1 Le travail social se constitue d’une pluralité de professions, complémentaires sur le principe, mais indéfinies quant aux moyens qui permettent d’en faire un dispositif cohérent de cliniques interdisciplinaires intégrées. Il semble que le processus de professionnalisation actuel basé sur la formalisation de protocoles d’actions définies par une nomenclature administrative et comptable perde de vue la méthodologie permettant la définition d’objectifs cliniques qui tiennent compte à la fois du besoin développemental de la personne globale et de la réalité de son environnement. À l’instar de notre modèle de production mécanisé, notre fonctionnement social ainsi que notre mode de pensée procèdent par segmentation et juxtaposition d’ensembles préconçus ; ce qui a pour effet d’écraser le processus de subjectivation dont dépendent les capacités de transformation des personnes et de leurs interactions, au point de constituer une symptomatologie de fragmentation générale à l’endroit de laquelle les travailleurs sociaux sont confusément convoqués, tout en en étant eux-mêmes affectés.
2 Les voies de la professionnalisation en travail social apparaissent ainsi en grande partie paradoxales et non conformes ; en quelque sorte « clandestines », comme le pensait François Tosquelles : en développement dans les interstices et les ratés de l’action planifiée. Le modèle gestionnaire, maintenant étendu à tous les secteurs de l’action en travail social, tend à favoriser les crispations identitaires professionnelles ainsi que la dilution de la clinique à travers une pseudo-culture commune peu identifiée et générique contribuant à un professionnel aseptisé, interchangeable et polyvalent. Bien que la lutte politique pour la reconnaissance de nos métiers soit plus que jamais indispensable, il s’agit de veiller à ce que cette lutte ne nous enferme pas dans une série d’identités professionnelles figées, conçues comme autant de territoires rivaux que le psychiatre institutionnaliste Lucien Bonnafé appelait, en son temps, des « baronnies ».
3 Dans un tel contexte, la pertinence de l’analyse des problématiques et la cohérence de l’action deviennent des enjeux centraux d’un processus de professionnalisation qui dépend plus que jamais du développement de complémentarités et d’articulations aux différents niveaux du réseau des dispositifs spécialisés. Comment les différents organismes de formation en travail social, aux métiers de l’accompagnement psychosocial et du soin, de l’enseignement spécialisé, s’impliquent-ils dans la construction de ce modèle intégré engageant à la fois une part d’identité professionnelle transversale et une reconnaissance des cœurs de métiers ? Ce numéro sur la professionnalisation a pour but de remettre en évidence des fondamentaux masqués par le discours gestionnaire, à commencer par le fait que nos professions sont processuellement au travail de leur identité, du fait d’avoir à répondre aux difficultés de positionnement psychosocial des personnes accompagnées. La désinsertion sociale, la souffrance sociale et ce qu’il faut bien appeler la mort sociale constituent aujourd’hui des risques majeurs d’exclusion dus au fonctionnement mécanisé hyper cloisonnant de nos sociétés. Rappelons que l’effet premier de cet ensemble d’expériences délétères affectant les personnes vulnérables, quelles que soient les causes de leur vulnérabilité, est la perte de confiance : en soi, dans le lien à l’autre, dans le rapport à l’environnement. L’amorce et le développement de la confiance dans une relation d’aide et de soin dépendent de notre capacité d’identification à la personne en souffrance, ce qui suppose à chaque fois une redéfinition des frontières entre identité professionnelle et identité personnelle. Comment apprend-on à travailler avec son identité ? Comment apprend-on à analyser son désir personnel afin de construire une posture professionnelle psychodynamique ? Comment construit-on une position critique vis-à-vis des discours dominants et des normes sociales – tout en gardant à l’esprit qu’ils continuent à déterminer nos propres modes de subjectivation ?
4 Cet ensemble de questions autour de l’identité professionnelle et de la mobilisation du processus identitaire entre le professionnel et la personne accompagnée est présenté dans la première partie de notre dossier.
5 La deuxième partie nous montre le terrain de pratiques comme lieu d’enseignement et source de toute compréhension possible des phénomènes humains qui s’y inscrivent : à quelles conditions un terrain de pratique est-il « parlant » ? Qu’est-ce qui fait qu’il puisse devenir muet quant aux signes qui s’y manifestent et aux échanges qui s’y développent ? En somme, de quoi dépend qu’un accueil et un soin aient des effets de subjectivation, d’implication, d’auto-investissement et de modification ou, au contraire, que la personne accompagnée y fasse une expérience de désubjectivation, de « renonciation à l’identité comme défense contre les angoisses d’anéantissement », pour reprendre la formule efficace de Georges Devereux.
6 Il convient de rappeler – comme le fait la définition internationale du travail social approuvée par l’assemblée générale de la Fédération internationale des travailleurs sociaux – que le sens du travail social ne part pas de lui-même, mais bien des problématiques vécues par les personnes en grande difficulté psychosociale. Dans ce texte présenté à Melbourne le 10 juillet 2014, le travailleur social est celui qui « cherche à promouvoir le changement social, la résolution des problèmes liés aux relations humaines, la capacité et la libération des personnes afin d’améliorer le bien-être général ».
7 La professionnalisation interroge la valeur d’usage du travail social, c’est-à-dire son éthique, ainsi que ses outils pertinents, dont le collectif professionnel est l’axe principal.
8 Ce sur quoi toute pratique du projet en travail social repose concrètement, à savoir la construction d’une relation de confiance avec des personnes et des groupes en souffrance sociale, est-il encore l’axe de la formation ? L’élaboration du vécu intersubjectif déterminé par l’identification aux personnes accompagnées n’est-elle pas progressivement considérée comme une démarche optionnelle ressortissant du choix personnel de l’étudiant ou du professionnel ? En somme, si l’expérience intersubjective et le savoir-faire interdisciplinaire qui en permet le développement ont acquis le statut d’évidence et d’« allant-de-soi », selon la formule des ethno-méthodologues, leur élaboration professionnelle concrète ne constitue déjà plus le point d’appui des formations. La liquidation du développement de la subjectivité et des savoir-faire collectifs d’accompagnement et de soin, au profit d’une sociologie des organisations, correspond bien à l’idéologie mécaniciste dominante. Formateurs et formés peuvent-ils, pour autant, se contenter d’évoluer entre consommation de savoirs génériques édulcorés et replis corporatistes, et s’éloigner indéfiniment d’une méthodologie collective servant des objectifs cliniques intégrés ?
9 N’aboutirions-nous pas ainsi à ce qu’Alain-Noël Henry appelle la mésinscription des travailleurs sociaux, autrement dit la formation de professionnels n’ayant pas accès à la question de ce qu’ils font là, étant convaincus de le savoir déjà et une fois pour toutes ? Si, dans les formations professionnelles primaires, la question du sens des pratiques semble déjà « has been » ou marginale, elle ne tardera pas à apparaître déplacée et indésirable sur les terrains professionnels.
10 Ce numéro tente donc de faire ressortir les conditions auxquelles les pratiques partagées potentialisent la valeur singulière de chaque profession, pour autant que notre mission commune couvre un champ intermédiaire exigeant une dynamique de professionnalisation interdisciplinaire.