1 Depuis des années que je suis en thérapie avec le Docteur Chaperot, je fais un rêve.
2 Pas souvent, souvent, mais il revient.
3 Je rêve qu’un chewing-gum blanc est collé sur ma langue et qu’avec mes doigts j’essaye de le décoller, que je l’attrape, que je tire dessus, je tire sur des petits morceaux et ça colle et ça paraît sans fin, je n’arrive pas à le décoller. C’est une masse gluante et molle.
4 Avec le Docteur, quand on a écrit le livre il y a trois ans, écrire, pour moi, à ce moment-là c’était pour essayer de rassembler des morceaux épars de moi qui avaient volé en éclats. C’était, avec son aide, essayer de recoller quelque chose qui avait explosé. Prendre des petits bouts, un peu de lui, de mon Docteur, un peu de moi, un peu de lui, aussi, qui me voit moi, écrire des morceaux d’histoire qu’on mettrait dans un objet solide et qui existe. Essayer d’entendre de nouveau un son, le son d’une voix fluette mais un son quand même. Alors à chaque séance de thérapie on parlait un peu du livre et on rassemblait des morceaux. On organisait, désorganisait, chamboulait, précisait. Il accompagnait et portait mon désordre.
5 Mon impuissance. Mon envie de vivre et ma mélancolie. Je me sentais importante aussi. Ça donnait un but. C’était plutôt très éprouvant mais écrire était aussi pour accrocher quelque chose, un objet, un but, une lueur. Contenue à l’intérieur de lui, de la thérapie, du livre, je pouvais m’exprimer, dire ce que j’avais à dire.
6 Écrire pour se donner une consistance. Allier cette parole que je prononçais en séance et qui me semblait se perdre dans l’infini, sans le moindre écho, à la matérialité de l’écrit, tentative pour retrouver un corps et rassembler corps et esprit.
7 J’ai arrêté un peu d’écrire, puis c’est revenu, à cause de ce chewing-gum.
8 Ce chewing-gum il est collé à moi, à ce que je voudrais dire et il m’empêche de penser.
9 Il est très très confortable et je le connais bien. Il m’hypnotise.
10 Il est si collé à ma langue, à moi, que je ne peux sentir mon propre contour, ma propre peau. C’est une forme indifférenciée.
11 Il n’a pas de volonté propre et il m’empêche d’en avoir, on ne forme qu’un, c’est une fusion collante, ce sont des bras hypothétiques mais des bras tout de même, c’est chaud, c’est comme une bulle qui me coupe de l’extérieur.
12 Alors, je sors, je me suis acheté un petit ordinateur, je vais en ville et j’écris pour essayer de me décoller du chewing-gum. Je m’accroche à l’écriture comme à un rivage, comme à une main, j’essaye d’aller attraper autre chose, j’essaye d’attraper la main des mots, de l’écriture, pour essayer de créer une autre réalité, pour essayer de rejoindre les autres et rencontrer ma propre et leur propre fêlure. Je tente de faire glisser quelque chose pour sortir ce chewing-gum de ma bouche, avoir la force. Écrire pour devenir un être séparé de cette forme sans forme, élastique, cette forme sans queue ni tête, cette forme sans début ni fin, écrire pour s’écrire. Plus s’engloutir.
13 L’écriture, pour moi, peut être confortable et servir ce chewing-gum, elle peut tourner en rond et ne jamais me mettre en danger. Comme une rengaine, un disque rayé.
14 Non, ce que je cherche, c’est à sortir de ça, au fond je cherche toujours à sortir de mon labyrinthe, écrire pour rencontrer quelque chose de l’ordre de l’inattendu, une surprise, un souffle, quelque chose, une petite brise, un courant d’air, oui de l’air, quelque chose de léger.
15 Aussi, peut-être, aller chercher à s’arracher à ce chewing-gum qui me pétrifie, qui me fige, me cloue sur place. Me tue. M’empêche d’exister. Me transforme en statue.
16 Lutter contre ce non-lieu, cette non-existence, et tenter d’aller chercher la vie.
17 Encore une fois, essayer, encore, recommencer, serrer la main du Docteur Chaperot en début et en fin de séance et chercher enfin à faire « pleinement » alliance. Accepter. Accepter de rencontrer l’autre. Sans peur qu’il m’envahisse. Et accepter de voir que pour cet autre j’existe. Entière. Le vouloir, pour vivre.
18 À mesure que j’essaye d’écrire sur ce qui me fait écrire, je m’enfonce dans des sortes de marécages, sables mouvants sans fond.
19 Mais y a-t-il un fond ?
20 Plus je veux m’exprimer sur ça et plus rien ne m’intéresse, je coupe toutes les ramifications qui me relient à l’extérieur.
21 Cesser d’écrire alors. Et attendre. Que quelque chose vienne.
22 Ou écrire, encore, mais autre chose.
23 Christophe Chaperot,
24 thérapeute de Salomé,
25 entre autres choses
26 Lorsque Blandine Ponet m’a invité à produire un texte sur l’expérience singulière qu’a pu constituer l’écriture d’un livre avec une de mes patientes pendant sa psychothérapie (qui se poursuit), Salomé et son psychiatre, récit d’une expérience psychotique [1], j’ai tout d’abord lâchement décliné, prétextant une surcharge de travail, le fait que j’avais déjà beaucoup écrit sur l’écriture et que je n’avais rien à dire, effrayé de devoir structurer un article ad hoc avec bibliographie complète, etc.
27 Puis j’ai « consenti », puisque consentir procède toujours du mouvement inaugural de refuser, il y faut dépasser une résistance interne initiale. Ce qui m’a fait lâcher ma posture de couardise est venu de la lecture du texte qu’a écrit Salomé pour la revue, qu’elle m’a fait lire, qui m’a inspiré et que j’ai trouvé profond : un regard sur l’inconscient et le transfert. De fait, non pas un article en bonne et due forme, j’ai eu le désir de « témoigner » de mon expérience au travers de notre expérience d’écriture commune.
28 Tout d’abord, il n’est pas classique d’écrire sur une psychothérapie analytique en cours avec la patiente concernée, voilà comme c’est venu. Salomé ne supportait que très difficilement la fin des séances, elle repartait effondrée, effarée, lâchée dans un vide, arrachée du chewing-gum placentaire collé sur sa langue, en anoxie, en dénutrition. Ce placenta chewing-gum la colle à divers objets, dont moi, et participe à gêner le cours naturel de sa pensée, l’englue. Elle souffrait des fins de séance et souffrait d’en souffrir, se sentant honteuse, indigne et ridicule. J’ai essayé de lui dire que ce qu’elle ressentait représentait une étape et que bien d’autres personnes pouvaient souffrir de la même chose, puis lui ai conseillé la lecture du célèbre livre Mary Barnes. Un voyage à travers la folie, qui relate une thérapie « antipsychiatrique », écrit de concert par une patiente et son thérapeute, et dans lequel la patiente exprime l’intensité de son désarroi lors des « séparations » d’avec son psychiatre [2], Joseph Berke. J’avais dans l’idée que cela ferait en quelque sorte lien social structurant car insérant Salomé non pas dans l’unicité d’une expérience indigne, mais dans la communauté des possibles souffrances humaines.
29 Par identification mimétique, nous nous sommes lancés dans une expérience similaire ; j’ai le souvenir que la proposition est venue de Salomé, tandis que Salomé a l’impression symétrique, et c’est elle qui a raison. En effet, la proposition de lecture du livre était déjà invitation à écrire ensemble, refoulée, cachée derrière les rationalisations exprimées plus avant. Il faut dire que Salomé représente une sorte de matériel clinique rare (elle ne sera pas contente de lire qu’elle est aussi un matériel détaché de moi, que tout n’est pas dualisation symbiotique entre nous). Elle a décompensé sa psychose sur le divan d’un collègue qui s’est contenté de certains bourgeons hystériques pour ne pas voir les failles psychotiques sous-jacentes. Et Salomé a un talent formidable pour décrire le mécanisme de la mise en marche de la psychose sur un divan, avec un détail autoclinique d’une extrême pertinence – et cela représente un matériel clinique rare et précieux. En cela, Salomé est une grande clinicienne et dans un élan heuristique j’avais le désir que cela soit diffusé.
30 Nous avons pris la décision de cette écriture après une réflexion assez longue qui commençait par le fait que le livre comme sa diffusion appartenaient à la thérapie elle-même et que la publication du livre n’interromprait pas notre travail. Je ressentais alors une angoisse flottante de tirer si fort sur l’élasticité ferenczienne de la méthode analytique, me posant la question de savoir si ce travail restait ou non un cadre thérapeutique. Mais également un sentiment de culpabilité lié au plaisir narcissique de publier ce document. Enfin, mon propre rapport à l’écriture, fétichique, impliquait Salomé dans mon symptôme personnel, dans mon désir. De fait, durant l’écriture du livre je me suis adjoint l’aide informelle de collègues psychanalystes – plusieurs – pour une supervision sauvage. Certains, enthousiastes, m’encourageaient un peu trop, d’autres, plus inquiets, me mettaient en garde constamment, ce travail ne s’est donc pas réalisé sans garde-fous.
31 Le travail du livre construisait un sujet transitionnel matérialisé et lettré qui impliquait Annie, ma secrétaire. Elle recevait les clés usb de Salomé ainsi que les miennes, et avec Salomé mettait le texte en ordre. Nous avions accès, Salomé et moi, aux écrits de l’autre et pouvions insérer des commentaires sur ce que l’autre écrivait, si bien que le livre contient l’expression de désaccords entre nous. Si bien qu’Annie, scribe, occupait également une situation essentielle dans le transfert en permettant sa diffraction – position maternelle comme l’entendait Federn ou de prise de notes comme le préconisait Aulagnier.
32 Winnicott a inventé la technique du squiggle pour les psychothérapies d’enfants, Benedetti l’a appliquée à la fin de sa carrière de thérapeute aux adultes. Il s’agit de dessins partagés, thérapeute et patient se répondant graphiquement sur la même feuille, et il arrive que nous fassions des squiggles avec Salomé. Le partage-échange graphique dessiné implique le corps par le biais du tracé, de même que l’écriture manuscrite. Il est connu que le style des écrivains qui sont passés, lors de l’invention de la machine à écrire, du travail manuscrit au travail tapuscrit s’en est trouvé modifié. Ainsi le style du travail par l’écriture tapuscrite a sans doute contribué à orienter le style du transfert puisque le médium passait de la parole à la lettre.
33 Mais aussi, ce travail a servi, je pense, à soigner en partie la psychanalyse qui a fait éclore la psychose, psychose dont elle se sort petit à petit. Autrement dit, Salomé a, me semble-t-il, « localisé » des éléments de déliaison psychotique dans son écriture en y racontant son analyse, pour en faire une « construction ». On pourrait dire « construction dans la désanalyse ». Quant à moi, mon écriture n’a fait que « border » la sienne, la baliser, la contenir, et je pense la dynamiser.
34 Mon rapport à ce livre est désormais pacifié et m’a ouvert des espaces de liberté supplémentaires. Henri Ey disait que la « pathologie mentale était pathologie de la liberté » au sens de la perte du décidé authentique, il a écrit quelque part que la conséquence de cette considération était que le psychiatre, s’il voulait être thérapeutique, devait bénéficier d’un minimum de liberté personnelle.
35 Cf. Note de lecture relative à cet ouvrage, par Blandine Ponet, p. 147.
Mots-clés éditeurs : écriture, psychothérapie, psychose, schizophrénie
Mise en ligne 01/06/2018
https://doi.org/10.3917/empa.110.0018