A. Holin, N. Poisson-Cogez (sous la direction de), Espaces dessinés/Espaces du dessin, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014.
1 « Les anciens Mexicains avaient une écriture fort singulière : on a recueilli leur histoire écrite avec des cordelettes », écrivait Nicolas Cirier dans un étrange manuscrit titré : Curiosités d’hiver ses, de toute saison, de tout âge, de tous les temps et de tous les lieux. Surnommé « le typographe fou », ressuscité de l’oubli par Raymond Queneau, il est aussi l’auteur d’ouvrages dans lesquels un discours insolite se mêle à de grandes libertés typographiques. En regard de cette affirmation de Cirier, ce sont nos propres singularités dans l’écriture qu’il s’agit de découvrir dans l’exposition Les refuges du récit. Écritures, langues et mondes imaginaires à partir de l’art brut organisée au LaM, Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Lille métropole [1]. Textes cryptés, journaux intimes mêlés de slogans, écritures secondaires, logographies, glossolalies, contacts avec les esprits, chants et graffitis peuvent se décliner sur tout type de support, du cahier d’écolier à la cassette audio, en passant par la nappe de papier ou le monument. Ces récits dans lesquels le dessin se mêle aux mots et à la voix, et qui composent d’étonnants systèmes narratifs, peuvent prendre la dimension d’un monument ou celle d’un tout petit carnet glissé dans une poche ; dans tous les cas la construction du texte est déplacée dans un système plastique qui lui offre la possibilité de visibilités nouvelles.
2 C’est le cas de l’œuvre de Nicolas Cirier (1792-1869), typographe et correcteur à l’Imprimerie royale à partir de 1828. Se pensant victime d’une injustice lorsqu’une autre personne est nommée à sa place correcteur en chef, il démissionne en 1836 et écrit deux pamphlets interrogeant les rapports entre typographie et autorité intitulés L’œil typographique [2] en 1839, et L’Apprentif Administrateur [3] en 1840. Quelque temps plus tard, en 1850, dans L’Horthographe rhendhue phacilhe, il propose une réorganisation de l’orthographe consistant à multiplier les lettres dans les mots. Dans Les enfants du limon, publié en 1938, Raymond Queneau retient les éditions de Cirier : « Ces deux ouvrages sont des “pamphlets”, remarquables surtout par l’emploi désordonné de tous les “arts graphiques” (chiro-, tachy-, typo-, litho-, auto-, chalco-, cassitéro-, phello-, xylo-, polytypo-graphie, nous apprend-il lui-même), la multiplicité des cartons et des papillons de toutes les couleurs et la variété des caractères employés (grecs, arabes, chinois, etc.) – bref un régal pour les amateurs. »
3 Dans sa révolution typographique, Cirier va mettre en péril l’utilisation de la casse, la boîte divisée en casiers où sont rangés les caractères nécessaires au compositeur d’imprimerie. Il va la rendre folle en transgressant sa disposition habituellement organisée autour d’une croix qui la subdivise en quatre parties, réservées successivement aux capitales, aux petites capitales, aux lettres minuscules, puis aux lettres accentuées les plus utilisées. L’ensemble est organisé pour optimiser le travail du compositeur, lui éviter des fatigues excessives dans le contexte d’un usage classique de la casse typographique. De nombreuses expressions utilisées en typographie nous rappellent leur proximité avec des termes liés au corps humain. On parle du corps de la lettre pour évoquer sa taille, de son œil pour le dessin de l’empreinte qu’elle laissera sur le papier, des jambages qui la prolongent vers le haut ou le bas, de la graisse qui permet de l’épaissir, sans parler de la panse de certaines lettres, de la ligne de pied. On évoque aussi la main du papier, son grain comme celui de la peau, le dos de la couverture. Le monument rebelle que veut ériger Cirier à l’orthographe savante doit commencer par dénaturer la typographie ; Aimable Jayet proposera quant à lui de dénaturer les syllabes. La composition de la page va être marquée par ce démembrement des usages et une nouvelle hétérogénéité libératrice va émerger dans l’association des mots et des motifs qui la composent. Une page retient notre attention, celle de L’œil typographique et la dimension de calembour visuel que porte le L apostrophe de l’œil retourné, coupé, enchevêtré à une représentation d’œil qui semble inspirée d’un motif de l’Égypte antique, elle nous indique la recherche d’une visualité du texte. Cette visualité est relayée dans la multiplication des inserts, des changements de papier et des couleurs utilisées dans les jeux avec le support. On découvre alors que le récit se construit dans les relais entre textes, représentations graphiques et supports.
4 Ces textes aux mises en forme multiples défiant les genres – ni roman, ni essai, ni autobiographie, ni journal, ni pamphlet, ni lettre, ni poème, ni illustration, ni bande dessinée – ont néanmoins fait l’objet de diverses classifications, entraînant celles de leurs auteurs. Ils se trouvent ainsi dans une Bibliographie des fous, établie par Charles Nodier (1835), puis rassemblés sous le nom de fous littéraires par Octave Delepierre (1860), Raymond Queneau (1938) et André Blavier (1982) pour ne citer qu’eux. D’autres encore intègrent l’art brut [4] (1945) de Jean Dubuffet, l’écriture en folie de Christian Delacampagne [5] (1974) ou les écrits bruts de Michel Thévoz [6] (1979). D’autres regroupements, plus légers, s’organisent autour d’ouvrages comme le recueil de textes constitué par Paul Éluard en 1942, Poésie involontaire et poésie intentionnelle [7], ou l’Anthologie de la poésie naturelle [8] réunie par Camille Bryen et Bernard Gheerbrant en 1949.
5 Les domaines de connaissance, convoqués par celles et ceux qui étudient ces textes, sont eux-mêmes multiples : de la médecine à l’anthropologie, en passant par la création artistique et littéraire, mais aussi la linguistique, la psychologie et la philosophie. Cependant, dans la majorité des cas, les résistances de ces productions à être intégrées aux conventions, aux normes existantes sont remarquées et, ce faisant, leur dimension marginale soulignée. Créations réalisées « aux confins des ténèbres » comme l’écrivait Raymond Queneau en 1934, suite à ses recherches menées à la Bibliothèque nationale sur des manuscrits du xixe siècle, à partir desquels il établira une anthologie d’écrits singuliers [9]. Aux sources de l’art brut, que Dubuffet imagina un temps nommer art obscur, se trouve aussi l’écrire. Dans les fascicules de L’art brut, publiés à partir de 1964, il donne une large place à des écrits, ceux d’Aloïse Corbaz, d’Adolf Wölfli, ou d’Aimable Jayet, par exemple. En 1969, il rédige un « Projet pour un petit texte liminaire introduisant les publications de “L’art brut dans l’écrire” [10] ». Ce projet sera en fait réalisé par Michel Thévoz [11]. En même temps qu’un hors catégorie, se dessine un extra-ordinaire, une marginalité exemplaire. Le but est de faire valoir que si les hautes excentricités des fous littéraires affolent les savoirs et leurs codes, les écrits bruts s’attaquent de façon plus radicale à la structure même du langage.
6 Un carnet anonyme, de petit format, composé de papiers de récupération, semble relever de cette catégorie de l’art brut dans l’écrire. Il nous interpelle par son aspect fruste autant que par la complexité de son assemblage. Il est relié par une couture de gros fil et traversé par un signet fait d’un fragment de papier violet qui dépasse largement ; l’ensemble tient aisément dans une poche. Ce carnet, couvert d’une écriture manuscrite au crayon, développe une description géographique dans laquelle figurent les pôles et l’équateur. La complexité de l’objet réside dans son façonnage qui désorganise le texte en le découpant de façon à le rendre incompréhensible. Glissée sous la couture, une coupure de presse pliée sur elle-même indique par allusions que le message du carnet doit demeurer indéchiffrable.
7 C’est un acte étonnant que de mettre en forme un recueil de textes tout en organisant son illisibilité. Est-ce la garantie d’une protection de l’écrit, le gage d’une intimité protégée ? Le contexte probablement asilaire de sa réalisation donne à penser que ce geste est calculé de façon à créer un objet détachable de soi, comportant des indications qu’il s’agit de protéger, comme on le ferait d’une carte au trésor. Infime capital de poche. Ambivalence du geste qui donne à voir dans le temps même où l’auteur organise son retrait. Solitude indispensable au créateur en train d’ouvrir un territoire médian entre lui et le groupe, un corps intermédiaire. Ce serait le lieu de l’œuvre comme possibilité de se rejouer, de rejouer ce brouillon qu’évoque Arlette Farge dans Le bracelet de parchemin [12] : « Tout homme porte en lui une sorte de brouillon, perpétuellement remanié, du récit de sa vie. » Ouvrage dans lequel Farge se penche, par l’intermédiaire des archives de police, sur la place de l’écrit portatif dans la classe laborieuse, en France, au xviiie siècle. Elle nous apprend que cet écrit peut prendre différentes formes : celle du parchemin enroulé autour du poignet comportant l’inscription d’un patronyme et l’indication d’un métier ou d’un village, mais c’est aussi le carré de papier plié, glissé dans un corsage ou abrité dans une poche. Un écrit qui dans le cas de cet écrit anonyme nous est transmis sans nom d’auteur, sans lieu de provenance, une « pure existence graphique », pour reprendre les termes de Philippe Artières à propos des écrits anonymes issus de prison [13]. Un témoignage et son langage qui pourraient, avec le temps, se refermer peu à peu sur eux-mêmes, sur la folie qui les construit, jusqu’à devenir totalement inaccessibles au lecteur potentiel.
8 Mais il peut suffire d’une rencontre comme celle qui eut lieu entre Jean Oury [14], jeune interne à l’hôpital de Saint-Alban en Lozère entre 1947 et 1949, et Aimable Jayet (1883-1953) [15] pour qu’une œuvre sorte de l’anonymat et trouve une existence autre que graphique.
9 À l’âge de 10 ans, après la séparation de ses parents, fermiers en Normandie, Jayet est pris en charge par ses grands-parents. Devenu boucher, puis vendeur de fonds de boucherie à Paris, ses affaires périclitent après la crise de 1929. Suite à une tentative de suicide, il est placé d’office, à l’âge de 57 ans, à l’hôpital de Sainte-Anne. Considéré comme malade chronique, Jayet sera transféré à Ville-Evrard en 1936, puis à l’hôpital psychiatrique de Saint--Alban en 1939, jusqu’à sa mort. C’est là qu’il réalisera l’intégralité de son œuvre connue. Dès 1941, il exécute sur des sacs de ciment mis à plat des dessins de grand format au crayon de couleur et à l’encre, dont Bar vins lits cœurs, une grande composition, qui est également un long manuscrit. Le texte, au travers de sa rédaction si particulière, évoque la vie de Jayet à Paris et particulièrement le moment tragique de la disparition de son seul enfant. La composition est dominée par deux grands yeux verts dessinés dans la partie supérieure. Le texte de Jayet nous regarde, à moins que ce ne soient les yeux de ses ancêtres, les grands-parents qui sont aussi le Soleil et la Lune le scrutant en train de créer. Ils nous rappellent l’œil typographique de Cirier. La composition, chez Jayet comme chez Cirier ou dans le cahier anonyme, devient corps intermédiaire. Elle s’organise en une succession de plis qui contiennent le texte, sans pour autant qu’on puisse jamais faire référence à l’objet livre. Et pourtant les jeux de symétries de la composition renforcent le pli central de l’ouvrage qui apparaît à la fois comme séparation et lien. Ce pli du support va jouer dans l’œuvre de Jayet la fonction d’une articulation majeure. Un dessin appartenant à la Collection de l’art brut à Lausanne représente un animal écorché. Est-ce un bœuf ou un cochon ? Le corps occupe quasiment toute la page. De son diaphragme, schématisé par un cercle, partent des lignes qui rejoignent en haut l’inscription « Pattes en l’air LEPER A LEFILS J LAMER » et en bas « NOBLESSE OBLIGEOLES Le silence est d’or ». L’écorché dessiné par Jayet est relié à la mer et au vent. Dans une construction typique de l’artiste, les questions liées à sa propre filiation se trouvent mêlées au corps animal. Dans l’anatomie animale, le diaphragme se trouve à l’intersection de la partie haute et de la partie basse du corps. C’est aussi pour le boucher un point important dans la découpe de la carcasse. Les initiales « A J » nous indiquent-elles une sorte d’autoportrait ? N’a-t-il pas été dit que Le bœuf écorché de Rembrandt était son autoportrait le plus cru ? En fait, à bien regarder l’image et en allant à l’essentiel, nous pouvons voir une carcasse humanisée. Tout autour une série de noms de personnes et de lieux viennent en appui sur le corps à la façon de contrevents. Ce qui gouverne la représentation serait un corps dans lequel interviennent des signes dessinés ou écrits. Ils sont placés suivant des critères spatiaux : gauche/droite, bas/haut, endroit/envers. Les éléments de contreventement du corps, les textes posés en appui sur lui, se combinent à l’image dans une économie signifiante dont on ne sait, au final, si elle est destinée à être lue ou simplement regardée. En regardant de plus près, nous constatons que les textes latéraux et d’autres inscriptions placées tête-bêche par rapport au corps nous incitent à tourner la feuille. Ils sont composés de patronymes, de noms de lieux et d’objets. La présence du père et de la mère de Jayet par ses initiales, ainsi que par de nombreux noms de famille, donne une seconde vie à cette carcasse en l’inscrivant dans un réseau social. Le couple d’initiales « A J », tel qu’il est placé, semble être une allusion directe à l’acronyme inri, surmontant les représentations de la Crucifixion.
10 C’est par un refuge à la fois naturel et architecturé du récit que notre parcours se poursuit. Une pierre trouvée, une tache, un nuage sont supports immémoriaux à la rêverie. Une forme insolite, un profil, un animal apparaissent là où nous ne les attendions pas. Le facteur Ferdinand Cheval (1836-1924) fera de sa rencontre avec un caillou à la forme étrange, lors d’une tournée postale, la base d’un travail opiniâtre de plus de trente années (1879-1912) pour faire émerger, dans le petit village de Hauterives dans la Drôme, un palais de rocaille, de ciment et de mots. Se construit une nouvelle alliance entre l’homme et la nature, dans laquelle animaux, personnages fantastiques et architectures se mêlent aux devises et avertissements gravés dans le ciment. Autant l’architecture du Palais idéal est spectaculaire, autant le programme textuel qui la compose est – en dehors de quelques citations célèbres dont le « Défense de rien toucher » – peu connu. Les phrases gravées sont si nombreuses que nous songeons à un livre, à un labyrinthe textuel et mémoriel. Cette structure narrative est à la fois unique par son ampleur et symptomatique, par son programme, de ceux que Bernard Lassus nomma les habitants paysagistes. L’élément naturel devient le déclencheur de la narration.
11 La matérialité de support peut se mêler de façon intime au texte. Palanc (1928-2015), pâtissier à Vence, surnommé « l’écrituriste » par Dubuffet, a mis au point un alphabet en « ouvertitude » et en « fermetitude » destiné à transcrire les mouvements de sa pensée et ses états d’âme. Sur ses toiles, il inscrivait son texte codé à l’aide de coquilles d’œuf pilées et d’autres matières et procédés dérivés de sa profession de pâtissier. Être face à sa création, c’est avant tout contempler des peintures à l’apparence abstraite et d’une très haute qualité graphique, mais c’est aussi être face à une prise de liberté du langage qui voyage dans des formes inconnues de nous.
12 Une constante chez Jean Perdrizet (1907-1975), inventeur à Digne-les-Bains, est d’essayer d’entrer en contact avec un monde immatériel, peuplé de fantômes et d’extraterrestres, et, tel un agent de liaison, de forger des outils de communication à notre usage. Une communication basée sur la révélation entre fiat lux et eurêka, entre vision et compréhension des lois qui régissent le monde. Il réalise des plans de machine combinant créativité graphique et poétique, à la recherche d’une voie médiane entre lisibilité et visibilité clairement énoncée, dans Machine à lire et à voir (1971), Machine à écrire avec l’au-delà (1971), Machine à lire par spectres (1972). Son œuvre est programmatique. Il élabore une langue universelle à partir d’un codage de l’alphabet qui oscille entre écriture secondaire et écriture hiéroglyphique : la langue t. Perdrizet explique, dans son livret d’apprentissage, choisir la lettre t car sa forme symbolise l’homme avec son trait supérieur correspondant à la tête, sa barre horizontale aux bras et la partie basse à la jambe et un pied. Il invente une « pictographie dactylographiée », une écriture imagée de hiéroglyphes composés à la machine à écrire. L’alphabet latin, majuscules et minuscules, ainsi que tous les signes de ponctuation et les diacritiques que l’on trouve sur un clavier azerty sont mis à profit pour écrire une très grande variété de compositions de mots. Ainsi la lettre U veut dire coffre, et boîte lorsqu’elle est recouverte d’un accent grave représentant un couvercle.
13 Pourquoi inventer une écriture ? C’est, pense-t-on, dans le but de fixer des échanges, de se souvenir, de communiquer. Mais avec qui ? Certains auteurs choisissent une écriture cryptée, codée, à ne partager qu’avec quelques-uns ou incompréhensible par un autre que soi. Le texte codé prend des allures de paysage hermétique chez Michel Roux (1950-2013). Instituteur de 1972 à 1977, il dessine depuis 1972, d’abord sur des paquets de cigarettes puis, sur l’incitation du galeriste Pierre Chave, sur du papier à dessin ; le changement de format va lui permettre d’épanouir son œuvre. Ses premières compositions font référence au dédale des rues du quartier du Panier à Marseille. Une autre source majeure d’inspiration est l’appareillage des murs de pierres sèches et celui d’un mur de l’abbaye du Thoronet. Installé dans le Haut-Var, il vit de façon extrêmement modeste dans un cabanon aménagé d’une terrasse bordée d’un muret de pierres. Une vue magnifique s’ouvrait devant lui, dont il ne profitait que peu, occupé à dessiner dans le cabanon, percé d’une seule petite fenêtre, ses extraordinaires compositions qu’il nomme Hiérogrammes. En 1978, il dresse avec François Cali le lexique de ces signes, et il en compte alors 92. Sur des feuilles de papier au format raisin, il dessine à l’encre de Chine des petits carrés de cinq millimètres de côté. Leur juxtaposition finit par créer des sortes de grands paysages de signes.
14 Pendant quarante ans, Jean-Marie Massou a creusé des galeries dans la campagne du Lot. Ne sachant ni lire ni écrire, il a trouvé d’autres moyens de transmettre ses messages en gravant sur des pierres des signes idéographiques à destination de lointains extraterrestres, en dessinant ses rêves et en s’enregistrant, à l’aide d’un magnétocassette, sur un fond de musique de variétés. Il livre ainsi sur la bande magnétique les souvenirs de son enfance et de sa vie passée auprès de sa mère. Des compositions chantées, ses complaintes, agrémentent l’ensemble. Le travail de la voix est basé sur des réenregistrements successifs qui, à la façon d’un palimpseste, conservent l’enregistrement précédent. « Il y en a qui écrivent, moi j’enregistre », aime à dire Massou. Il enregistre aussi les rêves qui peuplent ses nuits et qu’il imagine prémonitoires. Par la suite, en écoutant ses enregistrements, il dessine et réalise des collages à propos de ses visions. La structure narrative s’échappe de l’écriture, elle se tisse avec le paysage creusé de cavernes, ponctué de bornes gravées. De nouvelles mises en forme apparaissent. Avec Massou, la dimension sonore de l’œuvre est remarquable, mais le fond reste identique, le récit en son nouveau refuge prend possession de la personne comme de son quotidien, et les projette dans un monde lointain, souvent lié à l’enfance.
15 La mise en récit au long de notre texte fut d’abord abordée par une mise en espace du regard, puis par un accompagnement de la main et de la poche, un rapport singulier entre livre, corps humain et corps animal, un recueil pour le corps et sa déambulation, machine à communiquer avec l’au-delà et enfin sanctuaire de la voix et des rêves. Ces structures narratives ont ainsi la double fonction de recueillir et de propulser les récits ; leurs dimensions magiques ne sont pas oubliées, elles sont évoquées dans l’exposition Les refuges du récit autant pour leurs dimensions communes que pour leurs singularités. Écritures du quotidien, de la banalité, elles vont prendre un tour extraordinaire. Elles nous demandent d’être plus attentifs aux modes d’émergence et de conservation du langage. Dans une continuité historique remarquable, de la naissance de l’époque moderne jusqu’à nos jours, se dessinerait en creux un réservoir de création qui nous incite à repenser nos rapports à l’écriture. Des créations souvent considérées comme pauvres et marginales à leur époque apparaissent précurseurs de modes d’écriture contemporains, en particulier dans l’utilisation concomitante de l’alphabet et de signes pictographiques ou dans les modes de notation phonétiques. Ces œuvres, dans leur diversité, doivent surtout nous inciter à l’ouverture d’esprit dans nos approches, historiques comme contemporaines.
Mots-clés éditeurs : existence graphique, fous littéraires, création, écrits bruts, folie, art brut, langues inventées
Mise en ligne 01/06/2018
https://doi.org/10.3917/empa.110.0028Notes
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[1]
L’exposition a été conçue en deux volets, l’un au LaM et l’autre à l’American Folk Art Museum (New York). Elle s’est tenue au LaM jusqu’au 25 mars 2018, regroupant 34 artistes et plus de 260 œuvres. Le second volet a été présenté à l’American Folk Art Museum jusqu’au 27 mai 2018, sous le titre Vestige & Verses: Notes from the Newfangled Epic, et réunit une sélection complémentaire de 21 artistes.
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[2]
N. Cirier, L’œil typographique, offert aux hommes de l’un et de l’autre sexe, notamment à MM. les correcteurs, protes, sous-protes, etc. (1839), Paris, Éditions des Cendres, 2004.
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[3]
N. Cirier, L’Apprentif Administrateur, pamphlet pittoresque (!), littérario-typographico-bureaucratique, pouvant intéresser toute personne employée, employable, ex-employée, par quelqu’un de cette dernière catégorie (1840), Reims-Bassac, Bibliothèque municipale de Reims/Plein Chant, 2000.
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[4]
Jean Dubuffet invente le terme d’art brut en 1945. Voir : J. Dubuffet, L’art brut préféré aux arts culturels, Paris, Compagnie de l’Art Brut, 1949.
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[5]
C. Delacampagne, « L’écriture en folie », Poétique, Revue de théorie et d’analyse littéraires, n° 18, Paris, Seuil, 1974.
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[6]
M. Thévoz, Écrits bruts, Paris, Presses universitaires de France, 1979.
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[7]
P. Éluard, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, Villeneuve-lès-Avignon, Poésie 42, 1942.
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[8]
C. Bryen et B. Gheerbrant, Anthologie de la poésie naturelle, Paris, K éditeur, 1949.
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[9]
Le manuscrit, écrit de 1930 à 1934 et titré Encyclopédie des sciences inexactes, ne sera édité que récemment. R. Queneau, Aux confins des ténèbres. Les fous littéraires français du xixe siècle, Paris, Gallimard, 2002.
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[10]
Publié par Michel Thévoz dans Écrits bruts, op. cit., p. 229-230.
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[11]
M. Thévoz, Le langage de la rupture, Paris, Puf, 1978 et Écrits bruts, op. cit.
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[12]
A. Farge, Le bracelet de parchemin. L’écrit sur soi au xviiie siècle, Paris, Bayard, coll. « Le rayon des curiosités », 2003.
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[13]
P. Artières, La police de l’écriture. L’invention de la délinquance graphique (1852-1945), Paris, La Découverte, 2013.
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[14]
J. Oury, « Présence d’Aimable Jayet », L’art brut, fascicule 3, Paris, 1965.
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[15]
Sur A. Jayet, voir : C. Boulanger, « À bords perdus, à propos d’Aimable Jayet », dans A. Holin, N. Poisson-Cogez (sous la direction de), Espaces dessinés/Espaces du dessin, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2014.