Notes
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[*]
Bertrand Quentin, maître de conférences hdr en philosophie à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Responsable du master 1 parcours « éthique médicale, sociale et hospitalière appliquée » (École éthique de la Salpêtrière), 83 rue de Tolbiac, 75013 Paris. bertrand.quentin@u-pem.fr
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[1]
S. Korff-Sausse (1996), Le miroir brisé, Paris, Hachette littératures, 2009, p. 60
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[2]
Ibid., p. 76.
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[3]
B. Quentin (2013), La philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2e édition, 2015, p. 95-105.
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[4]
« Discours de M. le Président de la République » (Nicolas Sarkozy), Conférence nationale du handicap, la Cinémathèque française, mardi 10 juin 2008, p. 1 et 11.
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[5]
J.-L. Fournier (2008), Où on va papa ?, Paris, lgf, 2010.
-
[6]
Blog d’Agnès Brune, mars 2009.
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[7]
B. Quentin, op. cit., p. 119-123.
-
[8]
B. Mottez, « À s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap. L’exemple des sourds », Sociologie et sociétés, vol. 9, n° 1, avril 1977, p. 20-32.
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[9]
A. Jollien, Le métier d’homme, Paris, Le Seuil, 2002, p. 31.
-
[10]
S. Korff-Sausse, op. cit., p. 141-142.
1Les contemporains dits valides sont bien souvent pris dans des ornières mentales qu’il nous faut décrire pour pouvoir mieux les dépasser. Ces obstacles sont ici davantage dans nos têtes que dans des difficultés budgétaires de l’État – même si, comme l’avait compris Aristote il y a déjà fort longtemps, il n’y a pas d’éthique qui ne soit adossée à une politique qui la rende possible. Nous allons commencer par revendiquer un certain nombre de va-et-vient qui nous sortiront d’habitudes de pensée trop rigides.
Va-et-vient entre le physique et le mental
2La mobilité mentale commence avec la mobilité physique. La sollicitation physique développe en effet l’esprit. Contrairement à un schéma appauvrissant qui voudrait qu’on ne donne les moyens de s’exprimer qu’à ceux qui savent déjà s’exprimer, qu’on ne donne un accès à la vie sociale qu’à ceux qui ont déjà les moyens physiques et psychiques d’y accéder, il est essentiel, face au handicap, de présupposer des possibilités. Dans son ouvrage Le miroir brisé, Simone Korff-Sausse, fait ainsi remarquer que « L’enfant qui, en crèche, semblait peu intéressé par la vie du groupe – faute de moyens de compréhension intellectuels, croyait-on – se révèle, une fois installé par un kinésithérapeute dans un appareillage adapté, très désireux de participer aux jeux de ses camarades [1] ». Il peut s’agir ici d’un handicap mental. Mais il y a un va-et-vient entre le corps et l’esprit. Donner des possibilités de mobilité nouvelles au corps peut signifier donner des possibilités nouvelles de mobilité à l’esprit. Et l’esprit va alors relayer le corps pour lui donner l’envie d’aller plus loin. Notre identité psychique dépend de notre identité physique : ne pas pouvoir participer physiquement aux activités des autres enfants fait subir un grave préjudice à l’identité de l’enfant. En regardant ce que peuvent physiquement les autres et ce que l’on ne peut pas, en regardant ce que peuvent mentalement les autres et ce que l’on ne peut pas, on peut perdre en confiance et entrer dans une spirale descendante qui atrophie des possibilités, qui avec d’autres regards auraient pu éclore.
Va-et-vient entre la différence et l’identité
3La différence doit être dite et non pas occultée dans un discours égalitariste hypocrite. Cela est important dès l’enfance. Simone Korff-Sausse nous le révèle à propos des parents d’une enfant trisomique, qui n’arrivent pas à dire cette différence : « Les parents, trop traumatisés encore par la révélation du handicap, me disent qu’ils ne parviennent pas à parler à Nathalie de sa trisomie. Le mot les choque ; il leur fait mal ; ils craignent qu’il ne fasse souffrir Nathalie à son tour […] Après en avoir parlé avec ses parents, j’aborde avec Nathalie la question de sa trisomie en la nommant. Spectaculairement alors, dans les semaines qui suivent, les mots se prononcent. La séance d’après, elle réalise des dessins avec deux couleurs. À partir du moment où les adultes autour d’elle ont nommé le handicap, mis des mots sur ce qui la distingue des autres, Nathalie pourra associer les paroles et les couleurs, les identifier, les différencier et les articuler. Un champ de signification communicative s’ouvre où peuvent se déployer les mots, les dessins et les pensées [2]. » La différence doit donc bien être reconnue comme telle. Au sein de l’école, le discours aveugle de l’égalisation peut avoir ses conséquences néfastes. C’est parfois mettre l’enfant grandement en difficulté que de relayer un discours d’indifférenciation et de l’obliger à suivre une scolarité normale où il se trouve en situation d’échec, parce qu’on n’a pas voulu tenir compte de difficultés d’apprentissage précises et repérables. Ce discours égalitariste est hypocrite dans la mesure où il ne se donne pas les moyens de penser un principe de proportionnalité. Il faut égaliser, mais aussi tenir compte de différences spécifiques. Il semble donc que la formule idéale soit un va-et-vient entre activités en commun avec tous et des moments où l’on se concentre sur vos difficultés spécifiques. Les adolescents handicapés ont une double identité à construire, comme humain comme les autres et comme humain pas comme les autres, comme humain différent des autres, d’une différence qui a un poids réel.
Va-et-vient entre universalisme exigeant et communautarisme protecteur
4Notre universalisme peut être particulièrement exigeant pour les individus, alors que le communautarisme à l’anglo-saxonne peut offrir des protections à ses membres. En revanche ces protections communautaires charrient aussi un certain conformisme identitaire, alors que l’universalisme peut être un meilleur garant de la liberté des individus. Le ghetto éducatif protège mais il enferme. Il enferme mais il protège. On ne peut jamais gagner sur tous les tableaux. Les ghettos éducatifs produisent des effets ségrégatifs même s’ils sont sécurisants.
5La stratégie inverse, l’intégration individuelle en classe ordinaire, présentée comme un idéal par la loi de 2005, peut représenter pour l’enfant handicapé aussi bien une opportunité unique de socialisation et de stimulation qu’une situation de solitude et d’abandon d’une grande violence. Les professionnels doivent bien constater que certains élèves sont arrachés à leur pathologie par l’immersion dans la norme scolaire, tandis que d’autres s’effondrent et doivent être réorientés en catastrophe vers des structures spécialisées (en particulier aux alentours de l’entrée dans l’adolescence).
6Notre école est exigeante et a peu tendance à se pencher sur les difficultés qu’elle crée aux enfants. Elle peut être écartelée entre l’objectif de préparer au mieux les futurs adultes aux duretés d’un univers violemment concurrentiel et celui d’accueillir les plus fragiles des enfants. Elle se doit sinon de protéger ces derniers, au moins de ne pas leur rendre la vie trop difficile en se donnant les moyens de prendre en compte leurs « besoins éducatifs particuliers ».
7Les effets ségrégatifs tendent à se prolonger à l’âge adulte lorsqu’on est parti d’un type de socialisation « communautariste ». On ne le dira jamais assez : tout commence à l’école. Il y a une pesanteur des représentations sur le handicap. Comment veut-on que des adultes aient l’ouverture d’esprit de travailler avec des personnes handicapées et de leur donner des conditions permettant qu’ils travaillent s’ils n’ont jamais côtoyé d’enfants handicapés de leur âge à l’école ? Une très grande majorité de personnes handicapées sont sans niveau scolaire et une très grande majorité également sans emploi. Beaucoup d’enfants suivent un parcours mais il n’y a ensuite qu’un vide quand arrive le moment de la formation professionnelle.
8Les enfants dits valides doivent apprendre à côtoyer des enfants handicapés le plus tôt possible. Et ainsi les futurs adultes ne se poseront pas la question de savoir s’il est possible d’inclure des personnes handicapées dans la vie économique et sociale.
9Il y a, reconnaissons-le, une ligne de tension ici entre le besoin de protection de la personne handicapée et le désir d’autonomie (avec les risques qui vont avec) qui peut être le sien. Les effets institutionnalisants pouvaient avoir un caractère rassurant, mais certains pourraient s’interroger sur le réel caractère de protection.
10Passer d’un discours de « prise en charge » à celui d’« accompagnement » peut être considéré comme une évolution des mentalités. La relation est pensée comme moins centrée sur le principe de protection et davantage sur la reconnaissance de la personne en situation de handicap comme sujet de plein droit.
Méfions-nous de l’« empathie égocentrée »
11Le concept d’« empathie égocentrée » développé dans un précédent ouvrage [3] rend compte de cette situation très fréquente où la personne dite valide, croisant une personne en situation de handicap, fait un effort immédiat pour « se mettre à sa place » (empathie) – ce qui part d’un bon sentiment mais produit également parfois un dégoût ou un frisson d’effroi, car nous imaginons qu’il nous serait insupportable de ne pas avoir de bras, d’avoir des jambes tordues, de parler avec une élocution hachée. Notre empathie reste donc « égocentrée » – centrée sur notre manière présente de ressentir et de juger la vie – et nous amène à faire un paralogisme, une erreur logique : nous imaginons la personne handicapée malheureuse et en souffrance permanente. D’où notre difficulté à lui parler normalement. Nous « marchons sur des œufs », craignant l’impair. Sa vulnérabilité, sa capacité d’être blessée, est alors accrue par notre attitude inappropriée.
12Dans le fait de se mettre à la place de la personne handicapée, il y a un effort louable, mais cela reste un demi-effort. Il y a bien une empathie, mais une empathie qui demeure égocentrée en conservant les réflexes de la personne valide. Une empathie plus authentique impliquerait d’écouter davantage ce que les personnes handicapées peuvent nous dire avant de nous imaginer à leur place.
13C’est le contraste entre la vie sociale vécue par le valide et ce qu’il voit de la personne handicapée qui lui fait envisager une existence handicapée exclusivement sous l’angle du manque. Cela amènera un président de la République hyperactif à dire lors de l’introduction à la Conférence nationale du handicap de 2008 : « Si j’étais à votre place – ça pourrait m’arriver et ça aurait pu m’arriver –, je serais encore beaucoup plus insatisfait que vous », et de le marteler une nouvelle fois en fin de discours : « J’ai parfaitement conscience de la chance qui est la mienne d’avoir été épargné par le handicap ainsi que pour mes enfants [4]. » Se vivre comme dynamique et se représenter soudain comme enchaîné à un corps ou à un intellect qui ne nous permet plus ce dynamisme, c’est voir ce qui nous manquerait si nous n’étions pas comme nous sommes. L’« empathie égocentrée » explique que l’on imagine avec compassion l’homme en situation de handicap comme obligatoirement malheureux. Jean-Louis Fournier croit souvent repérer chez ses fils de la tristesse [5]. Parlant de son fils Matthieu, il nous dit qu’« il n’était pas beau, et surtout, il était triste […] On a toujours eu l’impression qu’il se rendait compte de son état. Il devait penser : “Si j’avais su, je ne serais pas venu” » (p. 17). Il est clair que Jean-Louis Fournier est triste. Mais de « c’est triste pour moi d’avoir un enfant handicapé », il semble glisser dans un « les handicapés sont tristes de l’être ». D’une part, il peut y avoir un effet de miroir chez l’enfant : c’est la tristesse de ses parents qui influe sur sa propre humeur. Les psychologues de l’enfance handicapée savent que les enfants, même très démunis, peuvent être dramatiquement conscients d’être la cause de la dépression de leurs parents. D’autre part, les enfants « normaux » aussi peuvent être tristes, taciturnes. Les aspirations des enfants sont parfois plus grandes que ce que leur statut d’enfant leur permet d’atteindre. Pourquoi faire nécessairement le lien entre tristesse et handicap ? Les enfants handicapés ont également droit à la tristesse, à une tristesse humaine et non pas à une tristesse handicapée. Le paralogisme est bien là, qui consiste à projeter la tristesse du parent sur celle de son enfant. Parlant de la mort de Matthieu, son fils de 15 ans, il conclut : « Elle est terrible la mort de celui qui n’a jamais été heureux, celui qui est venu faire un petit tour sur Terre seulement pour souffrir » (p. 85).
14Il peut certes y avoir des problèmes physiques qui causent à l’enfant une douleur répétée. La scoliose accélérée, devoir porter un corset de métal, ce qui a été le cas du petit Matthieu ; tout cela n’est pas physiquement épanouissant. Mais la limitation mentale est considérée comme une cause de tristesse bien davantage pour le parent que pour l’enfant qui en pâtit. C’est encore une fois le miroir d’un parent attristé ou d’enfants cruels qui font que ce que l’on est devient un problème et une source de tristesse. Pourquoi serait-on triste d’être tout bonnement ce que l’on est ? L’ex-femme de J.-L. Fournier s’est d’ailleurs portée en faux contre ses analyses : « Image particulièrement maltraitée dans le livre d’après lequel ils n’auraient été que des désastres, des boulets à traîner, inutiles et honteux, et avec qui on n’aurait pu établir aucune véritable relation. Je ne l’ai pas vécu comme ça. Tout au long de ma vie, j’ai pris le temps nécessaire pour connaître et apprécier mes garçons. Je peux vous affirmer que leur existence n’a pas été inutile [6]. » Jean-Louis Fournier a senti cela mais en sens inverse : les enfants handicapés ont aussi droit à nous faire rire. Invité à une émission de télévision où il devait témoigner de sa vie de père d’enfants handicapés, il précise : « J’ai insisté sur le fait qu’ils me faisaient rire souvent avec leurs bêtises et qu’il ne fallait pas priver les enfants handicapés du luxe de nous faire rire. Quand un enfant se barbouille en mangeant de la crème au chocolat, tout le monde rit ; si c’est un enfant handicapé, on ne rit pas » (p. 37). Ce qui est atterrant, c’est que ces remarques ont été coupées au montage…
15Pour que la personne ne soit pas séquestrée par son handicap, il faut que l’on puisse voir en elle une personne qui peut être triste ou joyeuse, agréable ou pénible, indépendamment du handicap qui est le sien.
Les « compensations inopportunes [7] » comme réponse inadaptée à une vulnérabilité réelle
16Les professionnels qui travaillent dans le monde du handicap, les familles elles-mêmes peuvent en venir à une forme de compassion qui les amène à vouloir retirer à la personne en situation de handicap un souci, un fardeau, une épreuve de la vie de tous les jours. Le raisonnement étant : « c’est déjà difficile d’être handicapé, alors on ne va pas lui ajouter ce poids supplémentaire ». Si le raisonnement peut être légitime pour certaines tâches administratives, il vire à la faute humaine quand, sous prétexte d’alléger l’existence de l’autre, on lui retire ce qui fait partie de la condition humaine et qui nous forge aussi dans la patience, l’effort et les échecs. C’est particulièrement vrai devant l’épreuve du deuil que certaines « âmes charitables » veulent épargner à une personne handicapée mentale ou psychique. Nous avons ainsi l’exemple de cérémonie d’inhumation où l’on se débrouille pour que la personne handicapée (plutôt mentale) ne soit pas présente. « Elle va perturber la cérémonie », « elle ne comprendra rien ». La vulnérabilité de l’autre est prise ici comme prétexte pour lui éviter une épreuve, certes difficile, mais qui appartient à notre condition humaine partagée. A donc lieu une « compensation » (on compense par rapport à son handicap), mais une compensation « inopportune » parce qu’elle prend place dans un domaine qui ne devrait pas donner de « passe-droit ». Nous sommes ainsi rejetés de la condition humaine. Nous ne faisons plus corps avec le reste des hommes parce que notre corps dérange psychiquement lesdits valides.
Pour une « accessibilité relationnelle »
17Le handicap est un concept relatif : il augmenterait ou diminuerait selon le contexte social. Au sein du grand public, le handicap est souvent pensé comme synonyme de déficience. Dans un article marquant de 1977 intitulé : « à s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap », Bernard Mottez [8] proposait une autre définition du handicap : c’est « l’ensemble des lieux et des rôles sociaux desquels un individu ou une catégorie d’individus se trouvent exclus en raison d’une déficience ». Le handicap est ici défini par des lieux ou des rôles et non par des infirmités. Fougeyrollas retrouvera ces pistes avec le « processus de production du handicap ». Par rapport à une même déficience physique, le handicap augmente ou diminue selon la manière dont il est socialement entouré. Le handicap physique peut être produit par un rapport à un lieu physique particulier (par exemple très mal conçu). Dans le cas du handicap mental, celui-ci est plutôt produit par un rapport à une personne qui ne fait aucun effort vers vous. Dans cette perspective, chacun (porteur d’une infirmité ou non) découvre qu’il peut jouer un rôle. C’est « l’accessibilité relationnelle » qui s’avère la plus importante, l’attitude de ceux qui sont amenés à côtoyer des personnes en situation de handicap, ne serait-ce qu’épisodiquement (alors qu’on diffuse exclusivement au grand public l’idée d’une accessibilité des locaux). La vulnérabilité est alors cette possibilité d’être blessé par un contexte humain qui manifeste un refus des efforts en votre direction. Cela est plus grave que la blessure physique car c’est l’estime de soi qui est atteinte. On se sent alors exclu du monde des hommes. On ne vaut rien. Dans notre monde qui adule l’efficacité, il faut parler vite et de façon fluide. Certaines personnes en situation de handicap en pâtissent. Alexandre Jollien en témoigne : « Ce que la plupart des gens perçoivent, c’est l’étrangeté des gestes, la lenteur des paroles, la démarche qui dérange. Ce qui se cache derrière, ils le méconnaissent. Spasmes, rictus, pertes d’équilibre, ils se retranchent derrière un jugement net et tranchant, sans appel : voici un débile. Difficile de changer cette première impression, douloureux de s’y voir réduit sans pouvoir s’expliquer. Le dialogue est impossible car ce qui vient d’un débile est débile [9]. » La lenteur du langage fait donc obstacle à une authentique rencontre. Mais pour peu que l’on apprenne la patience, de ce discours décousu pourra se dégager une certaine clarté. Il est manifeste que le fait de côtoyer des personnes en difficulté linguistique apprend à écouter mieux. Notre oreille se fait à leur type de phrasé et bientôt ce qui est inaudible pour le grand public ne l’est pas pour nous.
18La lutte pour une réduction du handicap est une lutte relationnelle. Chacun d’entre nous a un impact possible par son attitude dans l’augmentation ou la diminution du handicap de l’autre.
Conclusion
19Le handicap n’est pas tant un problème physique, physiologique, qu’un problème social, un problème de regard, un problème relationnel.
20Chacun d’entre nous a ses secrets échecs et nous avons donc tous un travail de deuil à faire par rapport à la représentation de nous-même comme parfaitement « performant ». La personne handicapée réactive la blessure de mes insuffisances, celles que je ne veux pas voir pour croire à mes divinités païennes : la toute-puissance, l’efficacité et la beauté. Je dois apprendre à percevoir la vulnérabilité comme une richesse et non comme quelque chose de menaçant. Comme le remarque Simone Korff-Sausse : « Le vrai problème n’est pas la différence, mais la ressemblance […] S’il me ressemble, il est un miroir dans lequel je risque de reconnaître une part de moi-même que je n’admets pas, voire qui me fait horreur. Plutôt que de revendiquer le droit à la différence, il est donc beaucoup plus dérangeant de réclamer le droit à la ressemblance [10]. »
21Sur certains aspects, la personne en situation de handicap n’est pas comme les autres et il faut pouvoir revendiquer haut et fort une place stable pour la personne qui en a besoin – ce qui n’empêche pas qu’elle puisse demander à vivre parmi les autres. Sur d’autres aspects, elle est comme les autres. Et empêcher qu’elle vive parmi nous est une injustice, doublée d’une cruauté. Méfions-nous du vocabulaire lénifiant de la « différence » : ne sacralisons pas les différences, ne les sanctuarisons pas. On ne fait pas un monde avec des différences. On fait un monde avec ce qui nous unit par-delà les différences. Le multiculturalisme peut être une façon de juxtaposer des différences fermées sur elles-mêmes. Notre ambition est de pouvoir aller au-delà de cela. À trop se focaliser sur la différence, on oublie l’universalité de la condition humaine. Nous sommes tous « différents en apparence » mais quelque chose nous unit en réalité. Nous avons un monde commun à bâtir.
Mots-clés éditeurs : handicap mental, empathie égocentrée, identité, compensations inopportunes, différence
Date de mise en ligne : 09/01/2017
https://doi.org/10.3917/empa.104.0013Notes
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[*]
Bertrand Quentin, maître de conférences hdr en philosophie à l’université Paris-Est Marne-la-Vallée. Responsable du master 1 parcours « éthique médicale, sociale et hospitalière appliquée » (École éthique de la Salpêtrière), 83 rue de Tolbiac, 75013 Paris. bertrand.quentin@u-pem.fr
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[1]
S. Korff-Sausse (1996), Le miroir brisé, Paris, Hachette littératures, 2009, p. 60
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[2]
Ibid., p. 76.
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[3]
B. Quentin (2013), La philosophie face au handicap, Toulouse, érès, 2e édition, 2015, p. 95-105.
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[4]
« Discours de M. le Président de la République » (Nicolas Sarkozy), Conférence nationale du handicap, la Cinémathèque française, mardi 10 juin 2008, p. 1 et 11.
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[5]
J.-L. Fournier (2008), Où on va papa ?, Paris, lgf, 2010.
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[6]
Blog d’Agnès Brune, mars 2009.
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[7]
B. Quentin, op. cit., p. 119-123.
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[8]
B. Mottez, « À s’obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap. L’exemple des sourds », Sociologie et sociétés, vol. 9, n° 1, avril 1977, p. 20-32.
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[9]
A. Jollien, Le métier d’homme, Paris, Le Seuil, 2002, p. 31.
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[10]
S. Korff-Sausse, op. cit., p. 141-142.