Empan 2016/1 n° 101

Couverture de EMPA_101

Article de revue

Errances en non-lieux et non-lieux de l’errance

Pages 112 à 118

Notes

  • [*]
    Catherine Alcouloumbré, écrivain, exerce la psychanalyse à Paris. http://catherinealcouloumbre.com, alcoul@free.fr
  • [1]
    J. Lacan, conférence du 19 juin 1968, L’acte psychanalytique, séminaire inédit. http://espace.freud.pagespro-orange.fr/topos/psycha/psysem/acte15.htm
  • [2]
    A. Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997 ; L’immatériel, Paris, Galilée, 2003 ; « La personne devient une entreprise », Revue du mauss, no 18, 2/2001, p. 61-66, www.cairn.info/revue-du-mauss-2001-2-page-61.htm.
  • [3]
    C. Alcouloumbré, intervention en séminaire à la msh, Paris, en 2009, http://cedrate.org/?p=54
  • [4]
    M. Foucault, L’ordre du discours, 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, nrf, 1976 ; Dits et écrits (« Espace, savoir et pouvoir », Paris, Gallimard, t. IV, 1982, p. 270-285, et « Des espaces autres », conférence, 1967, t. IV, p. 752-762).
  • [5]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation (1930), Paris, Puf, 1986.
  • [6]
    P. Bourdieu, le 17 janvier 1998, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », à l’occupation de l’ens par les chômeurs. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néolibérale. Extrait de Contre-feux, éd. Liber, Raisons d’agir, 1998 : http://espace.freud.pagesproorange.fr/topos/politi/bourdieu.htm
  • [7]
    S. Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, 1921-1938, Paris, Puf, 1985, p. 283-288.
  • [8]
    C. Alcouloumbré et L.Baudoin, Choses vues en Palestine, Paris, Le Temps des cerises, 2003 ; Survivances, texte inédit, Alger, juillet 2004.
  • [9]
    S. Freud, La technique psychanalytique (1918), Paris, Puf, 1985.
  • [10]
    Centre d’accompagnement et de recherches en psychanalyse.
  • [11]
    D. Winnicott, Les objets transitionnels, Paris, Payot, 2010 ; « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969 ; La consultation thérapeutique et l’enfant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979.
  • [12]
    J. Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, 2014.
  • [13]
    M. Foucault, L’ordre du discours, op. cit. ; Dits et écrits (entre autres « Espace, savoir et pouvoir », et « Des espaces autres », op. cit.).
  • [14]
    M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Le Seuil, coll. « Hautes études », 2003, p. 187.
  • [15]
    M. Ledoux, Qu’est-ce que je fous là, Kessel-Lo, Belgique, éditions Literarte, 2005, préface de Jean Oury.
  • [16]
    Intervention à L’élan retrouvé, dans le cadre du séminaire animé par Hervé Hubert, « Clinique psychanalytique sur le transfert ». http://catherinealcouloumbre.com/?p=417
  • [17]
    E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, nrf, 1966.
  • [18]
    « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), dans Résultats, idées, problèmes, op. cit., note 7. Verleugnung, le démenti, est une négation distincte de Verwerfung, la forclusion : Freud avance cette modalité de négation logique à propos du fétichisme, en la distinguant de la forclusion dans la psychose.
  • [19]
    G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Le Seuil, 1990 ; Homo sacer. III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, traduit par Pierre Alfieri, Paris, Payot Rivages, 1999. Et aussi Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1947 ; Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1947.
  • [20]
    Café-philo 2013 à l’Hôtel social de Gagny (93). http://catherinealcouloumbre.com/?p=865
English version
« Le dialogue est une duperie, le rapport du sujet à l’Autre est d’ordre essentiellement dissymétrique. »
Jacques Lacan [1]
« Le choix de la liberté est la seule morale possible. »
André Gorz [2]

Habiter des non-lieux

1Un dispositif d’écoute nomade et passeur pour aborder des problématiques qui ne relèvent plus vraiment de la sémiologie psychiatrique actuelle et de ses diagnostics, ni ne sont réellement prises en compte par l’approche et les avancées théoriques de la psychanalyse : « L’expérience clinique auprès de jeunes adultes en territoires urbains (Paris et Ile-de-France) indique une distorsion récurrente des repères subjectifs du temps et de l’espace, induisant des situations intimes de vide, panique. Comme des états somnambuliques, des spectres de pseudo-psychose [3]. » Dérives irrémédiables au bord du social, de l’amour, de la vie. Jeunes en délicatesse avec l’espace public. Quels sont l’incidence et les effets cliniques d’une double distorsion de l’espace et du temps kantiens ? Quelle pratique de parole tenir dans de l’inhabitable ? En quoi ces catégories, temps et espace, discursives selon l’acception de Foucault dès les années 1970 [4], aident ici à penser ce qui fait symptôme dans la culture, malaise dans la civilisation [5] ?

2Mon hypothèse est que les espaces privés, la surface du corps, ne sont pas sans rapport, pulsionnel, avec notre espace public, nos lieux et territoires communs. Ces lieux que les discours médiatiques et politiques ambiants découpent, distendent, en brouillant les limites des genres, en déplaçant ce qui tient lieu de bord et ce que dessine la pulsion. À l’instar de ces lieux du corps propre dont la surface sert à tagger, à dessiner, à taillader, à scarifier, pour recréer du bord, de la séparation. Le symptôme et la plainte dans les cures actuelles disent des façons de se mettre en position d’objet, de déchet, de rebut. Cela ne produit des effets de sujet qu’au hasard des ruptures douloureuses, traumatiques. De même, je pose que les distorsions temporelles observées ne relèvent pas des formations habituelles de l’inconscient, lapsus, mots d’esprit, oublis, malentendus et ratages, psychopathologie de la vie quotidienne.

3L’errance, stratégie d’existence, devient unique modalité d’habiter son corps : se déplacer sans cesse, faute de se loger dans un espace impossible à s’approprier, où rien ne vibre. Ces déplacements vus d’en haut dessineraient en 3D ou en réalité augmentée une carte des territoires subjectifs sans commune mesure avec les lignes administratives du cadastre. Ces errances subjectives réinterrogent ce qu’on appelle psychiatrie et santé mentale, pratique comme théorie psychanalytiques.

4Offrir une écoute au bord de telles frontières n’est pas sans risque. Avec une mise en danger relative, dans son existence et son corps propres, en l’absence de toute garantie supposée ou réelle, institutionnelle ou économique. Sans titre qui vaille, ni notoriété publique, afin de tâtonner en des frontières où la pratique de la psychanalyse face à de nouvelles précarités a imposé au fil des années de la réinterroger sans cesse, sans répit. Au risque d’être à côté de la plaque, face à des modalités subjectives d’itinérance et dérives irrémédiables où le corps même est déshabité sauf parfois à y faire trou (piercings et scarifications, je me troue à te le dire), de non-lieu en non-lieu sans habiter la langue ni une propre histoire marquée de trop de ruptures, sans habiter un lien social depuis son propre nom. Que les parcours d’exil et de ruptures se répètent sans issue corrode les repères temporels, sans temps subjectif à s’approprier, sans rêve pour un lendemain, tous les registres de la relation sont atteints, la vie quotidienne, les déplacements, la vie tout court, le lien social, le corporel. Un plongement au cœur d’une pratique à travers ces rencontres peu orthodoxes, en des lieux subjectifs non donnés d’emblée : déplacement loin des murs de la psychiatrie, loin de tout cabinet professionnel, loin des demandes d’évaluation, d’expertise ou de spécialisation. Ces rencontres invitent à inventer des dispositifs inédits, toujours situés à un croisement de la grande et de la petite histoire, la grande collective et la nôtre toute simple, aux confins de ceux qui sont ou étaient en trop, les tuables :

  • mouvement des chômeurs [6], mouvement des sans, sans papiers, sans travail, sans domicile fixe… Les sans, ceux qui sont en trop d’un certain point de vue, les tuables (uccidibiles), selon le terme d’Agamben et comme on le dit en Colombie. La problématique clinique est liée en des zones de hors-droit à un mode d’effondrement subjectif, rarement psychotique, avec laminage des identifications et des identités sociales. Et aussi à un clivage du moi selon une négation qui ne serait pas dénégation [7] ;
  • une mission intéressante en banlieue urbaine : arpenter un département avec l’objectif de redonner aux plus démunis et exclus de droits sociaux un accès aux soins en psychiatrie devenue santé mentale, dans des quartiers d’où jaillirent peu après les émeutes populaires de l’automne 2005. Cela mit en lumière une clinique de l’errance et une logique de l’exclusion qui s’y rapporte, quand les ruptures en série dessinent les bordures cartographiques de quartiers invisibles, selon une politique de l’excès et la jouissance des franchissements subjectifs au-delà de tout cadre repérable, quand la rupture devient un mode de lien à l’autre, inhabitable lieu d’habitation ;
  • à la frontière anthropologique de toute pratique clinique, ce furent Gaza et Alger. Un périple inouï à Gaza en 2002 et des situations inattendues de survie. Puis Alger en mai 2004 : une expérience ponctuelle en situation de catastrophe collective, un an après le tremblement de terre de 2003 à Boumerdes venu réactiver les peurs traumatiques liées aux massacres et morts de la guerre d’indépendance [8]. Quelle clinique se construit à cette bordure du collectif et du singulier dans ces stratégies de survie et les dispositifs de la psychologie et la santé communautaires ? Le récent massacre (26 septembre 2014) des jeunes étudiants de l’École normale de Ayotzinapa, dans l’État de Guerrero au Mexique, fait série des mêmes questions, à propos des uccidibiles, tuables. En trop, ceux qui ne sont pas calculés, pas calculables.

5Comment construire des lieux d’écoute au bord du social ? Comment rencontrer et travailler avec des personnes en réelle difficulté d’habiter, d’habiter un corps, le langage, d’habiter le social, l’espace public, une époque, nos amours, nos ruptures… ? « Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles [9]. »

Le capsy[10] : pratiques de résistance. Un dispositif d’écoute dans la cité

6Grande est la difficulté d’une clinique aux frontières de l’humain parfois, d’un lieu d’écoute auprès de jeunes adultes en délicatesse avec le social, au bord d’un gouffre existentiel, quelquefois sortant de prison ou enfermés dehors : les uns, funambules de la survie, parviennent en changeant d’avatar à sauter sans fin d’une identité à une autre, mais comme en abyme, s’y perdant à l’infini. L’identité moïque est érodée, perte des papiers, adresses multiples et cartes interchangeables. D’autres, du fait d’un danger psychique imminent, connaissent l’art de mettre en échec tout lien durable avec un objet d’ancrage. Un hébergement, une nuit d’hôtel : objet offert avec l’idée implicite que donner ainsi de l’objet va susciter du sujet, alors que la demande reste souvent difficile à saisir sous des modalités de non-demande où elle ne cesse de se déguiser. Cela peut jouer le rôle d’espace transitionnel, à la façon de Winnicott [11], comme un cadre démontable, suggéré par des professionnels soucieux d’adapter leurs pratiques au cas par cas, sur le terrain, et de créer de l’objet réel (passer une nuit) et de la limite symbolique (chambre à soi) ; comme un praticable fragile entre morts de la rue, fantômes hors temps désorientés de non-lieu en non-lieu, parcours subjectifs d’exil, vies qui ne méritent pas même le deuil de leur disparition, dans cette sorte de pénombre de la vie publique, comme dit Butler [12]

7En amont du Centre d’accompagnement psychanalytique, un dispositif d’écoute à la croisée du dedans et du dehors : dedans, au cœur de l’institution de la psychiatrie publique et de l’ars qui pilotait le projet, et dehors, hors les murs de l’institution, dans un tissu de banlieue urbaine, souvent en extérieur, dans des accueils de jour, à la rencontre d’un public soit en grande précarité, hors de tout accès aux soins médicaux, surtout psychiatriques, soit très fragilisé, en ruptures successives avec le social comme avec ses piliers incontournables de la famille, du travail ou de l’école. Errance et hors-circuit. Une place reste-t-elle possible pour la psychanalyse, en équipe, dans des situations compliquées, biscornues, au nouage de plusieurs registres de la société et du lien social, sans être dévoyée jusqu’à cette fonction psy dont parle Michel Foucault [13] dès 1978 ? « La fonction psy est partout où il est nécessaire de faire fonctionner la réalité comme pouvoir [14]. »

8Un dispositif associatif (loi 1901) simple est alors conçu, à la marge de la psychiatrie, inspiré des réalités de terrain et des expériences de la société civile, aux objectifs pragmatiques : ouverture en 2008 d’un lieu d’accueil (cinq antennes en 2014) selon deux axes, l’un d’abord dans le cadre « Souffrance et travail » pour des professionnels chargés d’accueillir un public de la rue (Emmaüs) ; le second pour de jeunes adultes, sur Paris et en Ile-de-France, en situation de précarité, avec offre d’une consultation de psychanalyse, non gratuite mais adaptée à l’absence de revenus financiers et à certaines précarités existentielles. C’est de ce second volet et de ses aspects cliniques que nous parlerons ici. Cette structure indépendante offre un dispositif d’écoute et de parole assez singulier, un lieu, le plus souvent en cabinet de psychanalyse, ouvert et privé dans l’espace public, auprès de jeunes en situation de précarité qu’il accueille sur Paris et en Ile-de-France, dont certains viennent de très loin pour une séance ou deux hebdomadaires. C’est souvent un tricotage fragile avant d’arriver à un point de capiton qui retienne les mailles, une à l’endroit, une à l’envers : il s’agit de constater aussi que la parole tient, que l’autre est là en corps, à cette place. Ce dispositif offre juste un numéro de téléphone mobile en 06, avec une permanence téléphonique bénévole six jours sur sept, toute l’année. Une demande écoutée est orientée sans délai vers un rendez-vous avec un(e) psychanalyste, sur l’une des antennes ouvertes. Au-delà de l’errance psychiatrique, certains jeunes adultes se disent au bord de…, à la limite de l’irréversible : des mots pour faire bord à cette angoisse existentielle imposent d’abord une oreille attentive. Les pratiques cliniques, hétérogènes, se trouvent induites du réel de cette expérience et de cette offre d’écoute, dans l’espace public.

9Les questions de l’errance et des territoires subjectifs, en particulier à travers les psychoses, s’orientent des situations rencontrées dans ces territoires en interstices, de ce qui fait ratage ou échappe à la cartographie des secteurs officiels et de leurs limites objectives. Dans une approche clinique de frontière, la dimension du temps est incontournable, phénoménologique, logique, temps subjectif et indécidable à l’avance : reconstruire du désir de lien dans ces états de non-demande impose du temps, vide, disponible. Qui demande quoi ? Qui désire ? « Qu’est-ce que je fous là [15] »

10Attendre dans le vide. Un banc public est parfois plus sécurisant face au danger réel de parler. Un banc, un square, un espace ouvert à la marche sont des lieux précieux car ils aident à détourner l’abrupt du regard en miroir. Et cela permet de tricoter du temps, le temps des séances, le temps entre les séances, parfois infini, le temps d’un lien qui fasse récit, avec un passé et un après, au-delà de ces modalités de subjectivation actuelles en des sortes de non-lieux, interstices de territoires dans l’envers du décor. Après ce préliminaire, la plainte et la colère peuvent se mettre en mots, se déposer, s’adresser à quelqu’un ; de cette étape préambule où l’on marche ensemble, un cadre pour la parole se fixe : il devient pertinent de ne surtout pas répondre à toute ébauche de demande pour qu’une vraie demande se forme, se symbolise. Désir et maniement du temps dans le transfert [16]. Dans le procès de l’échange et de la parole, c’est de la modalité dite du présent linguistique d’où se construit consécutivement la notion de durée et de temps chronologique : l’organisation sociale du temps chronique est en réalité intemporelle [17]. Ce n’est même plus l’absence inaudible de l’objet de la demande : c’est l’immersion dans une dimension négative où du sujet ne se situe qu’au bord du hors-sujet.

11Même une dette est aussi l’objet d’un lien. Instaurer du vide comme espace tiers dans le dispositif de parole, de la dissymétrie, place du zéro dans la série des nombres, condition du désir d’un lien pour lequel il n’y avait pas de demande. Au littoral de bulles délirantes, sans conviction dans le délire ni consistance dans le fantasme, des formes de clivage de grands fragments de réalité, c’est comme dans la psychose mais sans constitution psychotique. La question de la psychose se pose fréquemment dès les premiers instants. Les effets de l’errance nous amènent à étudier la possibilité d’états plus ou moins durables, qui ressemblent à des moments psychotiques de lien à l’autre alors qu’ils ne le sont en rien, pas plus qu’ils ne sont provoqués par des toxiques, des psychotropes, ou l’alcool. Paradoxalement, les premiers entretiens viennent souvent actualiser et accentuer les effets d’errance, de distorsion dans le temps, de dates ratées : les rencontres prévues valsent au fil de multiples alibis, les mobiles sont en panne, quelqu’un reste injoignable, le temps que se calme l’angoisse, le temps qu’un autre rendez-vous soit posé à nouveau. Il peut s’agir alors pour moi d’attendre ou de partir, de laisser du vide dans le dispositif d’écoute, du désordre dans mon agenda, pour que du temps subjectif de l’autre se reconstruise, se réinstaure, condition nécessaire à une mise en récit, à une mise en mots ensuite dans les séances. C’est rarement un acting-out, comme une séance manquée, qui fait signe dans une plainte subjective, dans un symptôme à déchiffrer, adressé à un destinataire, dans un dispositif spécifique de talking cure (Freud).

12En effet, la question de l’adresse est intéressante quelle que soit la pratique clinique : des situations subjectives d’errance et de rupture indiquent que le rendez-vous raté n’a souvent pas vocation à être adressé à l’autre, à faire signe pour quelqu’un, il ne cherche pas de destinataire. On dirait que l’autre zappe, ne se compte plus, n’existerait qu’à la forme négative, n’étant là qu’en n’y étant pas, la dimension négative kantienne n’est pas ici le plus confortable des modes de subjectivation. Le dispositif permet alors que quelque chose reste stable, se répète à la même place dans le temps et accueille l’absence de sujet ou ce hors-sujet sous des formes discursives négatives, je ne suis pas là, on ne me calcule pas, je compte pour rien, je ne suis pas entendu(e), pas de valeur… Ma technique clinique consiste à considérer qu’il existerait une partie clivée des représentations, impossible à subjectiver, à s’approprier, un no man’s land hors champ social. Une partie clivée de soi, non sous l’effet d’un refoulement, mais plutôt comme si happé sous d’autres forces, en mode panique, sous un autre présent, on n’est plus calculé, le rendez-vous fixé est oublié, non inscrit, sorte de démenti du réel, Verleugnung[18] Quand sont engloutis toute date, heure, tout calendrier, il ne s’agit plus de façon névrotique de mettre en échec un essai de rendez-vous, il ne s’agit pas non plus de mécanismes de défenses comme l’inhibition, l’évitement, les détours et autres symptômes qui font rater l’heure. Cette question de la négation est essentielle, souvent les choses ne commencent à se dire que sous des modalités négatives, sans responsabilité reconnue du sujet, dénégation, déni, démenti, forclusion.

13Le dispositif lui-même reste précaire, au fil du désir de praticiens soucieux de poursuivre l’expérience d’écoute, même si ce n’est ni gratuit, ni jamais gagné. Depuis le début, il existe une demande régulière de jeunes qui ne s’adressent pas ailleurs, ni en ville en cabinet privé, ni en cmp. La parole, ça peut tenir et ça se tient. On dit bien tenir une parole. L’objectif est de faire advenir puis tenir de la parole, de compter jusqu’à permettre de se compter ensemble, au lieu d’être hors sujet ou de ne se dire que sous des formes négatives – pas calculé, pas pris en compte, pas visible, pas entendu, pas payé – dans le jeu social. Avec le fait clinique et civique que dire implique une responsabilité de qui parle ainsi à un autre. S’il y a le désir de revenir à un autre rendez-vous dans un même cadre, il y a un acte en jeu qui permet de tenir subjectivement sa parole. Et la parole compte dans du lien : c’est de la discursivité performative que peut se produire du lien, c’est d’une performance discursive que ce lien tient.

14N’être nulle part, sans habiter. Clivage moïque extrême, à la limite de l’humain. Déserter son image et son moi. Ne pas habiter son moi, le mettre de côté, l’effacer, invisible, transparent. N’être nulle part un humain pour survivre [19].

Un café-philo-photo inédit [20], une autre pratique de parole

15Sur une idée originale de Joss Dray, photographe auteure : Habiter en prison, miroir de notre société ! à la boutique-solidarité de Gagny (93), un semestre de débats animés où les participants du jour prenaient place, habitaient en nos lieux communs – habiter son corps, un regard, un lien social, habiter son époque, vivre l’enfermement (asile et prison), être habité de ses démons, exilé de ses amours ; qu’est-ce que chacun bricole en des situations sociales inhabitables, la peur, le danger, nos ruptures, nos errances ?

16Une rencontre de qualité et un dispositif tressé de clinique, d’art et de social : dimension psychique de l’habiter ensemble, distinction du logement et de l’habitat, témoignages vécus d’enfermement ou d’errance, réflexion sur les modes de subjectivation qui s’en trouvent produits en retour jusqu’à questionner ces formes de pouvoir qui menacent ou diminuent notre existence (J. Butler) et comment se construisent les discours ambiants qui nous habitent. De l’espace carcéral à la société panoptique, le mythe de l’individu, rôle du regard et des grilles, les limites du non-humain.

17De l’abri à l’habiter pour nous autres, parlêtres, comme disait Lacan : habiter est une dimension de l’humain, un acte de langage. Dont acte pour une « clinique aux frontières ».

Notes

  • [*]
    Catherine Alcouloumbré, écrivain, exerce la psychanalyse à Paris. http://catherinealcouloumbre.com, alcoul@free.fr
  • [1]
    J. Lacan, conférence du 19 juin 1968, L’acte psychanalytique, séminaire inédit. http://espace.freud.pagespro-orange.fr/topos/psycha/psysem/acte15.htm
  • [2]
    A. Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Paris, Galilée, 1997 ; L’immatériel, Paris, Galilée, 2003 ; « La personne devient une entreprise », Revue du mauss, no 18, 2/2001, p. 61-66, www.cairn.info/revue-du-mauss-2001-2-page-61.htm.
  • [3]
    C. Alcouloumbré, intervention en séminaire à la msh, Paris, en 2009, http://cedrate.org/?p=54
  • [4]
    M. Foucault, L’ordre du discours, 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, nrf, 1976 ; Dits et écrits (« Espace, savoir et pouvoir », Paris, Gallimard, t. IV, 1982, p. 270-285, et « Des espaces autres », conférence, 1967, t. IV, p. 752-762).
  • [5]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation (1930), Paris, Puf, 1986.
  • [6]
    P. Bourdieu, le 17 janvier 1998, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », à l’occupation de l’ens par les chômeurs. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néolibérale. Extrait de Contre-feux, éd. Liber, Raisons d’agir, 1998 : http://espace.freud.pagesproorange.fr/topos/politi/bourdieu.htm
  • [7]
    S. Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), dans Résultats, idées, problèmes, t. II, 1921-1938, Paris, Puf, 1985, p. 283-288.
  • [8]
    C. Alcouloumbré et L.Baudoin, Choses vues en Palestine, Paris, Le Temps des cerises, 2003 ; Survivances, texte inédit, Alger, juillet 2004.
  • [9]
    S. Freud, La technique psychanalytique (1918), Paris, Puf, 1985.
  • [10]
    Centre d’accompagnement et de recherches en psychanalyse.
  • [11]
    D. Winnicott, Les objets transitionnels, Paris, Payot, 2010 ; « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969 ; La consultation thérapeutique et l’enfant, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1979.
  • [12]
    J. Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, 2014.
  • [13]
    M. Foucault, L’ordre du discours, op. cit. ; Dits et écrits (entre autres « Espace, savoir et pouvoir », et « Des espaces autres », op. cit.).
  • [14]
    M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Le Seuil, coll. « Hautes études », 2003, p. 187.
  • [15]
    M. Ledoux, Qu’est-ce que je fous là, Kessel-Lo, Belgique, éditions Literarte, 2005, préface de Jean Oury.
  • [16]
    Intervention à L’élan retrouvé, dans le cadre du séminaire animé par Hervé Hubert, « Clinique psychanalytique sur le transfert ». http://catherinealcouloumbre.com/?p=417
  • [17]
    E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, nrf, 1966.
  • [18]
    « Le clivage du moi dans le processus de défense » (1938), dans Résultats, idées, problèmes, op. cit., note 7. Verleugnung, le démenti, est une négation distincte de Verwerfung, la forclusion : Freud avance cette modalité de négation logique à propos du fétichisme, en la distinguant de la forclusion dans la psychose.
  • [19]
    G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Le Seuil, 1990 ; Homo sacer. III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin, traduit par Pierre Alfieri, Paris, Payot Rivages, 1999. Et aussi Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1947 ; Primo Levi, Si c’est un homme, Paris, Julliard, 1947.
  • [20]
    Café-philo 2013 à l’Hôtel social de Gagny (93). http://catherinealcouloumbre.com/?p=865
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