Empan 2017/4 n° 108

Couverture de EMPA_108

Article de revue

De la notion de territoire à celle de lime

Pages 14 à 23

Notes

  • [1]
    J.‑P. Lebrun, La clinique de l’institution, Toulouse, érès, 2008.
English version

1 La territorialisation comme méthode de travail – à savoir pour chaque territoire identifié à partir d’une problématique de santé publique, l’étude des besoins puis celle des ressources en vue de la construction de réponses coordonnées et mutualisées pour combler les manques et les carences – viendra-t-elle à bout de l’ancestral cloisonnement entre les différents acteurs des politiques publiques ? Il est probable que nous puissions répondre aujourd’hui – enfin – par l’affirmative tant le récent arsenal juridique vient appuyer des transformations institutionnelles initiées dans le secteur sanitaire par les ordonnances Juppé et dans le secteur médicosocial par la loi de 2002.

2 À la base de cette accélération du processus, des rapports majeurs : dans ce panel, le rapport « Zéro sans solution » de Denis Piveteau joue probablement un rôle singulier car il prend appui sur des actions contentieuses qui obligent les acteurs du soin à une autocritique sur la base d’un rappel à l’ordre du Conseil d’État. L’instance administrative suprême, dans deux arrêts de principe, fait peser sur les pouvoirs publics une obligation de résultat vis-à-vis de la prise en charge pluridisciplinaire des personnes souffrant notamment de troubles psychiques lourds complexifiés par des problématiques sociales graves : ceux, enfants ou adultes, aux « comportements problèmes », ainsi que les qualifie la dernière recommandation de l’anesm (Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médicosociaux) avec un certain art de l’euphémisme, que les institutions ont tendance à refuser ou à exclure.

3 Le propos de cet article est de démontrer en quoi l’organisation historique de la prise en charge sur un mode tayloriste a construit en France une approche catégorielle du soin bien loin de permettre une appréhension correcte de la complexité de l’être humain, et d’étudier son inéluctable « remodélisation ». L’étude de l’évolution de cette organisation initiale sera menée sous l’angle de la séparation entre le secteur sanitaire et le secteur médicosocial.

La construction historique de la différenciation entre les secteurs médicosocial et sanitaire

4 Au prix d’un anachronisme, il est possible d’aborder la question de la coexistence des deux secteurs voisins que sont le secteur sanitaire et le secteur médicosocial en rappelant le paradoxe suivant : l’hôpital général, créé en France par un décret de 1656 qui succède aux hôtels-Dieu et dont on peut légitimement penser qu’il constitua un secteur hospitalier à l’état embryonnaire, avait en réalité une action qui relèverait aujourd’hui du secteur médicosocial. En effet, symbole de charité, d’hospitalité et de bienfaisance, il incarnait une voie de rachat par les œuvres, de rédemption donc, pour une noblesse catholique venant en aide aux indigents. Par indigents, il faut entendre toute une catégorie de population qui allait des enfants abandonnés aux prostituées, aux aliénés, aux plus pauvres. Au xviie siècle, dans une vision plus sécuritaire face aux dangers que représente une population grandissante d’une extrême pauvreté, l’hôpital général deviendra un lieu d’enfermement avec, à l’occasion des grandes épidémies de peste, une vocation sanitaire balbutiante.

5 Mais il faudra attendre le xixe siècle pour que l’hôpital devienne un lieu dont la finalité est de guérir et où s’exerce la médecine en tant que science. Les prémices de ce sanitaire tel que nous le connaissons trouvent d’ailleurs leur source dans le besoin de prise en charge des aliénés et sont introduites par la loi du 30 juin 1838. Ce texte indique que chaque département est tenu d’avoir un établissement public, placé sous la direction de l’autorité publique, spécialement destiné à recevoir et à soigner les aliénés. La prise en charge de la maladie mentale de façon institutionnelle précède donc la prise en charge du somatique.

6 Faut-il y voir la cause de l’enfermement, qui était une des règles régissant le fonctionnement de l’hôpital et plus spécifiquement celui des hospices ?

7 En réaction à cet enfermement, notamment celui des personnes âgées, les familles de ces dernières impulseront une voie alternative de prise en charge qui cette fois donnera naissance au secteur médicosocial tel que nous l’entendons.

8 Ne répugnant pas à un deuxième anachronisme, nous nous réfèrerons à Michel Foucault en citant la Poor Law, loi britannique d’assistance aux pauvres qui, en 1601, prévoyait l’assistance à domicile des indigents et en laquelle on peut voir une alternative au tout institutionnel (de la désinstitutionnalisation avant l’heure).

9 Le retour vers un accompagnement de type médicosocial a donc pour origine une réaction des familles des personnes âgées enfermées dans des mouroirs, d’enfants aliénés ou handicapés eux aussi relégués et enfermés dans des hospices et donc – troisième anachronisme – une réaction des usagers « secondaires ».

10 Un saut dans le récent siècle dernier nous permet de présenter les deux fameuses lois qui vont différencier et scinder clairement les secteurs sanitaire et médicosocial : la loi Boulin du 31 décembre 1970 qui s’intéresse au secteur hospitalier, alors qu’auparavant la loi Debré de 1958 ne s’était attachée qu’à organiser l’hôpital, puis la loi n° 75-535 du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médicosociales. Les fondements de cette séparation se situent, d’une part, dans la technicisation du sanitaire et, d’autre part, dans le fait que l’on n’est pas appelé à y séjourner. À l’inverse, le secteur médicosocial est un secteur dans lequel non seulement on peut séjourner, mais où on peut même être amené à dérouler sa vie. Les besoins y sont donc différents.

11 Une bonne connaissance des mouvements législatifs afférents à ces deux secteurs permet de dégager une règle presque immuable confirmant leurs liens naturels : à chaque fois que le législateur s’attelle à définir une organisation pour le sanitaire, il s’intéresse au médicosocial en y transposant les mêmes modalités d’organisation avec un temps « retard » d’environ cinq années (la planification s’étend aujourd’hui au secteur médicosocial, à la différence qu’elle n’y est pas opposable alors qu’elle l’est dans le sanitaire). Il en est ainsi avec les ordonnances Juppé de 1996 qui viennent constituer un tournant dans l’architecture de la Sécurité sociale et qui sont transposées au secteur médicosocial par la loi de 2002… Reste que le secteur sanitaire est toujours précurseur.

12 Concernant les lois de 1970 et 1975, il est intéressant d’observer qu’elles appliquent les modalités d’organisation propres à celles de la logique industrielle de l’époque à savoir celles de la division du travail. On commence ainsi par définir des populations cibles : les enfants handicapés, les personnes âgées, les délinquants, les enfants victimes de violences et donc à protéger… Une fois ces populations déterminées, on élabore des textes spécifiques et on met en œuvre des structures spécifiques, des financements spécifiques et des personnels qui sont formés spécifiquement. Or, le plus souvent cette catégorisation des populations est artificielle. Il est pourtant surprenant de constater que les professionnels ont adopté cette division tayloriste relativement dénuée de sens et s’y sont conformés à tel point qu’ils se sont créé une culture, un champ sémantique, des pratiques propres à chaque catégorie.

13 Aujourd’hui dénoncée, cette catégorisation conduit à des aberrations : à titre d’exemple, en France, une personne grabataire, alitée, alimentée et ventilée artificiellement n’est pas une personne handicapée. C’est une personne âgée, par conséquent elle ne bénéficie pas des lois sur le handicap car on a décidé que le handicap s’arrêtait à 60 ans. Cette personne va bénéficier de l’apa (Allocation personnalisée d’autonomie) et non de la pch (Prestation de compensation du handicap). En revanche, un enfant qui a des retards scolaires et des troubles du comportement pourra, quant à lui, bénéficier de la pch. Ces personnes n’auront donc pas les mêmes droits.

14 De façon moins flagrante, c’est à la marge de ces catégories que les difficultés réelles se font jour et complexifient le travail d’accompagnement quand elles ne lui font pas perdre sa cohérence.

15 Ainsi, alors qu’à l’égard de tout mineur existe une obligation d’éducation et de soin, si l’un d’entre eux cumule des difficultés de natures différentes, la mise en œuvre de cette obligation deviendra une véritable gageure. Imaginons un enfant malade sur le plan somatique accueilli en Maison d’enfants à caractère sanitaire spécialisée (mecss) – les anciens sanatoriums, qui relèvent du secteur sanitaire mais ont un fonctionnement très proche de celui des institutions médicosociales. Mais imaginons que pour son malheur cet enfant soit atteint de troubles psychiques et/ou neuro-développementaux sans qu’un diagnostic simple puisse être effectué. Il pourra alors être orienté vers un cmpp (Centre médico-psychopédagogique) qui relève du médicosocial, tout en étant pris en charge par la pédopsychiatrie pour des évaluations bilans, ou vers un cmp (Centre médico-psychologique) relevant, quant à lui, du secteur sanitaire. Espérant légitimement bénéficier d’une fluidité dans le parcours de l’enfant, les parents seront de fait confrontés à un véritable parcours du combattant. Ils en seront toutefois maîtres à condition d’avoir beaucoup de discernement, ces secteurs étant libres, à savoir ne dépendant pas d’un acte administratif.

16 En revanche, si la qualification de handicap psychique est retenue pour les troubles repérés, l’orientation se fera vers un établissement du médicosocial et nécessitera un acte administratif constitué par une notification de la cdaph (Commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées) (la liberté de choix des parents en sera limitée). Mais alors que le médicosocial et le sanitaire sont financés par la Sécurité sociale, l’enfant relèvera de la loi de 2002 pour ce qui concerne les aspects éducatifs, pédagogiques et thérapeutiques de son projet, mais de la loi Kouchner pour les soins somatiques.

17 Point de cohérence notable et récent, le directeur général de l’ars dirige les deux secteurs depuis la loi hpst et la création des ars, quelle que soit la nature des interventions, l’État ayant déconcentré le soin au niveau de la région. Cela étant, la loi applicable à cet enfant est celle de 2005 pour l’égalité des droits et des chances des personnes handicapées, dont le directeur général de l’ars n’est pas la voie hiérarchique.

18 Mais par ailleurs, si cet enfant se révèle être un enfant à protéger, la compétence de l’ase (Aide sociale à l’enfance) ayant été décentralisée et confiée aux conseils départementaux, il dépendra de cet échelon territorial pour tout ce qui concerne son hébergement. La question du territoire pertinent entre celui du soin et celui de son hébergement sera susceptible d’être posée. Son placement relèvera là encore d’un acte administratif, mais pris cette fois par le président du conseil départemental. Enfin, si cet enfant en grandissant pose des actes délinquants, l’accompagnement devra s’effectuer avec les services de la protection judiciaire, qui dépendent du ministère de la Justice, et tombe sous le coup de l’ordonnance de février 1945 ; les mesures le concernant seront des mesures pénales, allant de l’admonestation à la prison, sur la base d’un acte administratif qualifié d’ordonnance de placement ou de jugement et pris par un juge.

19 Il y a une jubilation intellectuelle assortie d’une amertume à mettre ainsi en évidence la complexité de notre système, singulièrement lorsqu’on la confronte aux orientations des politiques publiques centrées sur la notion de parcours de soin. Mais chaque travailleur social sait aujourd’hui qu’un enfant protégé par le juge et confié par ce dernier à l’ase peut être placé en mecs pour son hébergement, accompagné la journée par un itep pour des soins éducatifs thérapeutiques et pédagogiques, inclus à temps partiel dans un collège et hébergé le week-end par une famille d’accueil. On pense même de façon tout à fait étonnante que cette multiplicité d’intervenants ne crée pas obligatoirement du morcellement psychique mais peut constituer la condition d’une prise en charge pérenne. Mais on imagine le temps qui doit être consacré à définir les articulations, la place qui doit être faite à la collaboration et aux partenariats, l’impératif que constitue l’identification d’un coordonnateur de projet, la question de la prévalence d’un projet personnalisé sur les autres, l’attention qui doit être portée à la prévention des sources de ruptures.

20 De façon très concrète, nous mesurons l’enjeu : comment introduire de la cohérence et de la lisibilité entre l’accompagnement des projets et des parcours, l’organisation des processus et interventions professionnels et leur mode de tarification ? La question de la frontière – qui étymologiquement est, rappelons-le, le lieu où on s’affronte – en est centrale.

Les fondements de l’inéluctable rapprochement entre les deux secteurs

21 La nécessité de transcender les frontières est une évidence à laquelle depuis une vingtaine d’années les pouvoirs publics et les acteurs de terrain s’attellent non sans risques, difficultés et résistances.

22 La première source d’impulsion de cette évolution vient de ce que l’on nomme, à l’instar du droit des personnes, le droit des usagers. Ce droit qui énonce une série de droits subjectifs agit aujourd’hui en surplomb des politiques sociales à tel point que l’on peut dire que sa mise en œuvre est à l’origine du rapprochement des deux secteurs.

23 L’énoncé de ces droits résulte d’une double caractéristique de la société à la fois individualiste et de consommation, que l’on éclairera d’un concept plus récent, celui de l’empowerment, c’est-à-dire la capacité qu’ont les individus à se prendre en charge eux-mêmes.

24 Ces droits sont communs aux deux secteurs sanitaire et médicosocial et prennent corps de façon identique et quasi simultanée dans la loi de 2002 concernant le droit des malades et celle de 2002 concernant le droit des usagers. L’empowerment des usagers ou des malades se concrétise dans les institutions par la participation au fonctionnement de l’institution (Conseil de la vie sociale), par la signature des contrats de séjour ou encore par l’élection de représentants des malades. Ils trouvent une incarnation très aboutie avec le dispositif créé par la loi de 2005 sur le handicap : les Groupements d’entraide mutuelle (gem) qui invitent les personnes accompagnées à se responsabiliser en prenant une part active à la définition et à l’organisation d’un projet les concernant. On prend donc conscience bien tardivement que les personnes accompagnées ont quelque chose à dire de leur état et que cette pensée et cette parole peuvent être pertinentes.

25 Il est intéressant de préciser que les droits des usagers sont au nombre de sept et que le premier d’entre eux, fondateur de tous les autres, est le droit à la dignité. Dans le même sens, il est significatif que la terminologie « usager », reflétant peu cet impératif de dignité, ait été rapidement remplacée par celle de « personne accompagnée ».

26 Enfin, cette référence au concept d’empowerment prend une ampleur institutionnelle puisqu’un tiers des personnes qui siègent à la mdph (Maison départementale des personnes handicapées) dans les conseils d’administration sont des usagers et que l’on a prévu la présence de leurs représentants dans les commissions d’appel à projet, alors qu’en revanche les établissements n’y sont pas représentés.

27 On comprend que cette introduction du droit des usagers en tant que personne partie prenante, voire décisionnaire des modalités de mise en œuvre de son projet, contribue à sonner le glas d’un mode d’organisation catégoriel réducteur et insatisfaisant et participe à l’éclatement des frontières.

28 La deuxième source de rapprochement entre les deux secteurs est liée à la crise que traverse le secteur sanitaire traditionnellement concentré sur ce l’on appelle le cure dans sa vision spécialisée et technique et qui se voit aujourd’hui interrogé par le care. Le sanitaire doit travailler en amont et en aval de son cœur de métier autour de la relation d’aide. Le rapprochement avec le secteur médicosocial en est un des moyens.

29 Enfin, de façon plus contextuelle, l’évolution des politiques sociales a aussi une influence sur le rapprochement des deux secteurs. Ces politiques sociales ont connu depuis un siècle trois étapes ou trois modèles de développement.

30 La première politique sociale d’envergure est celle de l’Éducation nationale. Elle est fondée sur le principe de l’égalité, principe fondamental dans un régime démocratique, qui s’exprime par l’égalité d’accès à l’enseignement public et par l’égalité de traitement. Mais Pierre Bourdieu notamment a démontré que l’égalité formelle a échoué dans l’instauration d’une égalité réelle entre les citoyens et a, au contraire, favorisé un système de reproduction sociale.

31 Dans un deuxième temps, les politiques sociales vont abandonner le principe d’égalité pour lui substituer celui d’équité selon le modèle de l’institution juste défini par John Rawls, à savoir une institution ancrée dans le politique et qui respecte le droit et la démocratie… On peut dire que les deux lois de 2002 sont des applications de la théorie de l’institution juste. Mais cette théorie fondée sur l’équité amène aussi à prôner la discrimination positive. Le constat repris par un rapport du Conseil d’État sur l’égalité en 1997 est en effet que trop d’égalité crée de l’inégalité.

32 La première loi de discrimination positive en France est la loi du 30 juin 1975 d’orientation en faveur des personnes handicapées : le législateur crée une éducation spéciale avec toute une série de dispositifs en direction des personnes handicapées pour leur donner plus de droits. Mais une critique voit le jour vis-à-vis des modèles inspirés par la discrimination positive : leur effet stigmatisant. Les risques de la stigmatisation peuvent trouver une illustration très actuelle dans les phénomènes de radicalisation. Dans une sorte d’effet boomerang, soit par amalgame, soit par collusion avec des problématiques identitaires, on peut supposer que des populations auxquelles on a assigné des caractéristiques négatives et dévalorisantes se les approprient puis les revendiquent en les retournant contre « l’assignataire ».

33 Le second effet de la discrimination positive appliquée aux politiques sociales est que la prise en charge, aussi qualitative soit-elle, s’effectue en dehors des circuits de droit commun et donc de la société ordinaire. On se retrouve face au paradoxe suivant : la France, qui est le pays européen qui affecte les budgets les plus importants à la prise en charge du handicap – 42 milliards d’euros, 21 milliards de l’assurance maladie et 21 milliards de l’aide sociale – est un des pays les moins accessibles aux personnes handicapées. On a en effet placé les personnes dans des institutions coûteuses qui sont au sens du Conseil de l’Europe des ghettos. Il y a là une critique majeure contre ces politiques sociales.

34 Ces politiques ont donc été remises en chantier sur la base d’un troisième concept, celui du mainstream, difficilement traduisible mais signifiant au sens littéral le concept du courant principal ou de droit commun. Il fait appel à deux principes ou deux concepts.

35 Le premier est celui de la non-discrimination dont toute l’Europe s’inspire. Ce principe est énoncé notamment dans le Code pénal, le Code du travail et le Code de la santé publique, et comporte un risque intrinsèque majeur, celui d’entraîner une judiciarisation de la société du fait de son opposabilité. L’affirmation de l’opposabilité d’un droit social étant, pour le législateur, un moyen d’en renforcer le caractère obligatoire à l’encontre des tiers, dont la puissance publique, en donnant la possibilité aux citoyens d’avoir recours au juge pour en réclamer l’application. Ainsi en est-il aujourd’hui du droit à la scolarisation en milieu ordinaire d’un enfant handicapé.

36 Le deuxième concept qui en découle est celui de l’inclusion : il convient de distinguer ce concept de la simple intégration, qui implique qu’une personne va devoir faire un effort, faire des acquisitions, pour rejoindre un groupe, un tout. Dans l’inclusion, il s’agit du mouvement inverse : c’est au tout à se mettre au niveau de toutes les personnes qui en font partie. Ainsi, avec le droit à la scolarisation des enfants handicapés par le milieu ordinaire, l’effort d’adaptation est demandé à l’Éducation nationale. Chacun comprend qu’une politique d’inclusion sociale bien menée est susceptible de conduire à un phénomène de désinstitutionnalisation. L’exigence inclusive comporte donc le risque de fragiliser l’institution et il convient de réfléchir à l’incidence de l’utilisation de cette terminologie. En effet, étymologiquement l’institution vient du mot « statut » et signifie ce qui aide à se tenir debout. Pouvons-nous raisonnablement accentuer avec les lois inclusives la fragilisation de nos institutions sans désorganiser et déstabiliser plus encore nos sociétés ? N’est-il pas préférable de travailler à de nouvelles formes d’institutions beaucoup plus ouvertes, plus souples, empruntant des circuits beaucoup plus fluides ? Conserver la fonction d’étayage de l’institution mais ouvrir cette dernière à l’altérité, comme le préconise Jean-Pierre Lebrun, psychiatre, psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages dont La clinique de l’institution[1].

37 Une des conditions d’ouverture à l’altérité réside alors dans le décloisonnement, singulièrement entre les secteurs sanitaire et médicosocial.

38 De fait, le premier effet quasi mécanique de l’inclusion, observé par tous les acteurs de terrain, est un « durcissement » des pathologies des personnes accueillies en institution. Mais le paradigme inclusif est si fort que, y compris pour des populations lourdement atteintes, le tout institutionnel ne sera plus de mise. Le care et le cure devront être menés en continuité dans une alternance coordonnée en fonction des besoins, de l’état de crise ou d’apaisement, dans un parcours repérant toujours réajustable. Chaque secteur devra conserver une spécificité, questionner et adapter ses organisations et ses pratiques, probablement aussi reculer ses limites en travaillant avec des publics communs mais sur des temps différenciés en réponse à des besoins différents.

39 On peut ainsi considérer qu’au sens étymologique, ainsi qu’en référence à la psychothérapie institutionnelle, un sessad (Service d’éducation spéciale et de soins à domicile) reste une institution puisqu’il est un service qui aide à tenir debout. Il en va de même pour le nouveau fonctionnement en dispositif intégré des itep institué par le récent décret n° 2017-620 du 24 avril 2017.

40 Cela étant, l’évolution de ces politiques sociales a conduit à des phénomènes de désinstitutionnalisation incitant à la vigilance.

Les leviers institutionnels et réglementaires de la nécessaire coopération entre les deux secteurs

41 On assiste depuis plusieurs années à un rapprochement institutionnel entre les deux secteurs. Cette évolution doit être reliée à la conception extensive de la santé prônée par l’oms (Organisation mondiale de la santé) qui énonce : « La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Cette définition, inscrite en 1946 dans le préambule à la constitution de l’oms, est reprise en 1986 par la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé qui maintient l’exigence, à un niveau utopique diront certains, et confirme que la santé ne relève pas seulement du secteur sanitaire.

42 Le rapprochement institutionnel doit en outre s’analyser au regard de la réforme de l’État sous l’influence du new public management, qui minimise la différence de nature entre gestion publique et gestion privée et insuffle un nouvel esprit venant régir l’intervention publique, basé sur une culture du résultat.

43 Ce rapprochement institutionnel des deux secteurs démarre avec les ordonnances Juppé prises en 1996 qui instaurent toute une série de dispositions visant à réduire le déficit de la Sécurité sociale. Les principales mesures sont la création des lois de financement, le début du désendettement de la Sécurité sociale avec la création de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (cades) financée par la Contribution au remboursement de la dette sociale (crds), l’amorce d’une forme de régionalisation du système de soins avec la création des Agences régionales de l’hospitalisation (arh), la régulation des dépenses de santé avec l’Objectif national des dépenses de l’assurance maladie (ondam), qui englobe les soins de ville, d’hospitalisation dispensés dans les établissements privés ou publics, mais aussi dans les établissements médicosociaux. Aujourd’hui, la part consacrée au budget médicosocial représente 10 % du budget de la Sécurité sociale, à savoir 20 milliards sur l’enveloppe totale d’un montant de 190 milliards.

44 Le contexte budgétaire lié à la pénurie des deniers publics est, de façon évidente, un des facteurs à prendre en compte dans le mouvement de rapprochement des deux secteurs. Cette pénurie réelle est toutefois à relativiser : il faut en effet rappeler que la politique du handicap, qui a connu une augmentation globale de 57 % de ses budgets, n’a jamais été aussi bien dotée. En revanche, les dotations rapportées aux établissements sont effectivement en baisse.

45 Ces contraintes budgétaires renforcent la nécessité de travail commun et par là la mise en œuvre d’un rapprochement entre les secteurs. La loi hpst (Hôpital, patients, santé et territoire) qui institue le décloisonnement entre les deux secteurs en est le point d’orgue. Mais auparavant une série de textes annonçaient le mouvement à venir.

46 L’article 51 de l’ordonnance hospitalière du 24 avril 1996 avait permis aux hôpitaux de gérer directement des établissements sociaux et médicosociaux. Certains hôpitaux, notamment psychiatriques, ont ainsi ouvert des institutions médicosociales. D’autres se sont emparés de cette latitude en ouvrant des ephad (Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), pour des raisons budgétaires, le coût de la place en ephad étant beaucoup moins important que le coût d’un long séjour. Ce rapprochement institutionnel était par la suite renforcé avec l’alignement de la loi Kouchner de 2002 traitant du droit des malades sur celle de 2002 énonçant les droits des usagers.

47 Une troisième étape était franchie avec la loi Mattei du 9 août 2004 qui définit le champ de la politique de santé publique comme étant l’amélioration de l’état de santé de la population et de la qualité de vie des personnes malades dépendantes et handicapées, et qui englobe le handicap et la dépendance. Cette loi préfigure la loi hpst, qui est la plus spectaculaire au niveau de ce rapprochement institutionnel et dont la pierre angulaire est la création des ars.

48 La loi hpst ou loi Bachelot constitue une application notable de la rgpp (Révision générale des politiques publiques) au secteur sanitaire (il n’est que d’en lire l’exposé des motifs). Loi de rupture avec les lois de 1970 et 1975, elle opère une rationalisation des politiques publiques avec la concentration du pouvoir décisionnaire entre les mains d’une seule et même personne, le directeur général de l’ars, désormais responsable de la gestion des deux secteurs. Cette mesure ouvre la voie à la planification des deux secteurs avec la création du Programme régional de santé commun aux deux secteurs, institué par la loi de modernisation du système de santé promulguée en janvier 2016, loi portée par la ministre Marisol Touraine. Ce programme, dont la finalité est de renforcer la prévention des soins et la coordination des parcours, est constitué d’un cadre d’orientation stratégique, d’un schéma régional de santé et d’un programme régional d’accès à la prévention et aux soins des personnes les plus démunies. Enfin, ce mouvement de déconcentration s’effectue désormais à l’échelle des nouvelles régions donnant le territoire de la nouvelle planification.

49 Autre point capital de la loi hpst : la création de l’anap (Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médicosociaux), organisme commun aux deux secteurs, qui permettra à moyen terme la mesure comparative de l’efficience des structures intervenant sur un même territoire.

50 Ces diverses transformations institutionnelles sont aussi une conséquence de la loi du 11 février 2005 qui, avec l’introduction du nouveau paradigme de l’inclusion, renforce l’obligation de travailler ensemble. En posant une définition du handicap et en y incluant le handicap psychique, cette loi énonce que des personnes qui autrefois relevait de la maladie mentale sont devenues, par la simple introduction d’une nouvelle définition, des personnes en situation de handicap. Sont ainsi entrées dans le champ du handicap entre 800 000 et un million de personnes, faisant exploser le montant des aah attribuées. Or le rapport Piveteau, dit « Zéro sans solution », paru en juin 2014, établit des constats récurrents et parfois accablants en termes de défaut de diagnostics, de défaut d’anticipation d’orientation, de listes d’attente assimilées à des fins de non-recevoir pour des personnes démunies de toute solution familiale alternative.

51 Le rapport Laforcade relatif à la santé mentale rendu en 2016 fait quant à lui de la continuité de l’intervention socio-sanitaire la condition du succès, le centre de gravité des dispositifs devant rester le domicile et l’hospitalisation l’exception. Ces préconisations ont de lourdes conséquences pour les professionnels du secteur médico-social, qui constatent au quotidien un durcissement des pathologies accompagnées ainsi qu’une complexification des situations sociales – auxquelles il faut le reconnaître ils ont été peu préparés.

52 Mais dans le domaine du handicap, la gestion par la mdph du pag (Plan d’accompagnement global), tel qu’introduit par la loi de modernisation sociale, ne laissera aucune alternative aux structures médicosociales dans les hypothèses de risque de discontinuité du parcours d’une personne en situation de handicap.

53 Le rapport Moro-Brison, qui a inspiré le Plan d’action en faveur du bien-être et de la santé des jeunes paru en novembre 2016, met l’accent quant à lui sur la nécessité d’apporter des réponses mieux coordonnées entre le système éducatif et le système de santé (tous secteurs confondus), et préconise des approches globales permettant de traiter les difficultés dans leurs différentes dimensions le plus précocement possible. La tendance est enfin à la réorganisation des politiques de promotion de la santé publique prévoyant des parcours structurés par niveaux : un niveau primaire de repérage précoce d’une problématique, un deuxième niveau de spécialiste permettant le diagnostic et la coordination des parcours, et un troisième niveau très spécialisé nécessaire pour les cas complexes.

54 Toute cette démarche de rationalisation à l’échelle d’un territoire des parcours des personnes réinvesties de leur capacité à agir sur leur propre destin va s’inscrire dans le cadre d’une indispensable réforme de la tarification ; en effet, les modalités actuelles de financement des établissements médicosociaux s’avèrent obsolètes au regard de toutes les évolutions décrites.

55 C’est l’objet du projet Sérafin-ph (Services et établissements : réforme pour une adéquation des financements aux parcours des personnes handicapées), qui va tenter d’établir des critères objectifs d’entrée dans le soin à partir des besoins des personnes dans trois registres : soin, perte d’autonomie et inclusion sociale. La porte d’entrée dans le parcours de soin sera donc le besoin et non plus le secteur ou la structure d’accueil. Ce futur outil a vocation à être commun et deviendra de fait l’outil financier de la mise en œuvre d’un accompagnement décloisonné.

56 Parallèlement, les champs sémantiques et les référentiels s’unifient. Ainsi, l’anap instituée par la loi hpst est commune aux deux secteurs. Elle diffuse à tous des recommandations et des outils visant à moderniser leur gestion, à optimiser leur patrimoine immobilier et à suivre et à accroître leur performance afin de mieux maîtriser leurs dépenses. La performance des uns et des autres sera analysée sur la base d’un parangonnage. Enfin, l’eprd (État prévisionnel des recettes et des dépenses) impose aujourd’hui, consécutivement à la signature des cpom (Contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens), dans le secteur médicosocial une gestion prévisionnelle fondée sur la capacité à produire de l’activité, venant autoriser des dépenses et donc des moyens.

57 Au-delà du décloisonnement entre les secteurs sanitaire et médicosocial, c’est l’introduction d’une logique non plus seulement budgétaire mais véritablement financière qui constitue la véritable révolution dans la mise en œuvre des politiques publiques.

58 Comment, tout en étant pleinement conscient des enjeux, prendre part à ce qui nous incombe, nous acteurs de la santé publique, à savoir la mise en œuvre d’un parcours de santé de chaque personne fluide, coordonné et efficient ? Peut-être en adoptant la territorialisation comme méthode de travail, mais en abandonnant en revanche la notion de territoire ou à tout le moins celle de frontière, qui convoque l’affrontement. Un retour historique et bucolique nous permet de préconiser de préférer aux frontières des espaces non appropriés que les Romains appelaient « limes », espaces situés au bout de chaque champ et où les paysans s’entendaient pour parler, se concerter et trouver ensemble des solutions à leurs problèmes. Des espaces où chacun dépasse des réflexes corporatistes, des comportements de propriétaire et se transcende dans l’intérêt collectif pour un renouveau créatif et constructif.


Mots-clés éditeurs : catégorisation, évolution historique, territorialisation, leviers législatifs

Date de mise en ligne : 06/12/2017

https://doi.org/10.3917/empa.108.0014

Notes

  • [1]
    J.‑P. Lebrun, La clinique de l’institution, Toulouse, érès, 2008.

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Droit et Administration

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