1 Nous déplorons parfois, dans le cours de notre pratique, un investissement considérable pour la mise en place, l’analyse, l’évaluation de ce qui ressemble à une production d’actes : l’exercice professionnel ne s’évaluant souvent que sur la base d’une quantification d’objets de soin aux contours définis et lisses. D’où cette volonté de parcourir ces espaces où le sens se met en jeu et où, peut-être, pourraient basculer nos perceptions vers un nouvel investissement.
2 Soigner suppose un lieu, un théâtre où notre attention se porte autant sur les interactions multiples que sur la forme de l’objet « soin ». Ce lieu métaphorique prend forme dans une concentration attentive : la présence.
3 Cela revient à comprendre une demande et à interpréter des signes. Sans doute peut-on rapprocher cet exercice de celui d’un traducteur en littérature étrangère ou bien d’un instrumentiste interprète. Les premières étapes du travail sont nécessairement celles du recueil des éléments, des signes divers qui se trouvent en présence, s’impose par la suite le temps de reformulation qui intègre la subjectivité des acteurs en présence. Une subjectivité qui ne se réduit pas à une liberté relâchée mais s’étaye sur le respect d’un sens qui exige une fidélité à la parole formulée.
4 S’adressant à des personnes souffrant de démence de type Alzheimer et demeurant à domicile, l’accueil de jour a vocation à réunir en journée un petit groupe pour des propositions d’activités dans le cadre d’un lieu de vie structuré sur des animations. Un second volet à sa mission répond au besoin, pour les membres de la famille, de créer un espace de répit afin d’alléger leurs contraintes. L’objectif de ces deux missions affirme la volonté de retarder le recours à l’institutionnalisation à temps plein.
5 En pratique, l’exigence d’une adaptation du milieu soignant à chaque patient exige des professionnels de hiérarchiser des objectifs répondant aux situations singulières.
6 Les personnes vivent une perte d’autonomie qui les amène à la déconstruction d’une continuité d’elles-mêmes et ainsi à une fragilité, une dépendance quant aux décisions qui les impliquent et une mise en question de leur valeur en tant qu’être. Ainsi, par des agencements constamment renouvelés, le repositionnement de la personne dans un rôle de sujet acteur devient une priorité.
7 L’accueil de jour doit prendre une place active pour honorer cette ambition, en valorisant confiance, plaisir, confort, animation des journées, favorisation de la sociabilité…
8 La démarche de soin se fonde sur les besoins personnalisés, utilisant des techniques ciblées sollicitant les ressources individuelles des patients évaluées avec pertinence. Cependant, la tentation existe de s’appuyer sur des représentations idéalisées, plutôt que sur des dynamiques d’interactions réelles. Cela exige une disponibilité de la part des soignants afin de réguler la dynamique, redonner un élan, prévenir certains excès, protéger les personnes fragilisées, reformuler constamment des règles de vie sociale…
9 En référence au schéma de la pyramide de Maslow, la base est occupée par les besoins physiologiques, alors que le sommet fait la part à la dimension des valeurs et des qualités. De cette hiérarchie des besoins, retenons l’attention portée à l’estime de soi. Pour un soignant, cette notion se charge d’importance dans le sens où elle ne correspond pas à un acte de soin résolument déterminé. Elle revêt des temps forts, d’autres moins, mais se questionne en continu : en quoi ce qui se passe entre nous et notre patient favorise-t-il son estime de soi ?
10 Les personnes atteintes de démence vivent un ébranlement de leur construction personnelle qui généralise des perceptions négatives et précipite la fuite des capacités. L’amélioration de l’« estime de soi » s’impose prioritairement comme objectif dans nos prises en charge : une consolidation à ce niveau autorise la poursuite d’objectifs plus aboutis en termes d’épanouissement de la personne.
11 Dans un contexte ouvert, des propositions de reconstruction peuvent émerger au travers d’animations encadrées, considérées, à part entière, comme des moments de soin. Il ne s’agit pas exclusivement d’art-thérapie, ni d’expression artistique dans le but d’atteindre un résultat. C’est un encouragement à se projeter avec confiance sur un chemin incertain quant au lieu de rencontre, qui exige d’être tracé au jour le jour.
Soignants-soignés
12 La perte de facultés cognitives et praxiques des patients nous implique face au profond remaniement de leur personnalité : repli sur soi et apathie, appauvrissement du lien social, état confusionnel, indécision récurrente, absence de désir exprimé, irritabilité, humeur négative et, plus généralement, une dépendance pour les actes simples, intimes, quotidiens ; sans oublier la rupture de communication, parfois totale, qui marque une des étapes possibles de cette « évolution infernale ». C’est le constat d’une désadaptation plus ou moins progressive de la personne à son environnement, associée à un affaiblissement des facultés de compensation.
13 Notre première approche intègre la personne telle qu’elle se révèle au vu de sa disponibilité dans l’instant. Nous nous démarquons en cela d’une attitude plus rééducative, ou bien d’une position volontariste à l’excès qui ambitionnerait de faire obstacle à la perte des capacités ; ce qui génère fréquemment des stress contre-productifs. Ce positionnement permet d’accepter l’état réel du sujet, ce qui rend possible de rechercher les moyens pertinents pour motiver son adhésion aux propositions qui lui sont faites. S’accrocher ainsi à l’idée que, malgré ses difficultés, son présent est améliorable et qu’il peut être un peu moins lourd, porteur d’apaisement et, parfois, de plaisir.
14 Par un effet de complémentarité et d’articulation des patients entre eux, la dynamique de groupe peut aider à la valorisation des qualités propres à chacun. Cela est vrai aussi pour les soignants : chacun intègre sa fonction selon un profil qui lui est propre. Il se peut qu’individuellement nous soyons amenés à questionner l’exercice de notre profession selon nos propres exigences, ne serait-ce que dans un but de prévenir lassitude et démotivation. Mais la relation à l’intérieur du soin amène la confrontation avec une part intime de soi, que celle-ci soit convoquée consciemment ou qu’elle surgisse brutalement à un moment de fragilité. Chacun chemine à sa manière et convenance face à cet inévitable phénomène d’implication inconsciente car c’est une rencontre entre personnes singulières qui caractérise cet échange et fonde, en conséquence, une éthique de l’égalité des valeurs entre personnes. Les doutes qui pourraient s’installer en nous-même à ce propos entameraient notre capacité de reconnaissance d’autrui et affaibliraient concrètement notre disponibilité vis-à-vis de lui.
15 Jung emploie l’expression d’« individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un individu psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité ». Ainsi, dans le cours d’une vie, une construction s’élabore, intégrant des connaissances, des représentations de soi actualisées au gré des expériences, un accès à un imaginaire renouvelé, une transformation de notre manière d’être au monde – consciente ou non – qui met en place un usage de soi-même, une expérience nous engageant dans l’investissement de notre propre devenir… L’homogénéité de ce socle produit notre capacité à puiser dans un capital de confiance qui nous est personnel.
16 Toutefois, il ne faut pas confondre individuation et individualisme. La vie sociale exige un processus coopératif et une convention de réciprocité qui permettent, notamment, que le patient soit intégré dans sa dimension d’« équivalent-de-nous-mêmes-dans-son-désir-de-se-réaliser » ; ce qui nous offre aussi la possibilité d’évoluer dans notre propre processus d’individuation en tant que personne soignante.
17 L’ambition d’un maintien des participants dans une démarche d’individuation assumée exige une observation fine se conjuguant avec un peu de « conscience immédiate », d’intuition, une disponibilité où l’écoute trouve une place libre de tout encombrement et préjugé. À ce sujet, les transmissions pluridisciplinaires et l’échange des connaissances acquises selon ce mode intuitif, et donc peu rationnel, revêtent toute leur importance. Pour autant, cette qualité de présence ne va pas de soi et seule une sensibilisation, voire une formation à son bien-fondé, ainsi qu’une attention exercée jour après jour permettent de la consolider.
18 Nos pratiques au quotidien s’inscrivent aussi dans la dimension éducative et préventive du soin. Ce qui peut prendre la forme d’un accompagnement des personnes au « soin de soi », d’une éducation thérapeutique qui se fonde sur une attention de « soi par soi » favorisant l’apprentissage de l’autonomie. L’attention à sa propre personne renforce l’estime de soi et consolide la conservation des codes sociaux, mais pas uniquement, elle alimente surtout la dynamique du surgissement des désirs et l’accès au « goût de vivre ».
Outils et méthodes
19 L’« accueil », ce temps de l’arrivée : les premières impressions, les premiers mots, les informations en rapport avec l’humeur, la santé, les nouvelles ; ainsi une infinité de menus détails que l’on reçoit en bloc et qui, peut-être, feront sens ultérieurement. Être souriant et détendu n’est pas anodin et laisse entendre que l’arrivant avait sa place prête et qu’il était attendu. Progressivement, chacun met en place une expression très personnelle de ses habitudes en les combinant avec l’organisation collective du lieu. Poser et reprendre son manteau à un endroit qui fait sens ne sont pas des actes anodins. De même que la quantité de petits détails concernant les objets transitionnels : comme les sacs à main, les couteaux de poche… Tous ces gestes qui structurent et soutiennent les capacités d’adaptation, et qui se parent d’une importance particulière lorsque celles-ci se révèlent fragilisées.
20 Notre accompagnement lors de ces phases ritualisées permet de reconnaître la singularité de la personne, de partager une part de la confiance qu’implique le dévoilement d’un peu d’intimité.
21 La perte de la mémoire et du sens chez nos patients crée un repli préjudiciable devant une adhésion volontaire et active. Face à cela, nous mettons en place un dispositif favorisant le rappel des informations, des repères spatio-temporels, des outils usuels : calendriers, agendas qui se conjuguent avec les aides visuelles, tels les pictogrammes. Et surtout le recours systématique à une parole, un geste réitéré de redéfinition, de réponses reformulées, selon un mode sécurisant adapté à chacun. Plus que réentendre une information, c’est réinitialiser l’ensemble de la démarche, revenir à un point de départ qui restitue une logique à l’ensemble de l’événement : la répétition devient paradoxalement un moyen d’évoluer.
22 L’objectif demeure une volonté non de ramener l’investissement des individus vers un droit chemin préexistant, mais plutôt de les encourager à agir par eux-mêmes, selon des représentations qui ne leur sont pas étrangères.
23 Perte de capacités exécutives, troubles du langage, difficultés de recognition s’imposent comme de formidables obstacles à l’expression et à la communication. Agir par soi-même, c’est pouvoir et vouloir adresser des signes, se manifester aux yeux des autres. L’affaiblissement de ce contrôle induit une inhibition de la relation à l’autre et à l’environnement et accentue mutisme et passivité. La réhabilitation de la confiance et de l’estime de soi exigerait l’instauration d’une dynamique valorisant la prise de parole plutôt que son contenu, encourageant les initiatives en accompagnant avec discrétion les actes vers leur destination.
24 La justesse de la présence des soignants doit favoriser la régulation du rythme des activités et des échanges : donner du temps à la parole, créer les espaces d’initiative.
25 Les récupérations au moment des décalages demeurent des moments délicats et pourtant très créatifs. Gestes, mots et associations d’idées inattendus autorisent l’humour délicat et la bonne humeur. Quelle satisfaction est la nôtre lorsqu’un mot incongru, extrait d’un épisode dysphasique, colore et relance un atelier d’écriture ! Quel soulagement doit éprouver la personne, valorisée le plus souvent contre toute attente, en échange de sa prise de parole risquée ! Et, pour finir, quelle liberté peut être perçue, aux yeux de tous les participants, quand un acte posé revêt tant de souplesse dans l’acceptation du sens !
26 Le quotidien de l’accueil de jour s’organise sur deux versants : l’un fondé sur les codes sociaux et la convivialité, l’autre sur les activités d’animations programmées. Le soin d’animation ordonne des propositions faisant appel à la volonté, aux désirs, aux émotions, aux valeurs, au jeu, à la culture individuelle et à celle qui est partagée. C’est un temps déterminé, repérable, comprenant une présentation, une mise en situation et une conclusion.
27 Au fil de notre histoire personnelle, nous avons perçu et valorisé des compétences qui ont soutenu la reconnaissance de notre identité singulière. Cependant, dans le cas d’une perte de capacité, d’autres critères, d’autres représentations doivent se construire afin de se recréer. La plupart des participants sont restés, leur vie durant, étrangers à la pratique du dessin, des exercices physiques sous forme de jeux, des ateliers de mémoire, mais c’est à l’intérieur de cette nouveauté de pratique, parfois vécue comme une étrangeté, que se décide la mise en mouvement vers le devenir de soi. À distance des schémas figés et des itinéraires maintes fois parcourus, l’expression renouvelée apparaîtra à partir de décalages inhabituels. De fait, un point de départ s’offre, afin que le cheminement lui-même trace le chemin dans une disponibilité de l’instant.
28 Libre des finalités immédiates et normatives du standard social, les performances réalisées ne se mesurent pas à celles du passé. Fréquemment, c’est la surprise et l’inattendu qui surviennent.
29 Pour notre compte, il ne s’agit pas de thérapie orientée : l’évaluation des moments vécus demeure essentiellement empirique et n’utilise ni stratégies savantes ni échelles de lecture. Nous nous efforçons de souligner le retentissement sur la personne et sur le groupe selon un effet global. L’assiduité dans une participation active, le niveau de confiance, la curiosité en éveil, la tonicité, le plaisir exprimé restent les critères les plus éloquents. En s’accordant un peu de recul, nous pouvons rendre compte de l’évolution des situations, de l’épanouissement, de l’adaptation et du bien-être des personnes.
Soin par la relation et créativité
30 Ne perdons pas de vue les traits de cette grande figure tutélaire qui mène la danse de toute notre histoire, à savoir : « le temps qui passe ». Avec en outre, derrière ce masque, la finitude de la vie, la mort, qui peine à se faire oublier. Évidemment, postuler une attitude définitivement sereine au regard de ce théâtre tragique relève d’un exercice personnel de grande ampleur, qu’il soit philosophique ou autre. Le constat est manifeste, le vieillir s’imprime dans et sur le corps, s’éprouve par tout le ressenti de la personne ; selon la formule de Chateaubriand : « un naufrage ». Que la prise de conscience s’élabore progressivement ou qu’elle éclate et s’impose avec brutalité, il semble bien aléatoire de l’esquiver durablement. Les valeurs de notre société, d’une manière générale, stigmatisent la baisse des performances et la perte du contrôle de soi. Ce n’est donc pas uniquement face à soi-même que l’on vieillit, mais aussi et surtout en représentation.
31 Dans le rôle dévolu aux soignants, la reconnaissance et l’analyse des faits tels qu’ils s’ordonnent constituent l’étape initiale. Les politiques de santé publique ainsi que la solidarité familiale et sociale sont mobilisées. Mais si elles maintiennent la cohérence dans le tissu intergénérationnel, elles n’en solutionnent peut-être pas pour autant la question du sens. Biologiquement, chaque individu porte en lui des ressources, des capacités d’évolution et d’ajustement. Sur le plan psychique, vieillir n’est pas uniquement la perte d’une force vitale, mais un processus d’actualisation qui explore et initie des solutions. Accorder quelque crédit à la vitalité, à la puissance créative du vivant, peut figurer au nombre des prises de conscience facilitantes. Cela dit, l’attitude adaptée autour de la personne est primordiale et les acteurs des services à la personne se retrouvent aux avant-postes pour agir dans cette direction. Chacun selon sa proximité, sa compétence, son rôle, peut se dissocier des représentations culturelles dominantes et investir dans la relation des formes et des affects plus singuliers.
32 Face au vieillissement, à la douleur, à la maladie se met en place le processus du deuil… Nous sommes en présence d’un processus évolutif et, faute d’une vision successive minutieuse de ces étapes de la transformation, on a bien du mal à penser une aide pertinente. Beaucoup de personnes disposent de ressources autour d’elles, d’un environnement favorable et aidant, néanmoins l’approche des soignants doit intégrer une aide consolante. Le chemin le plus évident se fonde sur des activités récréatives : créer une diversion, « changer les idées ». Il convient d’investir des domaines de prédilection, variables et différents pour chacun : le chant, l’activité manuelle, la conversation… de valoriser des moments susceptibles d’irradier durablement le quotidien, de s’appuyer sur la dynamique du groupe et de valoriser un ton léger et drôle… Les recettes n’ont pour limites que notre imagination, et, bien entendu, les possibilités d’adhésion des personnes.
33 Il importe d’agir en s’efforçant de générer un désir visant à élargir le possible. Proposer, non une injonction à suivre nos propositions et autres consignes, mais faire confiance à quelque chose de différent, en souhaitant que les peines vécues puissent s’atténuer, même de façon infime. Se consoler, c’est aussi œuvrer et créer pour que de la nouveauté advienne et que reste vivace une ambition de développement personnel. C’est par l’incitation à relâcher son autosurveillance, en acceptant une prise de risque dans une intersubjectivité active, que l’on peut, ensemble, parvenir à une forme de reconfiguration du réel, entrevoir non l’issue d’un couloir, mais des étendues de devenir.
34 Au fond, la question humaine de la gérontologie serait d’accompagner un processus d’individuation jusqu’au terme de la vie afin que la personne prétende à sa propre mort, plutôt que d’être réduite au statut d’objet d’une procédure technique.
Mots-clés éditeurs : sujet acteur, Perte d’autonomie, soin relationnel
Mise en ligne 23/06/2017
https://doi.org/10.3917/empa.106.0116