Empan 2017/1 n° 105

Couverture de EMPA_105

Article de revue

Éditorial. « L’amour est morte »

Pages 7 à 10

Notes

  • [1]
    P. Jouce, Télérama du 24 février 2016, p. 34.
  • [2]
    André Glucksmann, Le XIecommandement, Paris, Flammarion, 1992.
  • [3]
    Voir par exemple : E. Morin, La voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2012 ; Carnets de campagne, Philippe Bertrand, France Inter, 12 h 30 tous les jours de semaine.

1 « L’amour est morte », chantait Léo Ferré (Pauvre Rutebeuf).

2 Nous sommes une société qui meurt d’avoir tué l’amour.

3 Qu’est-ce qu’aimer ? Au-delà de la polysémie foisonnante et obscurcissante du mot qui le galvaude, sinon reconnaître l’autre dans son identité d’être humain, le respecter dans sa personne et lui vouloir du bien. Or l’amour, au sens de passion amoureuse, peut souvent faire de l’autre l’objet de mon désir et à la limite le détruire pour mon plaisir. C’est à cette limite extrême que se situe le marquis de Sade : tout est permis, même le crime, pour satisfaire ma pulsion. C’est cette destructivité de la passion qu’analyse fort bien Racine dans son théâtre. Il y a dans Bajazet une scène terrible où Roxane veut faire céder Hippolyte à son désir. Celui-ci refuse et elle lui dit « Sortez », le condamnant ainsi à mort, car nous savons que derrière la porte les muets du sérail l’attendent pour l’étrangler.

4 Après la guerre de Troie qui a vu la défaite des Troyens, Andromaque, veuve d’Hector, père de son fils Astyanax, est prisonnière de Pyrrhus, fils d’Achille, meurtrier d’Hector. Pour obtenir qu’elle cède à son désir, Pyrrhus n’hésite pas à la menacer de livrer Astyanax aux Grecs qui le réclament pour le tuer. Nous sommes là dans un rapport de force où la brutalité du plus fort tente de s’imposer au plus faible pour qu’il lui cède. Nous pourrions retrouver ce mécanisme dans bien des comportements dits « amoureux ».

5 Le français est là une langue bien pauvre qui emploie le mot amour pour désigner la passion mais aussi, par exemple, l’amour du prochain. Les Grecs parlaient d’Eros pour le premier et d’Agapé pour le second.

6 Toute situation qui met l’autre en position d’objet est une négation de l’amour car elle est mortifère. Or la société libérale actuelle nous place constamment en position d’objet.

7 Au plan du travail, celui qui travaille est subordonné-aliéné aux objectifs de rentabilité des financeurs et des actionnaires. C’est en fonction de cela qu’il va être embauché, payé, déplacé ou licencié. Au plan commercial et politique, chacun est mystifié car les informations, et en particulier la publicité, n’ont pas pour objectif de nous aider à faire des choix qui correspondent à nos vrais besoins ou désirs, mais de nous faire agir conformément aux intérêts de telle puissance financière ou de tel lobby. La manipulation est souvent extrêmement grossière, mais collectivement nous « gobons » bien la pilule. C’est cela seul qui compte pour les manipulateurs.

8 C’est ainsi que lors d’un attentat les chaînes de télévision, et singulièrement les chaînes « d’information en continu », vont nous montrer – en les répétant en boucle – les détails horribles de ce qui s’est passé et les réactions affectives des protagonistes et des témoins, suscitant alors en nous des émotions qui nous font réagir de façon pulsionnelle. « Beaucoup de débats contemporains sur la police, la justice ou les services spéciaux souffrent d’être alimentés par des émotions subtiles plus que par des réflexions prolongées [1]. »

9 C’est la même méthode qui est employée lorsqu’il s’agit d’événements comme des accidents ou des catastrophes naturelles, ou même de nous faire acheter un produit quelconque. La tentative est de nous réduire à notre dimension pulsionnelle afin que nous réagissions de façon brute et sans distance. Cette amputation de notre capacité de raisonner fait de nous des « objets » manipulables facilement.

10 Au plan administratif, social, nous vivons la même déshumanisation. Nous sommes victimes d’une espèce de tyrannie de la rationalité qui nous confronte à toutes sortes de codes, de classifications, auxquels nous devons nous conformer. Cela nous complique beaucoup la vie et nous trouve démunis, comme par exemple face à un répondeur téléphonique dont aucune des « fenêtres » proposées ne correspond à ce que nous cherchons. La rationalité conduit là à l’absurdité.

11 Les professionnels du social sont soumis à l’injonction de faire entrer dans des catégories (scolaires, psychologiques, médicales, sociales) les personnes avec lesquelles ils travaillent, et comme seul le quantifiable est codifiable ils voient bien qu’ils ne peuvent prendre en compte le subjectif, l’individuel, le spécifique de chaque personne. Ils voient bien que cela les oblige à laisser de côté l’essentiel, générant chez eux une grande souffrance, avec le sentiment d’être réduits à une inefficacité professionnelle.

12 Bien sûr qu’il n’est pas possible de se passer de toute forme d’évaluation, de classement, mais il est essentiel de corriger les absurdités rationnelles qu’ils produisent par une analyse – elle-même rationnelle – qui soit une réflexion prenant en compte les éléments spécifiques d’une situation et déterminant le poids que ceux-ci doivent avoir dans une décision. C’est cela que permettent, notamment, les réunions de synthèse, les conseils de classe, etc.

13 Il y a finalement deux formes de rationalité : la première se contente de quantifier et donc de réduire le réel aux grilles qui le permettent ; la seconde tente d’avoir une vision « holistique » prenant en considération la globalité et la singularité d’une personne ou d’une situation.

14 Cet absolutisme du quantitatif nous empêche de comprendre le sens de ce qui se passe ou la nature de ce qui nous est proposé et donc ne nous permet pas d’avoir des réactions ou de prendre des initiatives pertinentes.

15 Si nous nous tournons du côté des idéologies et de leurs conséquences politiques, nous constatons massivement le même phénomène. xxe siècle, « siècle de la barbarie », pourrait-on titrer – le début du xxie reste dans la même dynamique. Cela n’est pas propre à notre époque. Tout au long de l’histoire, que ce soit par l’esclavage ou lors de guerres, les tenants du pouvoir ont toujours utilisé leurs frères en humanité comme des moyens pour prendre ou garder ce pouvoir. « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens », aurait dit Simon de Montfort, et Napoléon : « Que m’importe à moi la vie d’un million d’hommes. » L’expression « chair à canon », utilisée durant la guerre de 1914-1918 pour désigner les soldats, parle bien de ce ravalement d’êtres humains au rang de « choses ». Les camps de concentration nazis, les goulags soviétiques, les lao-gai chinois portent à son paroxysme cette idéologie du droit que s’octroient certains humains d’en déshumaniser et détruire d’autres qui sont « mauvais » à leurs yeux.

16 La purification ethnique dans les Balkans, le génocide des Tutsis au Rwanda manifestent la vivacité de ce courant, tout comme actuellement la guerre entre musulmans chiites et sunnites, et singulièrement Daech qui fait un devoir à ses membres de détruire en aveugle d’autres êtres humains mais aussi de se détruire eux-mêmes dans des « attentats suicides ». Sans doute est-ce là le stade ultime de la déshumanisation.

17 Sur le plan politique, la montée dans toute l’Europe des partis d’extrême droite, comme la désignation de Donald Trump à la présidence des États-Unis, témoignent du fait que les opinions publiques adhèrent de plus en plus à cette idéologie déshumanisante à connotation « fasciste », bien qu’elles en refusent le terme. La dernière élection présidentielle en Autriche comme les scores très élevés que les sondages accordent au Front national en France montrent bien que le danger est réel, voire imminent, que de tels partis accèdent au pouvoir et mettent en pratique, ouvertement et brutalement, ce qu’ils prônent avec encore quelques précautions de langage pour ne pas effrayer les électeurs. D’ailleurs, Hitler n’est-il pas arrivé au pouvoir par les urnes ?

18 Les tyrans, parce qu’ils valorisent les pulsions destructrices qui sont en chacun de nous, nous séduisent et entraînent notre adhésion avant que leurs terribles excès ne provoquent leur rejet. Ils fonctionnent comme un miroir de ce que nous sommes potentiellement chacun. « Comment reconnaître Hitler en soi », a écrit André Glucksmann dans Le XIe commandement[2].

19 Combien de millions d’êtres humains ont été, ou risquent d’être demain, victimes de ces idéologies ? Bertold Brecht disait que le « ventre de la bête immonde [était] toujours fécond », comme il avait raison. Terrible et tragique constat qui est loin d’être exhaustif : oui, « l’amour est morte » et nous vivons dans une société barbare qui meurt d’avoir tué l’amour.

20 Mais si nous sommes capables de faire ce constat, c’est que l’on ne nous a pas complètement tués et que de la vie reste en nous. Chaque fois que nous nous défendons, que nous refusons, que nous résistons, nous rallumons une petite « lumière de vie », nous travaillons à « faire advenir l’improbable », comme le dit Edgar Morin.

21 Minoritaires, bien sûr, nous le sommes, mais l’histoire nous montre que toute idée nouvelle, toute invention, tout progrès de la civilisation qui ont changé le monde ont d’abord été le fait de quelqu’un ou de quelques-uns qui se sont « autorisés à penser » (Vincent de Gaulejac) contre les croyances ou les idées majoritaires de leur époque. Petit à petit, à partir de là se sont produits des changements admis à la fin par la société, donnant ainsi raison à des précurseurs d’abord vilipendés.

22 Qui pouvait être plus minoritaire que le général de Gaulle le 18 juin 1940 et comme son appel a dû paraître ridicule et dérisoire aux yeux des puissants d’alors, même si l’État français s’est empressé de l’inculper dès le 24 juin. Il a pourtant été la petite flamme à partir de laquelle s’est propagé l’incendie. C’est là un exemple emblématique de situations qui se sont maintes fois produites au cours de l’histoire et dont l’analyse nécessiterait, sans doute, plusieurs volumes.

23 Résister est un « non qui est un oui », dit encore Edgar Morin, un non à ce que l’on refuse et un oui à ce que l’on travaille à faire advenir.

24 Cela a, pour chacun de nous, trois conséquences :

25 – il est nécessaire d’abord de faire une analyse de la situation qui nous permette de savoir ce à quoi nous disons non et ce à quoi nous disons oui. Cela suppose effort d’information et de réflexion de notre part, lucidité ;

26 – ensuite, nous tenterons d’agir en accord avec ce que nous pensons juste. Si nous refusons une société déshumanisante, comment serons-nous des promoteurs d’humanisation ? Comment nous traiterons-nous nous-mêmes et les autres comme des sujets responsables qui méritent le respect ? « Traite toujours en toi et en autrui l’humanité comme une fin, jamais comme un moyen » (Emmanuel Kant) ;

27 – enfin, nous sortirons de la solitude pour entrer en relation avec des personnes ou des organisations qui défendent ces mêmes valeurs, pour nous conforter nous-mêmes dans nos choix et créer avec d’autres une dynamique qui leur donne le plus d’impact et de force possible pour parvenir, finalement, à les faire admettre par la majorité.

28 Si nous regardons autour de nous, nous percevons qu’il y a aujourd’hui en France et dans le monde, dans – ce que j’appellerai d’un mot générique – « l’alternatif », une diversité et une quantité impressionnante d’initiatives qui ont pour valeur première la personne. À chacun de nous de s’informer et éventuellement de s’insérer dans cette dynamique. À nous d’aller chercher cette information qui est abondante mais très peu médiatisée, à nous en nourrir et à la diffuser [3]3. Internet et les réseaux sociaux peuvent être une aide précieuse à ce niveau.

29 Il s’agit pour nous dans notre vie personnelle, professionnelle, sociale, politique d’être « debout », c’est-à-dire des acteurs qui mettent en œuvre les valeurs auxquelles nous croyons. « Soyons le changement que vous voulez dans le monde », disait Gandhi.

30 Il est nécessaire d’être, selon encore la formule d’Edgar Morin, « optipessimistes », c’est-à-dire d’être lucides sur la situation catastrophique d’une société déshumanisante, mais aussi de savoir que des minorités résistantes peuvent renverser cette dynamique.

31 À nous de choisir notre camp et d’agir tous les jours en conséquence.

32

« Et droit au cul quand bise vente,
Le vent me vient, le vent m’évente.
L’amour est morte…
L’espérance des lendemains
Ce sont mes fêtes. »
Léo Ferré, Pauvre Rutebeuf


Date de mise en ligne : 23/03/2017

https://doi.org/10.3917/empa.105.0007

Notes

  • [1]
    P. Jouce, Télérama du 24 février 2016, p. 34.
  • [2]
    André Glucksmann, Le XIecommandement, Paris, Flammarion, 1992.
  • [3]
    Voir par exemple : E. Morin, La voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2012 ; Carnets de campagne, Philippe Bertrand, France Inter, 12 h 30 tous les jours de semaine.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions