Dans Désert rouge, d’Antonioni, Guilina demande à Corrado :
« À quoi servent les yeux ?
– Toi, tu ne sais pas regarder, moi je ne sais pas comment vivre », puis il ajoute : « c’est la même chose ».
1Pour goûter pleinement ce tout petit moment de vie, il faut que vous partagiez avec moi certaines convictions. Celle-ci par exemple : tout bien pesé, la réussite ennuie plus qu’elle n’éblouit. Notre goût du pouvoir, notre habileté, notre ivresse de nous-même, notre intelligence dans le meilleur des cas effacent les ombres, gomment les aspérités. Aussi, n’en voulez pas à ma manière si particulière d’évoquer la transmission à partir d’une minuscule phrase. Je m’intéresse plus au brin d’herbe qu’au paysage. Je me sens protégé par le détail.
2Tout est fade, prévisible. Plus rien n’hésite, ne frémit. Tout tremble, cet après-midi, chez Francis, ses yeux, son corps, ses mains.
3« C’est Joss Randall, c’est Joss Randall », dit-il d’une voix douce et impatiente.
4Nous sommes en avril 2009, je suis éducateur, j’anime un atelier cinéma auprès de personnes adultes handicapées mentales et psychiques. Je projette Bullitt de Peter Yates, avec Steve Mc Queen. Francis a 55 ans. Je suis surpris car d’ordinaire, c’est un homme très discret, silencieux. Je fais évidemment le lien avec Joss Randall, joué aussi par Steve Mc Queen dans une série culte des années 1960 : Au nom de la loi.
5Très handicapé, tordu, cassé et pourtant sauvé par une sorte de grâce, il répète :
7Ces mots produisent en moi une petite agitation intérieure, me renvoient une bienveillance, presque un attendrissement. Ce témoignage n’est plus quelconque. Il se rapproche de la pression de l’indicible qui veut se dire. Je devine la persistance de l’enfance dans ses yeux. Nos yeux à nous sont désabusés. Les siens sont magiques. Il croit en l’image. Les images sont une chose physique. Elles se présentent à ses yeux avec l’intensité d’événements réels.
8Le poète portugais Fernando Pessoa dit qu’en chacun de nous il y a deux êtres. Le second, le faux, est celui des apparences, de nos discours, de nos actes, de nos gestes. Et le premier, le vrai, celui de nos songes, de nos rêves, qui naît de l’enfance, qui se poursuit toute la vie.
9Francis nous raconte de l’existence. Il y a dans son intervention un mélange d’épure, ce désir d’aller à l’essentiel, de la générosité et de l’émerveillement. On croise encore des souvenirs, du manque, du trouble et de l’oubli. Nous devrions parler davantage de nos oublis, mais c’est logiquement impossible.
10Je trouve séduisante l’idée que l’on peut se nourrir d’un manque. L’écrivain albanais Ismail Kadaré écrit : « La question du don se manifeste souvent par son contraire : c’est plus souvent une chose qui fait défaut qu’une chose en plus. » Aussi, dans un film, chaque spectateur est toujours le premier et le dernier spectateur. Il peut le réécrire, le reconstruire en accommodant les « restes », ce qu’il reste.
11Parler d’un film consiste à tisser des liens. Francis, par une phrase, dépose et sauve quelque chose de sa vie. Il le vole à l’oubli qui le menace. C’est Borges qui écrit : « J’ai perdu tant de choses que je suis incapable d’en faire le compte et je sais maintenant que ces disparitions sont tout ce qui m’appartient. »
12Du trouble, en retrouvant son héros Joss Randall, Francis renoue avec son enfance, brutalement, comme quelque chose d’imprévu, qui lui tombe dessus. Francis a fait son propre cinéma. Il a produit son site de libertés et de sens. Il nous parle de plaisir. En tant que spectateur, décrire son plaisir est une chose presque impossible. Nous en sommes incapables, parce qu’une partie du plaisir est l’étonnement provoqué par la découverte de ce quelque chose d’autre, une petite musique qui entre en écho avec son propre monde intérieur.
13Dans cet atelier, des auteurs nous racontent des histoires. Maintenant, je les laisse raconter par ceux qui les vivent. Mais comme au tennis, pour avancer, il faut avoir de bons partenaires. Francis est un très bon partenaire. Il nous relate une histoire.
14Maintenant, c’est moi. Les histoires passent des uns aux autres. Elles se réinventent. Elles nous relient. Elles se transmettent. Joss Randall me rend à moi-même, et me rend mes grands-parents, mes parents, mes copains d’enfance, mon quartier. Je revois l’accoudoir du fauteuil rouge que j’enfourchais pour partir au galop après chaque épisode.
15Pour vivre, nous tentons de sortir de l’enfance. Le seul point fixe se trouve chez ces personnes que nous accompagnons. Elles ont souvent une générosité, même parfaitement involontaire, qui consiste à nous faire profiter du regard singulier qu’elles portent sur le monde. Une manière unique dont leur œil se pose sur les choses, les gens, les émotions.
16Pendant vingt-cinq ans, animateur d’ateliers cinéma auprès de personnes gravement handicapées par la maladie mentale, j’ai découvert que ce support pouvait être une grande source de plaisir. La fiction suspend la mort. C’est ce que l’écrivain Maurice Blanchot appelle « l’arrêt de mort ». Elle arrête la mort par la vie. De même lorsqu’on rêve, toute douleur est suspendue. Elle vous attend, on se réveille, la douleur se réveille. Malgré la maladie, le handicap, la vie est là, elle foisonne. Aussi, j’ai découvert avec le temps qu’il n’y avait pas forcément une corrélation entre les possibilités de prendre du plaisir à voir un film et le handicap, la nosographie, la nature de la maladie. Tel sujet peu handicapé peut ne pas y trouver son compte, et un autre grand malade, se prenant pour Napoléon, y trouver de grands motifs de satisfaction.
17En 2015, tout bouge, tout se métamorphose à toute vitesse. Les nouvelles technologies nous inondent de profusion d’écrans quelconques. Les images nous envahissent tellement avec leurs lots de mensonges, quelquefois d’une brutalité sans nom, qu’on peut comprendre, chez beaucoup, cette attitude de rejet des images. Nous devenons insensibles aux images importantes. Un jour, nous finirons par devenir aveugles. Et l’image ne nous touchera plus.
18Non, je pose mal le problème. « Les images », cela ne veut tout simplement rien dire. Je ne peux pas dire en bloc « ce qu’elles sont ». Aurions-nous l’idée, sur la base des innombrables paroles mensongères qui nous envahissent chaque jour, de révoquer le langage en général ? Révoquerait-on le mot « peuple » chez Julien Duvivier dans le film La Belle Équipe parce que Goebbels l’a employé et instrumentalisé ? Évidemment pas.
19Et puis, être touché, ce n’est pas une phrase vide pour un aveugle. Pour lui, est impression ce qu’il touche, ce qui a touché son corps. Le contact produit une empreinte. Il comprend l’objet avec la main. Ainsi, il a un point de vue. Alors que pour le voyant, comprendre constitue le plus souvent un processus abstrait, rarement vécu comme une expérience physique.
20Je pense à un documentaire de 1964, L’enfant aveugle. Il montre comment on fait travailler des enfants aveugles, notamment avec des oiseaux empaillés. Puis, le réalisateur, Van Der Keuken, a une idée géniale. Il va aller au-delà. Il provoque une situation très différente. Il les amène au zoo d’Amsterdam. Les enfants peuvent tenir des oiseaux vivants dans leur main. Il enregistre la scène. Les visages sont rayonnants. Les enfants attrapent délicatement les oiseaux. Leur main tendue parcourt doucement le cou d’un être vivant. Ils sentent battre la vie sous leurs doigts. Mais sans vouloir attraper ou posséder ce qui vit. Le vivant ne se laisse dominer entièrement que mort ou empaillé. Ce documentaire met en scène la vie, l’encercle, la devine, la débusque, l’approche. L’auteur fait beaucoup plus que raconter. Il s’empare de la vie elle-même, la transmet, aussi fragile, dangereuse, aussi mortelle, aussi désirable.
21Serge Daney, critique de cinéma, mort il y a une vingtaine d’années, résistait contre « Le Visuel, ce qui est l’essence de la télé, est le spectacle qu’un seul camp se donne de lui-même, tandis que l’Image, qui fait l’horizon du cinéma, est ce qui naît d’une rencontre avec l’autre, fût-il l’ennemi ». Fils d’un juif autrichien arrêté par la Gestapo et déporté deux mois après sa naissance, il écrit, dans Libération du 25 septembre 1986, qu’il n’avait jamais pu revoir Les yeux sans visage de Franju à cause du bruit sec d’un cadavre jeté au fond d’un caveau. Mais que, ayant osé affronter de nouveau le film, une merveille, il n’a plus peur, désormais de ce bruit.
22Des images, entre elles, prennent position, poétiquement et politiquement, les unes par rapport aux autres. C’est le cinéma.
23Enfant, il y avait une série pas comme les autres qui me fascinait, c’était Le Prisonnier, une série britannique réalisée et interprétée par Patrick Mac Goohan, diffusée en 1968. Un agent secret se retrouve dans le Village, tous les villageois sont des numéros, il sera le numéro 6 et n’aura de cesse de s’évader du Village. Une réplique célèbre : « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre. » C’est complètement injuste, très frustrant pour un enfant de voir un personnage censé être un héros qui ne s’échappe jamais. Pourtant, cette frustration s’est transformée en appel d’air, on m’invitait à fabriquer du sens, fasciné, parce que là on faisait appel à mon intelligence. J’ai compris ce qu’était un héros : celui qui résistait et pas forcément celui qui sortait vainqueur.
24La réalisatrice Claire Denis appelle cela « le compagnonnage ». Mac Goohan, le numéro 6, m’a accompagné. Le cinéma atteint les consciences par petites touches. Le Prisonnier a établi une conscience et un arrachement. Je résisterai. Je quitterai un jour ma cité pour l’ouverture et le monde.
25À l’âge de 15 ans, avec mes amis, j’ai découvert le cinéma Saint-Agne. Un cinéma de quartier toulousain qui, pour un prix dérisoire, diffusait des images et des histoires du monde entier. Je dois beaucoup à ce cinéma. Nous devons beaucoup à ce cinéma. Nous y avons vécu un choc moral, affectif, politique. Aucune approche n’avait jusque-là produit en nous une aussi radicale évolution de notre conscience. Nous découvrions la poésie. Le principe de la poésie au cinéma est celui de l’hospitalité. Sans grande culture, nous étions bouleversés par des univers, des paysages, des musiques, des couleurs, des ambiances, du dehors et du dedans. Depuis, mon rapport au cinéma n’est pas une distraction, ni une simple curiosité intellectuelle. C’est une passion, presque une ligne de vie.
26Une fiction est en soi ambiguë et contradictoire, elle admet toujours des interprétations qui varient en fonction du spectateur et des temps qui courent. Dans le cadre d’une formation sur l’autisme, le responsable du Centre de recherche autisme m’avait demandé de présenter à des professionnels d’un foyer de vie L’enfant sauvage de F. Truffaut. Film sur le secret des origines, L’enfant sauvage célèbre aussi celles du cinéma. Un style sans fard, avec cette précision d’épure aujourd’hui disparue. Truffaut a traduit l’histoire de l’enfant Victor en un vaste ensemble de signes, d’allégories, de symboles. À l’eau et au feu s’ajoute le lait. Ces éléments parlent tous les langages du monde et mélangent les époques. Pas si évident, chez les plus anciens travailleurs sociaux présents cet ensemble symphonique renvoie toujours à des données universelles. Mais pour les plus jeunes, l’époque a vidé de son contenu ou rendu méconnaissable ce riche potentiel narratif. Il a fallu s’y arrêter, partager, transmettre. En tout cas, notre échange intergénérationnel a empoigné et captivé l’imagination de ces jeunes professionnels d’aujourd’hui.
27Notre société est beaucoup plus complexe. Mais je continue à croire à la grande richesse de ce cinéma qui se mérite. Qui nous dit somme toute qu’on n’a de chance de se trouver qu’en acceptant de se perdre. Mieux encore, qu’il n’est de chemin plus sûr d’y arriver qu’en passant par l’expérience d’autrui, qu’en consentant à s’oublier un peu pour s’ouvrir à l’histoire, à l’espace et en même temps à nos semblables. Le philosophe Emmanuel Levinas nous transmet que le seul souci de l’altérité nous préserve de la barbarie et il nous dit aussi que le souci de l’autre et celui de l’avenir sont inséparables.
28J’ai appris une chose essentielle. L’Œuvre qui va compter dans la vie d’une personne est d’abord une œuvre qui résiste, qui ne s’offre pas immédiatement. La philosophe Simone Weil emploie le mot étrange de « consentement ». Ce qui induit l’idée de faire céder en soi une résistance, voire une hostilité première. Nietzsche parle dans Le gai savoir de cette nécessaire étrangeté de la véritable œuvre d’art, qui n’est pas immédiatement identifiable, qui demande un effort pour se révéler à nous lentement, qui peut être rebutante au moment de la première rencontre, avant que cette étrangeté ne devienne objet de tendresse. Éducateur, j’ai toujours voulu transmettre ce miracle, cette hospitalité du cinéma et sa poétique.
29Chaque individu, en regardant un film, crée son propre monde. Le beau cinéma ne nous informe pas d’un seul et unique monde mais de plusieurs, il ne parle pas d’une réalité mais d’une infinie réalité. Il n’y a pas de ligne droite. Il y a seulement des accidents, des incidences, des singularités, des événements et des forces que l’on rencontre. Mais il y a toujours de la joie qui jaillit des grands films, même quand ils parlent de choses laides, désespérantes ou terrifiantes.
30C’est la fin de mon article. Je pense à une scène d’un film. La plus belle scène de l’histoire du cinéma. L’une des filles embrasse l’Américain et juste après, elle commence à pleurer. Il lui demande : « Mais pourquoi tu pleures ? » et elle répond : « Parce que c’est fini. Toute cette belle journée passée dans le jardin tous ensemble, c’est fini. »
Mots-clés éditeurs : regard, histoire(s), altérité, intimité, résistance, consentement
Date de mise en ligne : 18/01/2016
https://doi.org/10.3917/empa.100.0107