Notes
-
[1]
Les hospitalisations se faisaient, quand elles étaient nécessaires, à l’hôpital général.
-
[2]
Clinique de La Borde, à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher, fondée par Jean Oury et dont il était le médecin-directeur jusqu’à sa mort.
-
[3]
http://www.jckaufmann.fr
-
[4]
Agapé (γάπη) est le mot grec pour l’amour « divin » et « inconditionnel ». L’agapé, souvent comparée à la charité chrétienne, est, pour Platon, la troisième forme que prend l’amour après l’amour physique, « éros », et l’amour de l’esprit de l’autre, « philia ». C’est un amour désintéressé, sans recherche d’un enrichissement personnel, c’est donc l’amour pour l’amour, c’est-à-dire l’acte de charité principalement (Wikipédia).
-
[5]
C. Martin et coll., « Living Together Apart : vivre ensemble séparés. Une comparaison France–États-Unis », Population, revue de l’ined, 2011/3, vol. 66, p. 647-669.
-
[6]
La famille, les ami(e)s, le médecin, un psychologue, une association…
La psychothérapie institutionnelle
1 Matériaux pour une histoire à venir
2 Revue Sud/Nord, n° 26, janvier 2016
3 Le dernier numéro de la revue Sud/Nord est le bienvenu !
4 Consacré, en mémoire de Jean Oury, à la psychothérapie institutionnelle, il est vivant, interrogatif, diversifié, appelle à la réflexion et au débat et nous apporte aussi un regard sur l’histoire qui ouvre la pensée.
5 Le choix a été fait – et il est heureux – de réunir des auteurs aux points de vue très différents. Certains ont abordé le thème par le biais de leur propre rencontre avec la psychothérapie institutionnelle : Braulio Almeido de Suza, par exemple, psychiatre au Portugal (mais il a été aussi infirmier), nous relate son arrivée à Saint-Alban, venant de l’hôpital Saint-Anne où il était boursier français ; ou Éric Bogaert qui nous retrace son « chemin » psychiatrique (côté médical !), tandis que Michel Minard, lui, nous propose un grand détour par les États-Unis et fait un portrait remarquable d’Harry Stack Sullivan, psychiatre au début du xxe siècle, qu’il appelle « le précurseur ». L’article de Patrick Faugeras aborde l’histoire du mouvement et de Saint-Alban, les liens avec les surréalistes, l’hôpital dans la Résistance… et Franck Chaumont nous propose sa vision des divergences et des écarts entre Bonnafé et Oury.
6 Alain Castera nous raconte l’expérience de Dax, l’ouverture du (nouveau) service (psychiatrique) sans aucun lit, implanté dans la cité [1]… et Christophe Chaperot les tempêtes au sein du club thérapeutique, c’est-à-dire la vie institutionnelle et ses complications au jour le jour. Sans oublier la relation des complications « labordiennes [2] » de Florent Gabarrot-Garcia… et la vision anthropologique proposée par Jean Naudin et Tudi Goze. Et j’en oublie…
7 Au total, c’est un numéro passionnant, loin des mêmes idées toujours rebattues, parce qu’il nous ouvre à la fois sur l’histoire (d’où venons-nous ?), le débat, les divergences de points de vue, les façons de voir différentes, mais toujours réunis au sein d’un même intérêt pour une certaine manière de soigner en psychiatrie. C’est d’ailleurs ce qui fait le côté riche et ouvert de ce numéro.
8 Un regret et un étonnement, peut-être idiots. Hélène Chaigneau n’est pas dans le Panthéon de couverture. Et il y a seulement deux femmes au sommaire et un seul infirmier. La psychothérapie institutionnelle, une affaire d’hommes et de médecins-chefs ? Ah ?
9 Mais satisfaction aussi de lire une revue qui, enfin, ose poser les questions, bousculer les apparences trop lisses, débattre vraiment, avec la vivacité que mériterait tout débat un tant soit peu sérieux, sans défendre à tout prix les dogmes et les statues. Ce numéro est tout à fait salutaire ! Qu’on se le dise !
10 P.S : Le numéro est accompagné d’un cd, une Traversée avec Jean Oury (réalisée Martine Deyres) intitulée Le sous-bois des insensés – que je n’ai pas eu le temps de regarder, mais qui doit être très intéressant –, dans lequel « depuis son bureau de la clinique de La Borde, Jean Oury nous raconte une vie passée à accueillir la folie ».
11 Blandine Ponet
12 membre du comité de rédaction Empan
13 blandine.ponet@wanadoo.fr
Piégée dans son couple
14 Jean-Claude Kaufmann
15 Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016
16 Tiens, un nouvel ouvrage du prolifique Jean-Claude Kaufmann ! Ce qui pourtant nous retient dans cette lecture n’a rien de drôle. Cette fois-ci, on n’y trouve pas de ces anecdotes, pleines de vérité, dans lesquelles le lecteur se reconnaît avec humour ou ironie.
17 Ce sociologue du couple est bien connu d’un large public car il nous a appris à lire entre les trames du linge, des casseroles, des vêtements, des draps du lit quelques-unes des réalités sociologiques du couple d’aujourd’hui, des rapports entre hommes et femmes. Il nous a fait également découvrir la démarche compréhensive et interprétative en sociologie, qui part de l’observation du quotidien, de ces gestes minuscules et apparemment anodins pour les décoder et en faire émerger une signification plus générale, collective, témoignage de la vie actuelle, des rapports sociaux, des codes et des normes qui régissent le vivre ensemble.
18 Depuis 1983, il a consacré près de 23 ouvrages à l’étude de la socialisation à travers les rapports de couple, avec des titres qui, tout à la fois, indiquent explicitement leur point d’application et attisent la curiosité du lecteur : La chaleur du foyer (Méridiens-Klincksieck, 1988) ; Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus (Nathan, 1995) ; La Femme seule et le Prince charmant (Nathan, 1999) ; Casseroles, amour et crises : ce que cuisiner veut dire (Armand Colin, 2005) ; Agacements. Les petites guerres du couple (Armand Colin, 2007)…
19 Ainsi, en mars 2016, Piégée dans son couple, retient l’attention que nous portons tous, comme lui, aux vicissitudes des couples.
Pourquoi cet ouvrage ?
20 Cette nouvelle recherche, qui n’est donc pas drôle, lui a été inspirée par ses lectrices et le travail de terrain s’est effectué par le biais d’Internet. C’est à la suite de la publication de son livre précédent, Un lit pour deux, la tendre guerre (Lattès, 2015), qu’il va recevoir, sur son site [3], de nombreux témoignages de femmes piégées dans un enfer conjugal, témoignages qui en provoquent d’autres, « dans un effet boule de neige, abîme de tourments ». Il se ressent alors dépositaire de tous ces secrets enfouis. Charge à lui de les diffuser par un livre : « On m’avait livré un secret, intime et douloureux, en m’intimant de ne pas le garder pour moi ! Je devais tout dire, tout raconter » (p. 6). Le sociologue, à partir de ces témoignages, difficiles car tellement porteurs de souffrance, va chercher à comprendre les mécanismes à l’œuvre dans ces situations dramatiques. Deux autres dimensions lui semblent indispensables à la compréhension de ces dynamiques, décrites par des femmes : le point de vue des hommes et la place de l’amour. Et c’est ainsi que ce livre est construit en quatre chapitres : « Cris de femmes », « Un si grand besoin d’amour », « Hommes et femmes », « Antonin ».
21 Deux vies de femmes, Élise et Nina, constituent la trame de l’ouvrage, soutenue par de multiples autres exemples, plus ponctuels, qui viennent préciser, compléter ou relativiser l’explication. Antonin, même, sera également la victime d’un piège conjugal.
22 Tout commence donc par une rencontre entre une femme et un homme, une rencontre de hasard, « drôle de rencontre » qui intervient à un moment où la recherche d’amour, mais aussi d’installation sociale, commence à se faire sentir. Pourtant, elles sont encore très jeunes, nous semble-t-il : l’année du bac pour l’une, 31 ans pour l’autre. D’emblée, il semble que le couple se construit plus sous l’effet d’une pression sociale diffuse, de modèles sociaux un peu stéréotypés, de rêveries idéalisées que sous l’empire d’un amour puissant. Puis tout s’installe, vite, « comme il faut », comme dans le modèle dominant : « Mariage, maison, enfants : un à un tous les éléments du tableau idyllique se mettaient en place » (p. 27).
23 Mais, progressivement, cette belle façade se lézarde et les rapports se transforment.
24 Ce couple, tant investi, porteur de tant d’espérances, ne tarde pas à se révéler insuffisant, en décalage avec les attentes des femmes – et sans doute des hommes. Si, pour J.-C. Kaufmann, le succès d’un couple se construit par « l’engrenage vertueux de la générosité et de la reconnaissance mutuelle » (p. 191), ici, à l’inverse, les insatisfactions restent tues et, petit à petit, le silence s’installe. Chacun tente de faire face à ses déceptions dans la solitude et refuse une confrontation plus démonstrative par des éclats passionnels, dont la scène de ménage est l’archétype. Ainsi les questions ne sont ni posées ni partagées et chacun va tenter de survivre sans régulation commune. La parole se tait progressivement…
25 Tactique de repli sur soi, plutôt masculine, silence, mépris qui remplace la confiance, et insidieusement le piège s’installe. Le piège, c’est quand l’on ressent que rien ne va plus mais que l’on ne peut en sortir. Le respect disparaît, la déconsidération s’installe, chacun dénigre l’autre, l’attaquant dans l’image qu’il a de lui-même, espérant s’affirmer par son humiliation, voire sa destruction. « Entre nous, je ressens de l’indifférence, du mépris, de la haine » (Bénédicte, p. 36).
26 « L’engrenage qui se met en branle est alors l’exact inverse de la règle d’or de la confiance et de la reconnaissance mutuelle, où chacun soigne mentalement l’autre en l’aidant à se sentir plus assuré. Ici, les deux partenaires poussent leur adversaire intime à tomber toujours plus bas, sans qu’aucun parvienne pourtant à se séparer » (p.12). Dans ces quelques lignes, tout est dit de ce « piège » : un dispositif servant à tromper l’autre pour le mettre en péril intérieur.
Le couple aujourd’hui
27 Mais il faut revenir au contexte global et à la place de l’amour dans la société d’aujourd’hui. En référence à son précédent ouvrage, L’étrange histoire de l’amour heureux (Armand Colin, 2009), l’auteur retrace l’évolution sociétale et historique de l’amour et du couple, entre « celle de l’agapé [4], universalisme inconditionnel bienveillant, et celle des passions » (p. 100).
28 Socialement, notre époque serait devenue celle de la coexistence entre l’univers public (égoïste et décevant) de la rationalité économique généralisée et un petit monde privé dans lequel on pourrait engager son potentiel d’humanité, et qui reposerait sur des valeurs différentes : générosité, tendresse, amour.
29 À partir des années 1960, le modèle conjugal va donc s’élaborer autour de cette opposition radicale et affirmer une inconditionnalité de l’amour, nécessaire pour soutenir l’individu dans ce monde difficile. Les couples qui durent seraient ceux capables de maintenir ce principe au-dessus de tout : « Renforcer la confiance en soi grâce au regard de confiance du conjoint est devenu ce qui est peut-être la fonction la plus importante du couple aujourd’hui » (p. 109). Toutefois, un autre courant, celui de la passion, vient colorer ce couple par sa quête de bonheur, de douceur, « en ajoutant des épaisseurs émotionnelles et sensibles dans l’agapé domestique », et il est insupportable de ne pas être heureux. Car l’être humain d’aujourd’hui, tout particulièrement la femme, refuse un destin écrit par avance et revendique autonomie, liberté et bonheur.
30 Par ailleurs, l’évolution des mœurs introduit une forte différenciation entre hommes et femmes. Le féminisme et ses conquêtes ont fait progresser l’autonomie chez la femme, mais aussi émerger « un nouveau type de personnalité, dynamique, ouvert sur des projets d’avenir. Les femmes sont dans une course permanente… » (p. 144). Cependant, le foyer reste le principal lieu où elles peuvent affirmer aisément une position dominante, position qui leur reste encore difficilement accessible dans l’univers économique et politique.
31 À l’inverse, les hommes ont plus de mal à s’adapter à ces transformations et à trouver la complémentarité dans le couple. Ils investissent, toujours selon Kaufmann, l’agapé et des conduites de gentillesse et de prévenance. Mais les nécessaires et difficiles « couplages », et les décalages qui en résultent, seraient à l’origine d’insatisfactions croissantes, de désillusions discrètes, de petits agacements, « comme si jamais la réalité ne parvenait à être à la hauteur du rêve » (p. 145).
32 Cette montée en puissance des femmes aurait donc pour corollaire le silence des hommes et leur impossibilité à être perçus – et à se ressentir, autre clef importante pour l’auteur – à la hauteur de ces demandes. Alors que l’autonomie personnelle dans le couple était plutôt l’apanage de l’homme, celle de la femme la confronte à des injonctions contradictoires, entre engagement amoureux et identité nouvelle. Un des ressorts du piège conjugal serait là.
Quand le couple se transforme en piège
33 Pourtant, d’autres conditions sont nécessaires pour transformer le couple en piège.
34 Économiques tout d’abord, car sortir du couple nécessite des conditions matérielles, un travail, un lieu où aller, des revenus suffisants. Pour s’enfuir, il faut en avoir les moyens.
35 Claude Martin, Andrew Cherlin et Caitlin Cross-Barnet, dans « Living Together Apart : vivre ensemble séparés. Une comparaison France–États-Unis [5] », étudient les modes de cohabitation forcée qui peuvent résulter de situations de couples qui ne s’aiment plus mais continuent de vivre ensemble pour des raisons matérielles. Il semblerait que cette situation soit plus claire, l’amour ayant explicitement disparu, et soit donc plus facile à gérer. Quoique ce ne soit pas ce que montre L’économie du couple, film de Joachim Lafosse, présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes 2016, qui aborde cette même expérience sous forme de comédie dramatique.
36 « Le piège se forme quand l’énergie vitale disparaît et que la vie se présente désormais comme un destin, incontournable, implacable, plus fort que soi » (p. 189). Car ce qui caractérise ces récits, c’est tout à la fois cette déprise conjugale constitutive de couples mornes et cette perte de ressort, de confiance en soi et donc l’incapacité à sortir du piège. Celui-ci est parfois qualifié de « gluant et sans aspérités », tant il semble impossible de s’accrocher à quelque résistance qui serait indispensable pour rompre.
37 « Je ne suis pas une femme battue, mais je crois que c’est pire, je suis une femme sans vie » (Nina, p. 37).
38 L’étouffement de ces femmes est pesant tout au long de la lecture de ces témoignages et l’on se prend, plus d’une fois, à se demander pourquoi l’extérieur [6] n’intervient jamais dans ces huis clos.
39 Sans doute parce qu’il y a une grande différence entre l’homme tel qu’il se donne à voir en public (bien sous tout rapport, lisse, « mari parfait ») et ce qu’il est dans l’intimité (un tourmenteur assidu).
40 Sans doute parce que ce serait justement une stratégie de cet homme que d’isoler celle qu’il veut dominer et soumettre. Eva San Martin Zapatero, dans son article « Réflexions autour du lien entre les violences conjugales et l’occupation des espaces publics et privés » (cf. dans ce numéro, p. 120-125) rend compte, à travers d’autres témoignages concrets, de cette stratégie de rupture avec le milieu familial et amical de la femme et tous ceux qui pourraient l’aider à sortir du piège.
41 Sans doute parce que, dans cette relation à deux, l’homme est passé du désir à la volonté de soumettre.
42 Sans doute parce que le sens du devoir, la peur de faire du mal à l’autre, toujours aimé malgré tout, la présence des enfants, l’espoir inexpugnable que les choses peuvent s’arranger persistent chez cette femme piégée… Tout cela est bien connu de ceux qui travaillent sur les violences conjugales.
43 La vie d’Antonin, homme piégé dans son couple qui a spontanément témoigné après la lecture de Premier matin (Armand Colin, 2002), rend compte des mêmes mécanismes, de cette cohabitation commencée trop vite, de l’emprise de la femme (cette fois-ci, les rapports s’inversent) sur toutes les décisions du couple, de sa tentative à lui de sauvegarder des îlots de résistance, lesquels sont progressivement interdits par sa partenaire, de l’impossibilité à saisir les opportunités de s’en échapper.
44 On ne peut toutefois que se demander pourquoi ces femmes (et ces hommes) ne trouvent jamais le chemin qui les conduirait vers une écoute, un lieu où parler, un espace où dire et prendre de la distance face à cet étouffement, prendre une décision pour s’en sortir. « Le piège a souvent ses raisons que la raison ignore » (p. 85). Mais là n’est pas la question pour J.-C. Kaufmann. Il croit à la vie de couple, à ses conflits, à ses cahots, pourvu que l’amour soit là. « L’amour se réinvente ainsi tous les jours… » (p. 191). Or : « Il faut savoir partir quand l’amour est mort. Quand tout amour est mort, la vie à deux se transforme en enfer » (p. 189). Cependant, ces femmes « piégées dans leur couple », qui disent l’impossibilité de partir et l’impression qu’en parler pourrait être le déclic qui mettrait fin à cette procrastination permanente, ne passent jamais à l’acte. Les contacts qu’il a pris à la fin de son travail avec ses héroïnes semblent montrer que se confier ainsi, longuement, et voir leur histoire privée rendue publique, n’est pas suffisant pour rompre.
45 Depuis plus de trente ans, J.-C. Kaufmann nous invite, à travers des observations fines du quotidien ordinaire du couple, à comprendre comment s’articulent des histoires singulières et des normes sociales, des comportements individuels perçus comme libres et autonomes et des modèles de socialité très structurés. Ces questions peuvent concerner tout un chacun et, par son mode de mise en récit des matériaux recueillis, d’analyse articulant discours et modèles théoriques explicatifs, il permet de porter un autre regard sur le couple et les relations entre les hommes et les femmes.
46 Il ouvre de nouvelles pistes face à des conduites trop vite banalisées, rappelant que tout ce qui se passe dans le couple repose, par définition, sur la responsabilité des deux partenaires. C’est un regard de sociologue et l’on sera tenté, parfois, d’y articuler d’autres modes de compréhension et d’interprétation. Mais ceci sera à chercher dans d’autres ouvrages.
47 Paule Sanchou
48 membre du comité de rédaction d’Empan
49 paule.sanchou@orange.fr
En finir avec Eddy Bellegueule
50 Édouard Louis
51 Paris, Le Seuil, 2014
52 Le patronyme d’Édouard Louis est Eddy Bellegueule. Le nom premier de l’écrivain est donc celui du narrateur du roman. Ce dispositif pose d’emblée l’enjeu du livre, tel que l’énonce le titre : il s’agit de prendre ses distances avec une origine synonyme de souffrances extrêmes.
53 L’enfance d’Eddy Bellegueule, telle qu’Édouard Louis la relate, fut un véritable enfer. Eddy grandit dans une famille ouvrière dont la grande pauvreté ne trouve pas de socle culturel sur lequel s’édifier en valeur, en dignité. Le père, la mère, les frères et sœurs montrent tous une incapacité à objectiver leurs expériences et celles de leurs pairs. Ils demeurent collés à des opinions et à des comportements qu’ils n’interrogent pas et reproduisent de génération en génération : virilité identifiée à l’agressivité, rejet de l’école des bourgeois et de leur langue, rejet de la médecine, addiction à la télévision, alcoolisme, racisme, homophobie.
54 Or Eddy est féminin. Il aime faire des trucs de fille. Il est attiré par les garçons. Cette différence intolérable pour son environnement est à l’origine de la tragédie que traverse Eddy tout au long de son enfance et de son adolescence. Quand se présente l’occasion d’aller étudier au lycée et, détail d’importance, d’intégrer un internat, Eddy saisit cette opportunité de toutes ses forces pour s’arracher à un destin misérable. Le récit s’interrompt sur cette fuite. L’existence du livre que nous avons entre les mains témoigne de la réussite de l’entreprise.
55 Pour un travailleur social, il me semble que l’intérêt premier du livre tient à la limpidité avec laquelle l’auteur réussit à nous transmettre le conflit qui fut la trame de toute son enfance. Eddy se trouve en effet l’objet de deux injonctions parfaitement incompatibles. Il doit répondre, d’un côté, aux exigences de son groupe d’appartenance, à savoir donc, en tant que garçon, faire preuve d’agressivité, de racisme et d’homophobie pour être reconnu par la famille et les copains comme étant « un mec ». Il doit répondre, d’un autre côté, aux élans impérieux et spontanés de son corps qui le poussent vers des attitudes et activités féminines, vers des plaisirs repérés comme étant homosexuels.
56 Édouard Louis nous transmet, avec beaucoup de force, la nécessité absolue dans laquelle se trouve l’enfant de faire un avec sa communauté. Il nous rappelle que la menace d’exclusion suscite la peur la plus archaïque. La vérité du corps passe en second. Il faut d’abord assurer sa place, même si cela implique de censurer son désir le plus intime. « Aujourd’hui, je serai un dur » se répète Eddy comme une litanie, tous les jours, avec ce fol espoir que les mots, magiquement, changeront son être. En être, être des leurs, voilà ce qu’Eddy souhaite plus que tout au monde, mais ce souhait marque l’écart qui l’accable et restera béant.
57 C’est que la norme impérieuse de son milieu familial n’est pas seulement l’hétérosexualité. Pour en être, pour être « un mec », il faut l’hétérosexualité contre l’homosexualité. Répéter chaque jour qu’on n’est pas « une gonzesse », « un sale pédé ». Démontrer des capacités physiques. Se battre. Faire montre d’une virilité qui passe par le muscle. Nulle intellectualisation ici de l’homophobie, non, il s’agit d’épouser une norme comportementale ressentie comme naturelle.
58 Ce que Louis excelle à nous montrer, c’est que seule l’apparence du « mec » reste fondatrice du sentiment d’appartenance. Ce n’est pas l’être intime de la personne qui est en jeu ici. Le père d’Eddy lui-même ainsi que d’autres personnages (ces jeunes adolescents qui jouent entre garçons à imiter les films pornographiques) sont présentés avec certaines ambiguïtés, lesquelles ne les mettent pas à mal puisqu’ils restent tous producteurs de la norme. En radicalisant cet état de fait, on pourrait imaginer que, dans ce milieu tel que le décrit Louis, un homosexuel capable de donner le change sur le fait d’être « un mec » ne serait pas inquiétant ni inquiété ; il ne serait pas un facteur de déstabilisation du groupe.
59 Pour Eddy, cette exigence normative est exorbitante, mais la logique qu’elle révèle quant à la construction de la personne est valable pour tous. Même si poussée à l’extrême, la leçon est universelle : chaque être humain est soumis à des prescriptions de comportement plus ou moins souples, plus ou moins implicites, plus ou moins interrogées, qui cimentent les liens du groupe dont il est membre. Malheur à celui qui ne produira pas les signes adéquats.
60 Pour un travailleur social, et particulièrement pour un éducateur qui porte toute son attention à l’articulation de l’individu et du collectif, cette situation décrite par Louis est riche d’enseignements. Elle souligne combien nous devons être vigilants aux logiques contradictoires qui peuvent parfois déchirer un sujet au point de l’éreinter, logiques conflictuelles dont les travailleurs sociaux sont parfois eux-mêmes les agents malgré eux, quand bien même ils auraient les meilleures intentions d’aide et de soin.
61 Édouard Louis montre comment une situation de violence peut être une occasion de jouissance pour un sujet – je pense ici à la jouissance dans sa dimension psychanalytique. Et comment cette jouissance enferme le sujet dans une répétition destructrice.
62 Au collège, pour fuir les moqueries et les insultes qu’engendrent ses façons efféminées, ses manières, Eddy se réfugie dans un couloir pendant les récréations – le couloir de la bibliothèque précisément, comme un présage du chemin qui le mènera vers les livres et l’écriture. Là, à l’abri des regards, peu à peu, au fil des jours, s’instaure un rituel de nature sadomasochiste qui le lie à deux garçons, lesquels le maltraitent, physiquement, verbalement, d’une manière épouvantable. Or Eddy reste silencieux face à cette violence révoltante. Il l’accepte, pourvu qu’elle demeure cachée. Il lui importe plus, explique Louis, de ne pas être identifié au collège comme celui qui reçoit les coups parce qu’il est un « pédé » que de prétendre à une justice et au respect de son intégrité.
63 C’est donc sous le sceau d’un secret qu’il partage avec ses bourreaux qu’Eddy accepte d’être maltraité. Cette dimension du secret paraît fondamentale en ce sens qu’elle tient la violence hors de la sphère publique, dans le registre d’une intimité sauvage qu’on pourrait repérer comme un envers de l’amour, une forme d’amour inversée, où la sexualité semble tout entière vouée à l’expression de pulsions que les sujets peinent à symboliser, comme c’est par ailleurs fréquemment le cas pour des adolescents. (On peut ici évoquer les films de Larry Clark qui traitent avec beaucoup de justesse et d’audace des comportements extrêmes des « teenagers ».)
64 « Chaque jour je revenais, comme un rendez-vous que nous aurions fixé […]. » C’est un pacte sans échange de paroles, un contrat sans contrat, qui relie les bourreaux et leur victime. Le secret enferme chacun des protagonistes dans un rôle qui ne semble avoir d’autre but que de répéter une excitation qui les déborde. Eddy en vient à attendre ce rendez-vous dans l’angoisse, dès le réveil. Il pense aux deux garçons tout le temps. « Moi qui leur consacrais toutes mes pensées, mes angoisses. »
65 Il me semble que, après l’expression d’une telle intensité libidinale, la raison qu’avance Louis selon laquelle Eddy préfère l’infamie secrète qu’il subit plutôt qu’occuper la place publique du « pédé » ne tient pas, du moins elle ne suffit pas à comprendre son comportement, d’autant que, à bien y réfléchir, cette place, Eddy la tient déjà, et c’est bien pour cela qu’il se réfugie dans un couloir.Eddy est maître d’œuvre, malgré lui, contre lui, de la perpétuation des mauvais traitements. Il le dit d’ailleurs lui-même : « Je me faisais le meilleur allié du silence, et, d’une certaine manière, le complice de cette violence. » Cette attitude paradoxale reste énigmatique pour Louis : « Et je ne peux m’empêcher de m’interroger, des années après, sur les frontières qui séparent la complicité de la participation active, de l’innocence, de l’insouciance, de la peur. »
66 C’est que la jouissance brouille les repères de la raison, elle défait les catégories de l’entendement, les oppositions qui structurent le langage, au profit d’une excitation du corps qui laisse le sujet sur le carreau. La jouissance manifeste un motif inconscient qui reste énigmatique, disons intraitable, même pour Édouard Louis, malgré ses capacités de distanciation et d’objectivation de son vécu.
67 Ce reste que le texte met ainsi en valeur signe la nécessité de l’entreprise littéraire d’Édouard Louis, il est la substance même du témoignage en cela qu’il pose en un seul mouvement la puissance et les limites de la langue.
68 Quand on prétend occuper une place de travailleur social, il me semble, et c’est une exigence éthique que les générations précédentes de soignants nous ont transmise, qu’il est nécessaire de fonder nos pratiques à partir de cette emprise de l’inconscient sur nos comportements. Cette détermination de nos actes par des motifs qui nous échappent implique que nous en instruisions une forme de connaissance si l’on souhaite se mettre au service des personnes en situation de souffrance sans les accabler de nos propres inclinations.
69 Édouard Louis livre, au travers de son récit, une analyse très fine des enjeux de la langue. Il met en évidence combien le maniement d’une langue propre à un milieu, tout comme les normes de comportement que j’ai évoquées précédemment, donne substance au sentiment d’être intégré au groupe. Il démontre qu’une langue se forge et trouve sa nécessité pour un groupe dans la différenciation qu’elle met en œuvre avec la langue des autres, avec l’autre langue, avec celle qui n’est pas la « nôtre ». Dans le style propre à ce milieu ouvrier dont est issu Édouard Louis, la langue se définit d’abord comme n’étant pas celle des bourgeois. Méfiance à l’endroit de la pensée, rejet du bien parler (assimilé à la langue des « pédés » qui ici incarnent sans ambiguïté une instance de l’altérité), langue fonctionnelle, « sans chichis », sans nuances, tout entière dédiée à la célébration d’une identité vécue comme naturelle, c’est-à-dire sans distanciation.
70 Cette analyse de la langue nous rappelle que son usage n’est jamais innocent. Une langue transporte un monde, des représentations, elle charrie des valeurs et signale une place. En tant que travailleur social, je m’interroge toujours sur ma prise de parole. Ne suis-je pas en train d’asseoir un pouvoir ? Est-ce que ma langue est accessible à la personne à qui je m’adresse ? Mes mots sont-ils au service des personnes que je suis censé accueillir ou bien sont-ils pour moi une façon de me faire valoir dans ma fonction ?
71 Dans ce registre sociologique, qui doit beaucoup à Bourdieu, Louis démontre avec brio la reproduction à l’œuvre dans ce milieu, les processus déterministes féroces qui poussent les personnes à accepter une existence misérable, à maltraiter leur corps, à faire taire leurs colères et leurs ressentiments dans l’abêtissement télévisuel et l’alcoolisme.
72 J’émets toutefois une réserve critique quant à cet aspect du travail de l’auteur. Il me semble en effet que nous touchons ici aux limites de son entreprise. Je reste circonspect sur ce qui m’apparaît être parfois un collage un peu superficiel d’une théorie sociologique sur une expérience personnelle. Mais sans doute s’exprime là une difficulté à subjectiver ce que l’étude de la sociologie a permis, salutairement, d’objectiver.
73 En attestent, je crois, ces deux registres de langue qui tissent le texte. D’un côté, la langue distanciée, celle du narrateur, correcte, limpide, classique ; de l’autre, la langue du milieu d’origine, orale, incorrecte, populaire, au travers de laquelle l’auteur fait parler les membres de sa famille et ses copains. Il a fallu à Louis jusqu’à une différenciation typographique (la langue d’origine est en italique) pour appuyer que les deux registres coexistent sans se chevaucher. Cette dissociation des registres de langue affaiblit, c’est du moins mon sentiment, la portée littéraire de l’ensemble du texte. À la différence des passages particulièrement intenses où Louis expose la vérité subjective d’Eddy, sa souffrance, le conflit qui l’anime, le livre pris dans sa totalité révèle une fracture entre l’auteur et son milieu d’origine. Cela n’est pas un problème en soi pour la littérature, mais ce clivage n’est pas pris ici en charge par l’auteur avec les moyens d’une expression littéraire, il est simplement, disons, mis en page, exposé tel quel sans être traité subjectivement. D’où un sentiment de gêne parfois, devant cette exposition brutale d’un environnement terriblement fruste que nous donne à voir celui-là même qui en est issu.
74 Je pense au livre majeur de Louis Calaferte, à ce fameux Requiem des innocents, à l’occasion duquel l’écrivain prend les armes de la littérature pour rendre hommage aux gens du bidonville dont il s’est enfui, et pour interroger, voire dynamiter les conventions sociales dominantes, quand Édouard Louis semble lui plutôt prendre les armes d’un savoir universitaire pour démonter son milieu d’origine et asseoir sa place chez les dominants. Cela n’enlève rien, on en conviendra, à la qualité intrinsèque de son témoignage et de son analyse. Simple question de positionnement. Mais peut-on en finir avec les noms de notre origine ?
75 Julien Boutonnier
76 éducateur spécialisé
77 julienboutonnier@yahoo.fr
Intervention sociale et animation
78 Gestion communautaire ou éducation populaire ?
79 Mustafa Poyraz
80 Paris, L’Harmattan, 2015
81 Dans cette nouvelle publication, l’auteur évoque les métamorphoses de l’animation socioculturelle et dévoile l’écart entre la « théorie de l’animation » qui adhère à une logique émancipatrice et collective et sa réalité au quotidien, qui s’inscrit désormais dans « l’espace institutionnel de la régulation sociale ». L’ouvrage s’intéresse en particulier aux animateurs des quartiers populaires qui, de par leur origine et proximité culturelle, assument à présent un rôle nouveau de régulation sociale.
82 Dans le premier chapitre de l’ouvrage, l’auteur évoque la genèse de l’animation socioculturelle tout en mettant en perspective son socle historique. Il montre que l’animation s’est construite dans l’espace appauvri des grands ensembles des années 1960. M. Poyraz considère que la question de la médiation culturelle et du maintien d’un espace critique reste un élément fondateur de l’identité des animateurs. Cette approche porte l’animateur « comme un acteur non situé, doté d’une vision du monde humaniste ». Ce n’est pas un militant pur, ni non plus un vrai professionnel œuvrant dans un cadre institutionnel. Pour l’auteur, si l’ensemble de ces éléments construisent dans une certaine mesure l’identité des animateurs socioculturels, il distingue toutefois trois tendances, qui sont des types de positionnement.
83 Le premier est celui de l’animateur copain. Cette situation enferme l’équipe et son public dans un espace clos et conduit à l’enfermement des quartiers pauvres. On retrouve là le phénomène du « grand frère » soumis à des règles institutionnelles dont la subtilité et l’efficacité freinent l’émergence d’autres dynamiques plus revendicatives. Le deuxième correspond à l’animateur institution, une dénomination qui désigne le processus d’institutionnalisation de l’animation socioculturelle au sens où ce champ glisse de plus en plus vers l’univers institutionnel et se trouve en rupture avec l’esprit de l’éducation populaire dont elle est dans une certaine mesure l’héritière. Enfin, le troisième positionnement désigne l’animateur autonome et concerne ceux qui arrivent à acquérir un espace d’autonomie tout en s’appropriant des valeurs de l’éducation populaire dont ils se servent tel un rempart face aux normes de management qui envahissent les institutions.
84 L’auteur montre également que l’animateur, depuis l’origine, intègre autant que possible dans sa pratique la dimension sociale, culturelle et éducative, « tout en vacillant entre la gestion du social et l’appui aux initiatives provenant des citoyens ». C’est ce qui rend paradoxale l’action de l’animation dans les quartiers, au sens où elle facilite l’accompagnement des populations reléguées pour les maintenir dans un système ségrégatif, y compris en termes spatiaux.
85 Dans le deuxième chapitre, M. Poyraz montre comment l’éducation populaire et l’intervention sociale ont élaboré « deux logiques d’action distinctes pour influencer et orienter l’agir social des individus dans la société ». La première s’inscrit dans « une approche critique des institutions et rejette toutes sortes de résignation et de soumission », alors que la seconde est plus tournée vers la réparation et la régulation des rapports entre les individus et la société dans la perspective de les faire adhérer aux normes sociales. L’une et l’autre se sont développées dans un contexte historique où le mouvement social et politique participait à l’intégration des plus pauvres dans la société. Mais à partir des années 1980, les mécanismes intégrateurs se sont sensiblement dégradés, desquels échappe une partie de la population. L’auteur pointe son regard sur deux situations en particulier, les sdf et les territoires sensibles, et propose une nouvelle lecture de l’éducation populaire et du travail social face à l’exclusion. Il fait le constat que de nouvelles formes d’éducation populaire émergent, incarnées par des intellectuels critiques par rapport à l’ordre établi, dont la « prise de position radicale » renforce la pertinence d’une telle approche. En revanche, il montre que pour les travailleurs sociaux, l’individu est un objet, voire « un problème à traiter ».
86 L’auteur considère que seule la mobilisation collective est une autre manière d’agir dans la société. Sauf que l’éducation populaire s’éloigne de ses principes fondateurs et subit « l’alignement des couches intellectuelles sur les dispositifs publics », endiguant ainsi la possibilité de créer un espace critique au sein de la société. Une tendance qui s’est accentuée à partir des années 1980.
87 La situation des banlieues et des quartiers populaires est un autre repère pour l’auteur à partir duquel il met en évidence le délitement des mouvements d’éducation populaire et l’absence de leurs représentants dans ces espaces sensibles. Pour autant, les animateurs socioculturels semblent agir différemment en oscillant entre travail social et éducation populaire. Les espaces dédiés traditionnellement à l’animation incluent désormais ces deux dimensions. Face à la dégradation continue des conditions d’existence des populations vulnérables, les travailleurs sociaux, quant à eux, s’enferment de plus en plus « dans le paradigme de l’accompagnement des perdants ». Le champ du travail social se diversifie dans le même mouvement que sa massification.
88 Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, M. Poyraz examine le système de socialisation et l’impact des intervenants sociaux dans les quartiers populaires. Cette partie s’appuie sur une étude conduite par l’auteur dans plusieurs quartiers en région parisienne. Il s’agit de territoires « quasi abandonnés » qui se démarquent par au moins quatre aspects dominants. Dans le premier, l’auteur montre que l’« ambiance des quartiers populaires » n’est pas une transposition des pratiques traditionnelles observées dans les pays d’origine mais une construction nouvelle. La religion y apparaît comme un « élément fédérateur » donnant du sens aux conditions de vie difficiles où les autres alternatives ne paraissent plus crédibles. Le deuxième aspect indique l’émergence d’une sorte de pouvoir à l’échelle micro locale. Les groupes de jeunes partageant la même expérience incarnent un « pouvoir parallèle qui influe profondément sur la volonté de restreindre la liberté individuelle ». Le troisième point montre en quoi les filles sont victimes de ces situations de domination et comment certaines arrivent malgré tout à développer des stratégies pour échapper aux normes imposées. Enfin, le quatrième point vise les politiques publiques. L’analyse montre en quoi celles-ci génèrent un univers de socialisation « marqué par une vision de la tradition et de la religion fabriquée dans un contexte de “cité” ». Elle montre également l’impuissance des interventions sociales pour fournir des ressources variées.
89 Dans ce contexte, l’animation socioculturelle se métamorphose considérablement jusqu’à se dénaturer. L’auteur souligne que dans ces « quartiers d’exil », l’absence de liens sociaux transforme la dynamique de contestation sur laquelle s’est fondée l’animation en une force de destruction qui se nourrit des « initiatives communautaires et religieuses ». La raison en est que les animateurs, dépourvus de toute règle professionnelle, se trouvent désormais dans « une configuration difficilement définissable ».
90 Dans sa conclusion, M. Poyraz insiste sur le fait que le dynamisme d’une société dépend fortement du niveau d’intervention des citoyens dans l’espace politique. C’est pourquoi l’élaboration des politiques d’intervention et d’animation doit intégrer la dimension critique de l’éducation populaire. Condition majeure d’ouverture d’« un espace réflexif et créatif où les acteurs peuvent se doter des outils pour se libérer d’un raisonnement institutionnel et managérial standardisé ». Ce qui suppose de changer radicalement de paradigmes politiques et éducatifs. C’est sur ce dernier point, la formation des animateurs – que l’auteur évoque de manière allusive –, que l’on aurait souhaité des développements plus construits : un sujet peu exploré à ce jour.
91 Goucem Redjimi
92 crf-cnam,
93 université Paris Ouest-Nanterre La Défense
94 g.redjimi@club-internet.fr
La sagesse d’aimer
95 Zarina Khan
96 La Chapelle-sous-Aubenas, éditions Hozhoni, 2016
97 Ce livre, telle une grande rasade de vodka, me pénètre et me bouleverse, alcool fort, il me rend « groggy », abattu et à la fois parcouru par des frissons, bulles d’énergie qui me traversent et me dynamisent.
98 « Il y a ceux qui pleurent, et ceux qui balaient l’émotion, d’une phrase, d’un geste de la main, comme pour chasser une mouche persévérante, et il y a ceux qui se figent, sans comprendre, et que je dérange parce qu’ils ne savent pas pleurer » (p. 144).
99 Je souhaite que les lecteurs de ce livre sachent pleurer, ou que cette lecture les aide à se l’autoriser, et que la rencontre avec Zarina nous permette, du fond de notre souffrance (« de profundis a te clamavi… ») d’émerger vers la vie, car c’est bien de sa formidable dynamique de vie dont elle témoigne ici. Son histoire est une succession d’arrachements qui l’amènent souvent aux portes de la mort. Et là, chaque fois, sur son chemin elle rencontre celui ou celle – « étincelle » – par qui elle va revenir à la vie et se remettre en harmonie avec le cosmos – « les étoiles ». Métissée de tous ses héritages familiaux et de ses deuils successifs, elle se nourrit de sa riche diversité pour se construire et s’épanouir.
100 Finalement, la rasade de vodka distillée en elle et par elle devient « élixir de vie », véritable « eau de vie » pour nous aussi.
101 Au-delà de l’extraordinaire mémoire dont Zarina Khan témoigne dans ce « roman-vrai » et de sa tout aussi extraordinaire qualité d’écriture, ce qui est essentiel, c’est la rencontre qu’elle nous permet de vivre, par ce livre : sa parole y atteint toutes les fibres de nous-même et revivifie les énergies – peut-être un peu trop endormies – qui sont en nous. Merci Zarina.
102 Pierre Teil
103 membre du comité de rédaction d’Empan
104 op.teil@wanadoo.fr
Notes
-
[1]
Les hospitalisations se faisaient, quand elles étaient nécessaires, à l’hôpital général.
-
[2]
Clinique de La Borde, à Cour-Cheverny dans le Loir-et-Cher, fondée par Jean Oury et dont il était le médecin-directeur jusqu’à sa mort.
-
[3]
http://www.jckaufmann.fr
-
[4]
Agapé (γάπη) est le mot grec pour l’amour « divin » et « inconditionnel ». L’agapé, souvent comparée à la charité chrétienne, est, pour Platon, la troisième forme que prend l’amour après l’amour physique, « éros », et l’amour de l’esprit de l’autre, « philia ». C’est un amour désintéressé, sans recherche d’un enrichissement personnel, c’est donc l’amour pour l’amour, c’est-à-dire l’acte de charité principalement (Wikipédia).
-
[5]
C. Martin et coll., « Living Together Apart : vivre ensemble séparés. Une comparaison France–États-Unis », Population, revue de l’ined, 2011/3, vol. 66, p. 647-669.
-
[6]
La famille, les ami(e)s, le médecin, un psychologue, une association…