Empan 2015/4 n° 100

Couverture de EMPA_100

Article de revue

Quand la fiction aide les enfants

La pédagogie du français dans les classes multiculturelles

Pages 150 à 157

Notes

  • [1]
    Sophie E. Denis, enseignante. phisodenis@yahoo.fr
  • [2]
    G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, éditions de Minuit, 1993, p. 13 et 14. C’est nous qui soulignons.
  • [3]
    B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1976.
  • [4]
    V. Propp, Morphologie du conte, Léningrad, 1928.
English version

1

« La littérature ne se pose qu’en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point. Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de condition à l’énonciation littéraire ; la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je. [...]
Aussi l’écrivain comme tel n’est-il pas malade, mais plutôt médecin de soi-même et du monde. Le monde est l’ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l’homme. La littérature apparaît comme une entreprise de santé [2]. »
Gilles Deleuze

2Titulaire d’un capes de lettres modernes, voilà maintenant vingt ans que j’enseigne le français dans un collège de la banlieue de Limoges qui comprend 30 % d’habitants de la classe moyenne et 70 % d’habitants d’une zup dont les parents sont majoritairement au chômage. Chaque année, je suis en charge, en tant que professeur de français, de 60 élèves de sixième, entre 10 et 12 ans, de 30 élèves de cinquième, entre 12 et 14 ans, et de 30 élèves de troisième, entre 13 et 16 ans. Les programmes de l’Éducation nationale préconisent, en sixième, les contes et les textes fondateurs, en cinquième, le Moyen Âge et les romans d’aventure, en troisième, l’autobiographie, l’argumentation et le théâtre.

3Mes élèves sont d’origines diverses : des Français de souche, des Maorais, des Gabonais, des Sénégalais, des Maghrébins, des Turcs, des Roms, des Russes… Ils sont généralement ouverts à toute nouvelle connaissance, sans a priori sur l’école. La majorité est censément francophone et ne bénéficie d’aucun dispositif spécifique. Le collège recense 125 nationalités différentes.

4La difficulté consiste à trouver un terreau commun à tous ces parcours si divers. Je commence par leur demander d’enquêter sur leur prénom. D’interroger parents et grands-parents sur pourquoi ils s’appellent ainsi, sur l’étymologie de leur prénom, mais aussi de demander qui le leur a donné et pourquoi, et comment ils le ressentent. Un enfant africain me dit :

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« Moi, on l’a trouvé au supermarché, à Super U.
– Ah bon ! Il y a un rayon prénoms à Super U ?
– Non ! Mais mes parents venaient juste d’arriver en France, j’avais un prénom africain mais pas de prénom français… Ils ont demandé au caissier. Il a dit : Mickaël, alors je m’appelle comme ça.
– Et toi ?
– Moi, j’ai le prénom d’un grand couturier, je m’appelle Darel.
– Ah oui ! Comme Gérard Darel !
– Ben oui !
– Et toi, Assétou, tu aimes ton prénom ?
– Ben non ! C’est une variante d’Aïssatou, mais comme c’est pas pareil, les copains, ils disent Assétou, elle sait rien ! Et c’est vrai, je suis nulle ! »

6Et puis ça discute… de qui a décidé quoi, de pourquoi on s’appelle comme le grand-père, comme l’oncle. D’où ça vient ce prénom. Moi, ça me permet de retenir leurs prénoms. Ils viennent l’écrire au tableau dans leur langue d’origine. Après, on commence les contes. Je leur raconte Les trois petits cochons en leur expliquant que les trois cochons sont l’avatar du même qui grandit. J’ai lu Bruno Bettelheim [3] et Vladimir Propp [4], je les utilise pour sensibiliser les enfants à la symbolique des chiffres (3, 7 et 12), des animaux (le loup et la grenouille) et des objets (bague, tapis…), à l’identification qui se produit avec le plus jeune de la fratrie qui est le héros du conte. J’étudie avec eux le schéma actantiel et nous nous attardons sur la possibilité de surmonter les obstacles, le deuil des parents, l’abandon, la méchanceté de la belle-mère, en trouvant de l’aide auprès de personnes parfois improbables. La Belle au bois dormant permet d’aborder la période qui précède juste l’adolescence. Barbe Bleue illustre leur curiosité et la perversité de certains adultes. Et puis on lit Le roi grenouille, des frères Grimm. Je leur parle de la répugnance de la petite fille pour la grenouille. De la sexualité. Après, on regarde Peau d’âne de Jacques Demy (ils trouvent ça normal le père amoureux de sa fille, alors on aborde l’inceste), ou bien Kirikou et la sorcière de Michel Ocelot (qui permet de parler des fétiches et de la préservation de la planète) ou Le voyage de Chihiro de Miyazaki, (qui permet de parler des esprits). Je choisis le film selon leur connaissance préalable et selon l’origine ethnique des élèves.

7Ensuite, on travaille sur Les Histoires comme ça de Rudyard Kipling. Je leur explique que l’auteur les a écrites pour sa fille, morte à 8 ans. On réfléchit sur la famille disparate de l’enfant d’éléphant. Qu’en Afrique, on appelle oncle ou tante des amis de la famille proches des parents. Que la curiosité est nécessaire à l’apprentissage du monde et qu’il n’est pas normal de frapper les enfants pour ça. Je leur explique le mimétisme, et qu’on est des animaux parmi d’autres. Ça les choque beaucoup, ça, que je dise qu’on est des animaux. On travaille les contes d’Hamadou Koumba et un conte chinois. On regarde enfin Le livre de la jungle de Disney.

8Je constate que la plupart connaissent encore des contes, j’insiste sur le fait que ce genre appartient à la tradition orale et existe dans toutes les civilisations. Je leur lis des contes parfois sans leur demander de travail, ni en amont ni en aval, ce qui leur plaît beaucoup. Après, on passe à L’Odyssée d’Homère, je leur fais la généalogie des dieux grecs, en insistant sur Chronos qui mange ses enfants, et sur la ruse de la mère qui permet de sauver Zeus, sur les nombreuses infidélités de ce dernier, les mariages consanguins inhérents à une cosmogonie qui commence par seulement deux individus, et leur propose des exposés sur les dieux et les héros. Je les nomme et résume brièvement leur fonction ou leur prouesse, sans plus de détail. Ils doivent indiquer : 1. Les conditions de leur naissance. 2. Une ou deux aventures. 3. Leurs attributs et leur culte. 4. Fournir une représentation antique (sculpture, vase) et une représentation moderne. Ils choisissent, se mettent à un, deux ou trois sur chaque exposé, sans que j’intervienne dans la composition des groupes. Là, j’avoue que je ne comprends pas comment chacun choisit selon sa problématique. Par exemple, les enfants qui choisissent Héphaïstos sont tous contrefaits comme le dieu lui-même. Il a été précipité par sa mère du haut de l’Olympe parce qu’il était moche et décevant. Je suis frappée aussi par le sérieux dont ils font preuve pour préparer ces exposés. Je les guide dans les méandres d’Internet afin qu’ils ne tombent pas sur les sites pornographiques liés à Vénus ou Aphrodite et leur apprend, avec la documentaliste, à trier les informations. Ces recherches permettent une acquisition de vocabulaire considérable, qui nous autorise une étude approfondie d’extraits de L’Odyssée d’Homère. J’insiste sur les notions d’hospitalité, sur les pleurs d’Ulysse.

9Je leur raconte l’histoire d’Œdipe et leur apprend les mots « inceste » et « tabou ». Ça leur plaît beaucoup. Je dis qu’à cause de l’oracle, il a été exposé petit, suspendu par les pieds à un arbre pour ne pas être dévoré par les bêtes sauvages. Sauvé par un berger. Que devenu adolescent, il faisait des bêtises, volait du bétail. J’explique le complexe d’Œdipe, Freud, tout ça. Un petit me dit : « Ce que vous avez dit ! C’est pas possible ! » Il est super en colère. J’ai juste dit que petit, ils étaient amoureux du parent du sexe opposé et rivaux du même sexe… Ils acquiescent, ils se souviennent d’avoir voulu épouser leur papa ou leur maman. Je leur explique que c’est Labdacius, le papi, qui a déconné en provoquant Dionysos. D’où la malédiction. Ils ne comprennent pas qu’Œdipe se crève les yeux. Je leur dis qu’il a été aveugle toute sa vie, qu’il a tué son père et épousé sa mère sans le savoir. Que l’inceste est un tabou dans toutes les sociétés humaines.

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« Moi, j’en connais ! s’exclame un élève.
– Tu n’as pas bien compris. Quand je dis que c’est interdit de coucher avec un parent, c’est d’avoir des relations sexuelles qui est interdit, pas de coucher dans le même lit.
– J’ai bien compris. Mon frère et ma sœur, ils couchent ensemble.
– C’est interdit parce que ça fait des enfants mongoliens ! disent les élèves.
– Oui, mais ils ont chacun un copain et une copine. Ils ne couchent ensemble que de temps en temps.
– C’est interdit quand même ! » dis-je

11Tout le temps, ils me demandent si c’est pour de vrai. Je leur explique que la mythologie, c’est pour de faux. On discute beaucoup des Enfers, du Styx, du passeur, de Cerbère qu’ils connaissent à cause d’Harry Potter. Que c’est important que les morts ne reviennent pas hanter les vivants. Que quand Hercule ramène Cerbère, ça fait peur à tout le monde, Eurystée le premier qui n’a de cesse de s’en débarrasser. On parle de la mort avec le plus grand sérieux. Des Égyptiens qui pesaient les âmes. Ils me demandent ce qui se passe quand on est mort. Je dis que je ne sais pas. J’évoque différentes croyances, la réincarnation. Ils disent que chez eux, il y en a qui parlent aux esprits, et qu’il existe des rituels pour protéger les bébés de réincarnations malencontreuses. Qu’il existe aussi des sortes de pièges à esprits. Ils disent qu’il faut consulter un marabout, le père d’un de mes élèves en est un.

12Nous avons aussi de grands débats sur la nudité de la statuaire grecque, la taille du sexe des dieux, Narcisse et Écho, la désobéissance de Prométhée et son châtiment, l’homosexualité. Les parents se plaignent souvent que leurs enfants les « bassinent » avec la mythologie grecque, ce qui me ravit. Le programme d’histoire situe en parallèle les faits de civilisation. J’explique que les Grecs cherchaient des réponses à tout ce qu’ils ne comprenaient pas (éruption volcanique, tremblement de terre, vie après la mort…) et qu’il leur était plus facile de penser qu’ils avaient mis un dieu en colère quand survenait une épidémie de peste, car alors des sacrifices et des rituels permettaient de l’apaiser. Les enfants sont toujours frappés par la similitude entre les dieux et les hommes, au point qu’un garçon m’a demandé : « Est-ce que les dieux font caca ? »

13À la fin de tous les exposés, ils me demandent si les dieux grecs existent toujours. Je leur dis que les dieux n’existent que s’il y a des hommes pour croire en eux. Que pendant quatre semaines, ils ont cru aux dieux grecs, qui ont donc existé pendant ce temps-là. Ils écrivent une rédaction sur un « dieu des enfants et des jeux », qui n’existait pas dans la mythologie grecque.

14Je ne saurais trop insister sur la passion avec laquelle se déroulent les cours, sur l’enthousiasme qu’ils suscitent et sur les bénéfices qu’ils retirent en termes d’orthographe, de compréhension du monde qui les entoure et de la problématique familiale qui est la leur. Même les plus récalcitrants se prennent au jeu et ils réussissent très bien les bilans de fin de séquence. Nombre d’entre eux choisissent le latin en cinquième.

15On passe alors aux monothéismes, qu’ils trouvent beaucoup moins réjouissants. Fini, les adultères et les émasculations. Bon, ils aiment bien Jonas et la baleine. Moins Adam et Ève chassés du Paradis. Encore moins Caïn et Abel, même si une petite Africaine explique qu’Abel avait fait son offrande de meilleur cœur que son frère. L’arche de Noé fonctionne à plein, et ils doivent tenir le journal intime de Noé pendant le déluge.

16Je leur montre, l’air de rien, qu’on retrouve les mêmes histoires dans la mythologie grecque, la Bible, le Coran, la Torah. Que Moïse dans son panier est un grand classique. Certains vont à l’école coranique. Très peu (trop peu ?) au catéchisme. Ils font le lien. Ils me demandent en quel dieu je crois. Je leur dis que tout bien pesé, je crois qu’il y a bien quelque chose de transcendant mais que je ne sais pas quoi. Je dois répondre systématiquement à l’inquiétude des parents musulmans quand on aborde la Bible. Je réaffirme la laïcité de l’école et mon absence de prosélytisme.

17Toujours en classe de sixième, je réunis en soutien des enfants gravement dysgraphiques. Je ne dispose que de quelques heures et me sens plutôt démunie. Je leur montre un catalogue des œuvres de Jean-Michel Basquiat. L’un dit que ce n’est pas possible, que ce type est drogué et fou. Qu’il écrit sur les murs et emmerde tout le monde. Un autre dit qu’il comprend bien cette violence. Qu’il voit bien pourquoi je leur montre ça à eux qui sont tous un peu bizarres. Que le gars, là, on lui a fait violence et que ce qu’il peint, c’est juste la violence qu’on lui a faite. Que lui, son petit frère, il a été écrasé sous ses yeux, et qu’il s’est évanoui. Et qu’il ne peut en parler à personne parce que ses copains, quand il en parle, ils changent de couleur. Qu’il comprend bien la rage. Tout ça.

18En classe de cinquième, je commence par le Moyen Âge. Ils doivent se documenter sur un dragon et en dessiner un qu’on affiche dans la classe. Je fournis quant à moi l’iconographie classique et italienne sur saint Georges terrassant le dragon. En rédaction, ils m’expliquent comment ils l’ont rencontré, combattu, apprivoisé. Nous étudions Yvain ou le chevalier au lion. Nous lisons ensemble des fabliaux, ils lisent seuls Le roman de Renart, puis en classe la légende de Tristan et Iseut. On travaille sur la symbolique de la forêt, de l’épée… avec un énorme dictionnaire en appui. Toujours la même question. Savoir si c’est pour de vrai.

19Nous abordons la place de la femme dans la société et l’amour courtois. Filles et garçons deviennent en rédaction chevaliers de la Table ronde. Nous évoquons la quête du Graal et regardons Eragon d’après Christopher Paolini ou les adaptations du Seigneur des anneaux de Tolkien que certains élèves lisent. J’évite de leur parler, étant donné leur jeune âge, de la série Game of Thrones, pourtant passionnante du point de vue symbolique.

20Puis on aborde Robinson sur son île. La version de Defoe et celle de Tournier. Ils écrivent sur leur propre débarquement sur une île présumée déserte, ce qu’ils emportent, comment ils se débrouillent. Il y a les optimistes qui profitent de la vie. Les autres qui attendent un hypothétique sauvetage. On parle de la liberté. Ils établissent une carte et constituent un trésor, individuellement. Il est important de ne pas « perdre » les enfants comme lecteurs car les préoccupations adolescentes les détournent souvent des livres. Nous lisons Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier, et je leur recommande Sa majesté des mouches de William Golding et L’île mystérieuse de Jules Verne. J’éprouve des difficultés à leur faire faire des exposés à cet âge où l’image de leur corps, la mue de leur voix rendent l’exposition publique problématique. Je les initie pour cela au théâtre (improvisations, étude des Fourberies de Scapin de Molière.)

21En classe de troisième, après un round d’observation, je commence bille en tête par l’autobiographie. J’ai hérité, grâce à mon calme légendaire et à ma grande souplesse, d’une classe épouvantable, où sont regroupés tous ceux qui perturbaient les cours en quatrième et rendaient fous les enseignants. Les élèves cumulent toutes sortes de handicaps – physiques, mentaux et intellectuels, misère sociale. Certains sont clairement victimes de maltraitance. D’autres ont des troubles psychiatriques évidents. Heureusement, ils ne sont que vingt, de cinq nationalités différentes. Tous savent lire et s’exprimer en français, mais ils sont très absentéistes, ont redoublé plusieurs classes et n’ont aucun projet professionnel malgré les efforts de leur professeur principal. Je ne les ai jamais eus auparavant et ils m’observent pendant environ trois semaines, un peu surpris que je ne les traite pas de « nuls » et que je n’élève pas la voix. Je suis frappée par leur apparence physique. Les garçons sont rasés à la manière des footballeurs, avec des stries au crâne qui font penser à des cicatrices. La majorité des filles sont en surpoids. Seules deux « bimbos » échappent à la médiocrité générale. Elles s’étudient en permanence, se font les ongles en cours.

22Je leur soumets le questionnaire de Proust et, à ma grande surprise, à la question : « héros ou héroïne de la vie réelle ». Ils répondent : mes parents. J’ai eu beau suggérer Nelson Mandela, Obama ou l’abbé Pierre, rien à faire, c’est papa ou maman qui l’emportent. Ils sont pourtant en pleine adolescence, en pleine révolte, pas d’autres héros que leurs parents ! Ils me font spontanément lire leurs réponses alors que j’ai dit que c’était pour eux, que nous referions le test en fin d’année pour savoir si l’étude de l’autobiographie les a changés.

23Je leur fais étudier l’autoportrait de Michel Leiris dans L’âge d’homme, des lettres de Rimbaud à ses parents, de Van Gogh à Théo, l’incipit des Mémoires d’outre-tombe, rien à faire, nous nous ennuyons fermement. Petit frémissement avec le Journal d’Anne Frank, qu’ils acceptent de lire. Un garçon s’identifie totalement à la jeune fille. Mais ils ne voient pas l’intérêt de raconter sa vie. Je n’ose leur proposer une rédaction que je donne chaque année et qui consiste à apporter une photo d’eux petits et à confronter leur souvenir avec leur ressenti actuel, de peur que tout ça ne m’explose à la figure. À la place, je leur demande d’imaginer la vie du peintre haïtien Jean-Michel Basquiat dont je leur fournis une photo. Certains laissent entendre qu’ils vivent des situations familiales dramatiques dont ils ne peuvent parler à personne, en particulier pas aux services sociaux. Ils s’entendent très mal entre eux, se dénoncent en permanence. Ils ignorent le mot et l’idée de solidarité, de respect mutuel.

24Le message sur l’autobiographie ne passe pas. J’entends fuser des « On s’en bat les couilles ! » venant de filles comme de garçons. « T’es qui toi ? Pour que ta life, elle intéresse quelqu’un. Ils sont morts, en plus, et personne les connaît. » Je me suis vu reprocher en inspection d’aborder les thèmes de la drogue, de l’homosexualité et du suicide au cours de cette séquence. J’ai rétorqué qu’à part l’autobiographie de Colette, je ne voyais pas bien quels textes j’étais censée étudier. Je leur fais lire Le gone de Chaaba d’Azouz Begag et L’ami retrouvé de Fred Uhlman, ce individuellement pour ne pas engager de débat sur la situation en Palestine.

25La situation se tend. Je ne les emmène pas à une sortie scolaire sur le dessin de presse à Saint-Just-le-Martel et ça devient intenable. Ils me lancent des bouts de gomme, mettent le feu à la capuche d’une camarade, coupent les cheveux d’une autre. Je perds pied, ne dors plus et m’en ouvre à mon analyste. Elle me dit qu’il faut que j’essaye de les comprendre, de varier mon enseignement. Je ne veux/peux pas. J’ai déjà fait des efforts considérables. Je suis à bout. J’ai pourtant connu, en début de carrière, dans la banlieue de Rouen, des situations plus difficiles encore, avec des tensions interethniques épouvantables, des adolescents si fous qu’il ne fallait même pas prononcer leur nom, qu’ils se masturbaient en classe en me regardant droit dans les yeux, me jetaient de l’encre, se battaient pendant le cours. J’ai eu des classes entières d’adolescents illettrés en pré-apprentissage dans le bâtiment. Mais là, j’ai de l’expérience et vis très mal mon incapacité à les intéresser à la littérature. J’ai perdu ma mère quelques années auparavant, et avec elle l’envie de transmettre quoi que ce soit. Je n’arrivais même plus à poser ma voix tellement ce deuil m’avait littéralement « coupé le sifflet ». Je suis écœurée et trouve extrêmement injuste la violence que je subis. Les surveillants et les autres enseignants me disent de laisser tomber, de virer systématiquement les plus violents pour travailler avec les quelques malheureux qui peuvent prétendre à une seconde générale et technologique. Seulement, je n’ai jamais fonctionné comme cela, j’ai toujours eu à cœur de garder en cours tous mes élèves. Je leur demande de m’écrire ce qui ne va pas, d’essayer de comprendre pourquoi ils se comportent de la sorte alors que visiblement, ils m’apprécient. Je leur dis que je souffre.

26Et puis au retour des vacances, j’essaye. Je les emmène en salle de théâtre. Je leur apprends à se faire confiance, à improviser, à apprivoiser l’espace, le public, leur voix. Pour leur montrer que sur scène, ils sont leur personnage et non plus eux-mêmes, je mime une poule avec beaucoup de réalisme. Éclat de rire général. Il en sera parlé à ceux qui ont séché.

27Peu à peu, la confiance revient, ils me disent qu’ils pourraient payer pour venir en cours, ce qui pour eux est le summum des compliments. Je négocie la bonne tenue des autres heures de cours contre ces deux heures de théâtre hebdomadaires. Ils apprennent Antigone d’Anouilh, qui n’est pas un texte facile, me soumettent leurs lettres de motivation en vue d’un apprentissage… Je leur raconte avec force détail l’histoire d’Œdipe qu’ils feignent de ne pas écouter. Je ne vais plus leur faire cours comme on va à l’abattoir. Du coup, je suis plus détendue avec mes autres classes. Je constate en conseil de classe que je suis la seule à accepter en cours deux élèves, un garçon et une fille, qui viennent au collège sans aucun matériel et sont extrêmement violents. Ils sont toujours étonnés que je leur parle avec une extrême politesse. Leur vocabulaire est si limité qu’il est presque impossible de plaisanter avec eux. Néanmoins, ils restent dans la salle à la fin des cours. Je les interroge : « C’est parce qu’il fait chaud et qu’il y a de la lumière ? » L’un d’eux éructe : « Vous croyez quoi ? Qu’on n’a pas l’électricité ? » Heureusement, l’une explique que je plaisantais.

28Nous disposons d’une salle de théâtre très spacieuse et bien équipée. Ils s’amusent comme des fous et peinent à écouter leurs camarades sur scène, s’enfuient dans la cour, mais dans l’ensemble, ça leur plaît. Le garçon le plus violent m’offre une barre chocolatée à la fin du cours, devant ses camarades, sans que personne le traite de « fayot » ou de « pédé », comme ils n’auraient pas manqué de le faire en début d’année. Certains d’entre eux obtiennent de très bons résultats au brevet blanc où ils sont mélangés avec les troisièmes « normales ».

29Pour la suite de l’année, je vais faire venir des intervenants extérieurs sur les quelques sujets qui les intéressent : le racisme, la drogue, le sida. Mais leur niveau de langue est si grossier et leurs passages à l’acte si fréquents que je ne sais pas comment ça va se passer. L’équipe enseignante n’est pas très solidaire. La direction s’oppose à des conseils de discipline pourtant nécessaires car ces élèves sèment le trouble dans tout l’établissement, dealent, publient sur Facebook des vidéos prises au collège et se comportent en caïds vis-à-vis des sixièmes.

30Au terme de cette expérience, plusieurs réflexions. Il existe, chez les petits, une extrême porosité entre le « pour de vrai » et le « pour de faux ». Aussi, il est important pour l’adulte, le professeur, de se souvenir qu’il représente avant tout l’institution et par conséquent le savoir. Mes élèves m’appellent tour à tour « maîtresse », puis « maman », sans que personne se moque, puis « monsieur », en particulier chez les Maghrébins pour lesquels l’autorité s’incarne prioritairement en un homme, et enfin « madame ». J’accepte pendant un temps qu’ils me « tutoient », tant le vouvoiement est peu naturel pour certains d’entre eux. L’école leur permet peu de parler de leur culture d’origine. Le mot « nostalgie » à propos d’Ulysse les a beaucoup séduits. Je commence toujours par un cours sur « la communication » et exploite le multilinguisme des uns et des autres. Je leur dis aussi que le français étant la langue d’enseignement, ils peuvent me poser toutes les questions qu’ils veulent, si tant est qu’ils me préviennent que c’est « hors cours ». Nous avons ainsi d’intéressantes conversations sur « comment les avions volent ? », mais aussi des choses plus embarrassantes sur la sodomie, la drogue, l’inceste, les injustices dont ils font l’objet. Ils me racontent comment ils vivent le « retour au bled » chaque année, comment ils négocient l’entre-deux culturel.

31Sur ma promotion de capes, soit trente personnes, deux se sont suicidées dans les deux premières années après l’obtention du diplôme. Les premières affectations envoient les jeunes enseignants loin de leur famille, dans des milieux socioculturels que, la plupart du temps, ils ne connaissent pas. J’ai eu la chance de passer mes années de primaire dans une zup et mes années de collège au Sénégal. J’ai ainsi été confrontée au racisme et à un mode de vie très libre, fait de petits larcins, de vie en bande, d’une certaine violence. J’ai aussi acquis une culture certaine en insultes, tant arabes que wolof. Et surtout, j’étais en analyse et donc à même de faire la part de ce qui me revenait, et de ce qui revenait à mon rôle d’adulte et d’enseignante.

32Après quelques années, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de soigner mes élèves, mais de leur donner les outils linguistiques pour symboliser leur vécu et leur souffrance. De leur fournir des textes de fiction propres à représenter leur mal-être. J’ai beaucoup travaillé sur des textes très difficiles, comme La métamorphose de Kafka ou Enfance de Nathalie Sarraute. Même Proust ne me fait pas peur en troisième. Je n’ai jamais lâché devant les « C’est quoi ce texte de ouf ! On comprend rien. C’est même pas du français. » Le cours de français se prête particulièrement à la confidence. Ils écrivent, s’écrivent, m’écrivent. À moi de maintenir la distance respectueuse qui leur permette de se confier sans me confondre avec leurs ascendants. Je leur lis de nombreuses histoires en fonction de la situation.

33Il me semble que l’école ne sait actuellement pas répondre au déficit de transmission qui existe au sein des familles fraîchement immigrées en France. Par bêtise ou méconnaissance, les enseignants nient le fossé culturel qui existe avec nos élèves. L’utopie du « collège pour tous » a vécu. C’est actuellement le « collège pour personne », fait de violence, d’absentéisme et d’irrespect. Je m’enorgueillis depuis des années d’avoir des gâteaux pour la fin du Ramadan, une part de mouton pour l’Aïd-el-Kebir, et quelques invitations que m’envient mes collègues. Mais écouter les enfants est un véritable métier, qui s’apprend au fur et à mesure. Leur questionnement métaphysique correspond à un profond manque de communication au sein des familles, dans lesquelles l’enfant est souvent le seul à parler français. S’il rentre au bled et ne sait comment l’avion vole, comment pousse le mil, comment on élève le bétail, quelle relation aura-t-il avec sa famille ?

34À travers les contes, la mythologie, les romans, la poésie, le théâtre, nous, enseignants de français, avons les outils pour transmettre ce que c’est que d’être un humain au xxie siècle, avec ses rêves et sa culture propre. Mais, en ces temps de pénurie où les élèves sont trente par classe, où les dyslexiques ne reçoivent aucune aide, où nous n’avons plus de médecin scolaire, où les non-francophones sont mélangés aux élèves de leur âge, où les parents sont absents ou démissionnaires, où l’arabe n’est pas enseigné par peur d’attirer des populations encore plus défavorisées et de faire fuir les mieux lotis, où le rectorat est sourd à nos appels de détresse, il est bien difficile de continuer d’enseigner. Tous les enseignants n’ont pas la chance d’être en analyse, avec une pédopsychiatre de surcroît.

35Quand le découragement me guette, je repense à une toute petite gitane que j’avais eue en sixième, et que je croise dans la rue des années après. Je prends de ses nouvelles. Elle me nomme son professeur de français. Je dis que c’est quelqu’un de sympathique. Elle réfléchit un moment et me dit : « Je ne sais pas comment vous dire, madame, mais ce n’est pas le même français ! »

Notes

  • [1]
    Sophie E. Denis, enseignante. phisodenis@yahoo.fr
  • [2]
    G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, éditions de Minuit, 1993, p. 13 et 14. C’est nous qui soulignons.
  • [3]
    B. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1976.
  • [4]
    V. Propp, Morphologie du conte, Léningrad, 1928.
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