Empan 2015/1 n° 97

Couverture de EMPA_097

Article de revue

Mourir en ehpad

Pages 104 à 110

English version
« La vie est belle parce que nous mourrons. »
Jean d’Ormesson

1La mort n’existe que parce que la vie l’a précédée, nous oublions trop souvent que nous sommes sur terre pour mourir un jour, le plus tard possible et j’oserais dire dans les meilleures conditions. Trop souvent, la mort est vécue comme un échec dans nos pays dits civilisés où tout semble possible pour conserver la vie au regard des avancées de la médecine. Mais trop souvent aussi, l’acharnement thérapeutique qui permet de garder l’être aimé le plus longtemps possible en vie peut être en opposition avec le désir de la personne âgée, qui elle souhaite s’en aller tout doucement. En deux mots, « qu’on me fiche la paix », qui peut se traduire par « qu’on me donne la paix ».

2La mort ? Injuste, condamnable, désespérante, récalcitrante, purificatrice, indécente, libératrice, dominatrice ? Comment est vécu ce moment de séparation par l’ensemble des acteurs concernés lorsque la vie s’arrête en ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), lieu d’accueil à qui l’on confie son parent lorsque la perte d’autonomie n’est plus gérable par les aidants familiaux et l’entourage dans sa propre maison ? Je bannis le mot dépendant mais malheureusement il apparaîtra dans ce texte puisque c’est celui que nos gouvernants ont réussi à coller sur le dos des personnes âgées pour mieux les enfermer dans un système budgétaire qui les accable et les éloigne du respect, de l’éthique et de la dignité, y compris en fin de vie.

3La mort en institution est-elle plus difficile à accepter que la mort à son domicile ? Comment est vécu ce moment de transition par la famille, qui se voit souvent contrainte dans l’urgence de rechercher un hébergement parce qu’elle ne peut plus faire face, ou tout simplement parce que la maladie et le handicap ne sont plus gérables dans un domicile inadapté. Sommes-nous certains, comme bon nombre d’établissements semblent encore l’affirmer, que la personne âgée a fait ce choix de terminer sa vie en institution ? La culpabilité commence à ce moment pour les proches qui n’avaient pourtant plus d’autres solutions de répit. Les sondages sont parlants, les personnes âgées veulent rester chez elles jusqu’à la fin de leur vie. Si l’institution est la seule réponse possible, quelles relations en découlent, quelles projections interactives peuvent apporter quiétudes, regrets, conflits, qui faciliteront ou endommageront la fin de vie ?

4Lorsqu’on est confronté à ces difficultés, trois réflexions s’imposent :

  • la souffrance de l’enfant devenu parent de son parent, un lâcher-prise qui est insurmontable dans bien des cas ;
  • la relation famille-professionnels face au départ d’un parent, lorsque la mort survient en institution et qu’un acteur, le professionnel, vient s’intercaler entre le résident et sa famille, entre l’intimité des relations et la nécessaire présence d’un professionnel qui gérera la fin de vie : soulagement, inquiétude, confiance, méfiance…
  • les conditions qui peuvent favoriser la relation et la bonne communication entre les professionnels, la famille et la personne âgée tout au long du séjour en établissement – un atout majeur qui aura des conséquences sur le résident, la famille et les professionnels chargés de l’accompagnement durant la totalité du séjour. Parler de ce passage qu’est la mort, suite logique de la vie jusqu’à nouvel ordre, implique de nombreuses réflexions d’ordre religieux, philosophiques, géographiques, culturelles, financières, et intimement personnelles et relationnelles avec ceux qui partagent cet instant.

5Celui qui s’en va a été accompagné tout au long de son existence par des personnes bienveillantes, malveillantes, aimantes, des enfants proches ou absents, un conjoint, des amis et sa fin de vie sera sans doute conditionnée par toutes ces rencontres. Quel que soit l’amour qui l’entoure aux derniers instants de sa vie, ce moment lui appartient, il est seul sur scène et même si le public est présent lorsque le rideau tombe, l’inconnu dans lequel il va être projeté, c’est lui seul qui en aura la clé. Il faut donc, quelles que soient ses appartenances religieuses et spirituelles, pouvoir lui apporter la sérénité et éviter toute souffrance physique et morale. Pour la famille et surtout les proches, enfants et conjoint, c’est « l’espace-temps » où il est impératif d’abolir les conflits qui auraient pu survenir au cours de la vie pour laisser place au « je t’aime ».

En établissement comme à domicile, la mort peut être liée à divers événements

La mort par suicide est extrêmement violente

6Elle avait 92 ans : « Je n’entends plus, je ne vois plus, je ne suis plus rien, je ne sers à rien ». Elle refusait d’être visitée la nuit pour vérifier si elle avait besoin de quelque chose. Une aide-soignante l’a retrouvée au petit matin, un sac plastique sur la tête. Elle avait avalé une poignée de somnifères et heureusement qu’un petit carnet, où malgré sa cécité elle avait pu annoncer son geste, a été retrouvé dans ses affaires car il y a eu enquête pour suspicion de meurtre. Elle n’avait qu’une sœur qui était dans le même établissement, 90 ans, à qui il a fallu annoncer la nouvelle en prenant toutes les précautions pour adoucir verbalement un acte aussi violent. Des morts par pendaison, par défenestration ont également été constatées. Des poignées de fenêtre que l’on condamne pour éviter la défenestration. Un lacet de chaussure accroché à la porte d’une penderie et le corps se laisse glisser au sol.

7Les suicides sont fréquents chez les personnes âgées et existent en ehpad comme à domicile. Les soignants le vivent très difficilement, les familles ne s’en remettront jamais.

La mort subite

8Qu’elle survienne isolée ou en présence d’un personnel soignant, elle est de même un moment très difficile à assumer. On ne s’y attendait pas, on n’a pas pu lui dire au revoir, qu’est-ce qui s’est réellement passé ? Y a-t-il eu une erreur de médicament, un manque de surveillance… ? Autant de questions posées par les familles et douloureuses aussi pour les soignants.

La mort la plus difficile à accompagner est celle de la fin de vie qui s’éternise

9Lorsque le corps est à bout de souffle et que l’esprit ou l’inconscient ne lâchent pas prise, ça peut durer plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Quand la famille est présente, elle dit : « Je ne veux pas d’acharnement pour mon parent, mais il faut faire quelque chose. » Que veut dire ce quelque chose, refus de le voir partir ou acte médical pour qu’il parte plus vite ? Vaste débat ! La loi Leonetti prévoit une personne de confiance garante des directives anticipées, mais c’est encore bien frileux et ça ne règle pas les conflits qui peuvent survenir dans la famille au moment du départ d’un parent. Des décisions moins avouables d’ordre matériel et financier peuvent également survenir et être prépondérantes au moment du décès.

10Un ami, ancien directeur d’établissement, m’écrivait : « On sait qu’entrouvrir la porte de l’euthanasie pour des êtres qui n’en ont pas fait le choix explicite, directement exprimé lorsqu’elles le peuvent ou de façon anticipée quand la conscience s’est engloutie dans le néant, représente un danger pour l’humanité. En revanche, pourquoi ne pas faire confiance aujourd’hui en France à notre culture ancrée dans le respect d’autrui et à l’élaboration d’un consensus éclairé autour de la personne souffrante en fin de vie ? Pour conclure sur une question qui ne devrait supporter aucune conclusion, disons que l’obstacle majeur à un débat sincère et humaniste sur l’euthanasie en général et la mort de la vieille personne réside trop souvent dans l’envahissant et exclusif discours médical qui, au nom des principes de la corporation, refuse le geste létal avec tout ce que comporte l’endoctrinement de l’église catholique dans notre pays, qui ne peut envisager que l’homme détruise ce que Dieu a créé. La raison et l’amour de l’autre doivent-ils impérativement s’inscrire dans une loi qui serait un danger pour l’humanité ? »

11Nous ouvrons là un débat de société qui est au cœur des relations entre la famille, le résident et les professionnels qui l’entourent. Une société qui occulte la vieillesse, qui refuse la mort et qui profite du vieillissement de la population pour en faire un objet de marchandisation au détriment de l’éthique est une société en déclin. Certaines populations que nous considérons comme « sous-développées » font l’éloge de l’ancien, du patriarche que le village accompagne et vénère jusqu’à son passage dans l’autre monde.

12Très peu d’ehpad sont en capacité de prodiguer des soins palliatifs ou de faire rentrer des équipes de soins palliatifs dans l’établissement. Il ne s’agit pas là d’euthanasie mais d’accompagnement de fin de vie, afin de limiter l’acharnement thérapeutique, pour laisser le patient partir doucement et sans souffrance. Si l’accompagnement de fin de vie a lieu en milieu hospitalier, les soins palliatifs y sont plus présents, mais pas partout, et de nombreux résidents demandent à mourir dans leur chambre et ne veulent pas finir en milieu hospitalier. On ne peut reprocher à l’ehpad de respecter ce choix en essayant de faire au mieux des possibilités du personnel. La famille est quelquefois en désaccord parce qu’avant tout elle souhaite se rassurer et est persuadée que l’hôpital saura mieux faire que l’établissement. On constate aussi que des personnes âgées refusent à un stade avancé de leur maladie tous les soins qui pourraient les prolonger et même les soulager. Je me souviens d’une femme qui, transportée à l’hôpital, refusait tous les examens et avait signé une décharge pour retourner dans la chambre qu’elle occupait à l’ehpad, afin d’y mourir 48 heures après.

13Jean-Claude Ameisen, président du Comité consultatif national d’éthique, rapportait que le sujet est loin d’être clos et pointait le retard de la France dans l’accompagnement de la mort. L’accès aux soins palliatifs est déficient. Seuls 20 % de patients concernés y ont accès. Le manque de formation des personnels soignants est également soulevé. De nombreux témoignages font état de moments difficiles vécus lors des derniers jours d’un proche. « La fin de vie, ce ne sont pas que les trois dernières semaines, estime Jean-Claude Ameisen. Nous devons profondément repenser la notion d’accompagnement bien en amont des derniers jours. »

14Comment peut-on encore accepter au xxie siècle en France que des personnes âgées en fin de vie, lourdement accablées par la maladie et le handicap, ne puissent bénéficier de l’ensemble des soins nécessaires à un départ en douceur et sans souffrance ? Peut-on ignorer le mal-être du personnel soignant qui accompagne nos aînés du mieux qu’il peut sans qu’on lui en donne les moyens ? Alors même que les recommandations de bonnes pratiques en ehpad se multiplient, les moyens pour les atteindre diminuent. Dans ce contexte, le risque pèse à la fois sur les usagers dont les besoins en soins ne sont pas couverts, sur les professionnels dans un contexte de judiciarisation, sur les familles qui ont tant espéré en confiant leur parent à des professionnels à qui ils ont fait confiance. Tant que, comme le font observer plusieurs économistes, le gouvernement ne s’attaquera pas à conduire une réflexion globale allant bien au-delà de la pression des marchés financiers, nous aurons à subir ces « bricolages financiers » qui auront de lourdes conséquences sur la vie et sur la fin de vie en établissement.

15L’inquiétude des familles est légitime et elles sont de plus en plus nombreuses à dénoncer une situation inacceptable. Notre avenir est entre nos mains, osons pour eux, pour nous, pour ceux qui arriveront demain, et battons-nous pour faire changer ce qui aujourd’hui est inacceptable.

Quand culpabilité et responsabilité nous envahissent …

16Comment faire comprendre que le manque de moyens, lié à une gestion purement budgétaire au détriment de l’éthique et du respect, met en danger le résident, le personnel et la famille : tous en souffrent. La famille espère que tout sera mis en œuvre pour que son parent soit bien accompagné ; face à lui des professionnels très souvent en burn-out qui n’ont pas les moyens de mieux faire et qui en souffrent autant que la famille et le patient. « Pour être le plus présent possible auprès de celui qui finit sa vie, il fa ut en délaisser d’autres qui eux aussi ont besoin de nous. ».

17La personne âgée fragilisée est-elle devenue un tel poids que même sa mort est encombrante ? Cet être qui souffre est-il encore digne d’intérêt et respectable alors que notre société est dépassée par ses incapacités à faire face au vieillissement de la population et aux attentions que cela impose ? Si la mort en institution pose question, le débat doit être élargi à la vie en institution car c’est là que commence le bon accompagnement, y compris de la fin de vie. Malheureusement, l es difficultés relationnelles entre tous les acteurs se situent souvent bien avant le décès.

La mort et l’échec de son accompagnement commencent avant l’entrée en institution

18N’a-t-on pas commencé à mourir un peu lorsque, accablé par une perte d’autonomie lourde, on se trouve dans l’obligation, afin de soulager son entourage, ou par manque de moyens, de faire ce « choix contraint » d’une fin de vie en établissement ? Le lieu de notre mort ne nous appartient plus. Est-il normal d’être projeté du jour au lendemain dans un espace réduit au grand maximum à un lit, une commode, une chaise, un fauteuil, entouré de visages méconnus avec lesquels il va falloir se familiariser ? Est-il normal de quitter son lieu de vie, d’être éloigné de ses amis, de devoir accepter une vie en collectivité sans l’avoir vraiment choisie, sous prétexte qu’il n’est plus possible d’être accompagné jusqu’à son dernier souffle dans son chez-soi, repère et cadre de son passé, de son existence, de ses joies, de ses peines, de ses amours ? Mais également repère de toute une existence pour son conjoint, ses enfants, ses petits-enfants, qui peuvent aussi souffrir de nous voir, subitement, projeté dans un lieu collectif où nous allons, quoi qu’on fasse, perdre de notre identité. Nous ne leur appartenons plus, le clan s’est brisé. Un mur s’est intercalé entre la famille et son parent, l’institution. Le deuil commence ici pour la famille.

19Un travail de deuil, consenti ou enfoui au plus profond de soi-même, commence pour le résident comme pour sa famille le jour où on se trouve dans l’obligation de trouver un accueil en établissement, faute de ne plus pouvoir faire face à l’accompagnement d’une situation de perte d’autonomie et de handicap à domicile.

Lorsque l’enfant devient le parent de son parent, un ordre établi dans notre culture est rompu

20Winnicott, pédiatre de formation, psychanalyste pour enfants, affirme qu’il n’y a pas d’enfant tout seul et développe le concept de « mère suffisamment bonne », défini par trois actes nécessaires :

  • le holding, ou portage, désigne la façon de porter l’enfant, plus ou moins serré contre soi ; il a une valeur affective et influe plus tard sur la gestion du risque et de la sécurité de l’enfant ;
  • le handling, la manipulation de l’enfant, la façon d’agir sur lui dans le cadre du soin, comprend de nombreuses sensations tactiles et auditives pour le bébé. On encourage d’ailleurs les parents à masser leur enfant dans un but d’apaisement. Le soin est aussi accompagné de paroles, quoique la pudeur à exhiber le lien affectif le rende difficilement observable ;
  • l’object presenting est la présentation de l’objet. L’enfant préfère des présentations simples d’objets ayant une connotation affective plutôt qu’une culture froide et impersonnelle. La zone de transition est la zone de chevauchement entre ce que l’environnement apporte et ce que l’enfant en fait.

21L’enfant devenu parent de son parent peut-il s’inspirer de ces trois attitudes essentielles ? Quel est le rôle de substitution joué par les professionnels qui vont être majoritairement présents auprès de la personne âgée ? L’intimité du parent avec son enfant peut-elle sans dommage collatéral être la même pour l’enfant à l’égard de son parent ? La question peut également se poser pour un conjoint qui, du jour au lendemain, se trouve confronté à cette nouvelle relation.

22Les travaux de Winnicott offrent un certain nombre d’éléments et de repères qui peuvent s’inscrire dans la relation enfant-parent mais aussi dans la relation professionnel-personne âgée au sein de l’institution. « La gestion du risque et de la sécurité » appartient plus aux professionnels qui sont garants du bon accompagnement à apporter au résident en fonction de sa pathologie et de ses attentes. La manipulation de la personne, la façon d’agir sur elle dans le cadre du soin, le toucher représentent de nombreuses sensations tactiles et auditives, comme pour le bébé.

23L’idée de mère « suffisamment bonne » vient du fait qu’elle ne doit pas l’être trop pour ne pas entraver le désir de l’autre. « L’enfant a déjà à s’occuper de l’angoisse d’abandon, et une mère trop bonne y ajouterait une angoisse d’intrusion ainsi qu’un renforcement de l’angoisse d’abandon. » Peut-on se mettre « dans la peau » de la personne âgée qui s’en va ? Nous n’avons pas été vieux ni connu l’issue inévitable. Quand Winnicott nous dit : « L’enfant doit apprendre à être soi, tout seul, en présence de l’autre », sommes-nous certains que nous laissons cet espace de liberté au parent qui s’en va ? Comment allons-nous vivre une disparition qui nous relie à notre propre fin ? Lorsque l’on est confronté à cet instant de notre vie, et devenu parent de notre parent, on peut trouver de nombreuses résonances dont se nourrir à travers la relation décrite chez Winnicott. Si l’enfant doit apprendre à être soi, tout seul en présence de l’autre, l’enfant devenu parent peut entraver le désir de l’autre et rendre plus difficile la séparation.

24Peut-on bien mourir si l’esprit n’est pas en repos, en quiétude, en harmonie avec ceux qui nous entourent ? Ce passage de la vie à la mort a enfermé des civilisations entières dans des croyances permettant de mieux franchir cet espace qui reste encore aujourd’hui inconnu à l’être vivant. Existe-t-il un bien mourir universel, une méthode qui supprimerait toute angoisse face à l’ignorance et toute douleur pour ceux qui ont aimé et accompagné la personne qui s’en va ?

La mort vécue comme un échec pour l’entourage familial ?

25Le témoignage qui suit décrit des difficultés auxquelles peuvent être confrontées des familles :

26

« Ma belle-mère est décédée le 20 juillet dernier dans un ehpad. Nous avons tenté d’adoucir cette fin de vie mais nous sommes révoltés des manques flagrants de prise en compte des besoins des personnes mais aussi de leurs familles. Tous les discours ne font pas évoluer les situations, bien au contraire. Toutes les démarches entreprises n’ont malheureusement pas permis d’améliorer le sort de ma belle-mère, nous avons eu le sentiment frustrant de parler dans le vide.
Admise en ehpad en juillet 2011, ma belle-mère avait bien accepté ce changement de vie. Lors des entretiens avec la direction ou les soignants, elle nous était décrite comme “une femme ayant une forte personnalité” et souffrant de troubles du comportement. Si les débuts avaient été un peu difficiles, elle avait fini par s’habituer au rythme de l’établissement. Elle nous disait apprécier les animations et les repas, dont elle faisait souvent compliment. Durant la période où elle était partiellement autonome, sa prise en compte était “convenable” même si nous, les membres de la famille, avions un autre regard et faisions des constats négatifs ; mais comme on nous l’a fait savoir, c’est notre regard qui était sans doute exigeant. J’avais fait part des insuffisances : entretien de la chambre à la limite du tolérable, accessibilité très réduite pour une personne souffrant de maladies évolutives très invalidantes : polyarthrite, cancer. Des soins d’hygiène ont été prescrits par le médecin référent mais pas applicables en ehpad. Perte de ses appareils dentaires, perte du linge, etc. Des appareils de chauffage sur 7 avec des fenêtres ouvertes, six épaisseurs de couverture sur le lit. Lit médical abaissé au maximum alors qu’elle ne bougeait plus, le soleil dans les yeux, le son de la tv au plus fort, passage intempestif de résidents.
Après une dernière hospitalisation au chu du 22 mai au 3 juin 2014, elle a vécu jusqu’au 20 juillet une agonie de huit semaines. Des soins palliatifs extérieurs à l’établissement et difficiles à mettre en œuvre, une coordination à géométrie variable en fonction des bonnes volontés et des soignants, et en fonction du nombre d’agents présents en cette période de week-ends prolongés et de vacances… Autant elle semblait ne pas trop souffrir en revenant du chu, autant à son retour en ehpad sa situation s’est très largement dégradée – pas d’aide pour prendre son repas, les compotes ou les gels restent sur son plateau. Elle est déshydratée, la poche de la perfusion est soit vide ou pleine et ne coule pas ou s’écoule dans les draps. La cuisse perfusée semble ne plus pouvoir absorber. Elle ne reçoit pas le soutien que nécessite son état. En phase finale du cancer des os… les consignes des soins palliatifs ne semblent pas données, devant la souffrance de ma belle-mère, j’ai sollicité l’infirmière qui a utilisé la pompe à morphine et a pu la soulager. Le problème de la coordination entre le chu et l’ehpad était évident. Est-ce cela les soins palliatifs ? Finalement, toutes nos demandes ont été relayées plusieurs fois verbalement mais cette agonie de huit semaines est indigne. »

27Comme à l’accoutumée, la famille n’a pas souhaité signer ce document et se faire connaître.

28Cécile Delamarre, clinicienne spécialisée en communication non verbale, m’écrivait récemment : « Je n’en suis même plus au stade d’attirer l’attention sur la valeur de l’humain et de l’humanisme (quoique…) : ici, j’en suis au stade de la simple calculette ! Au stade de simples additions. Rien ne vaut une personne aphasique et “grabataire”, qui ne peut se plaindre de rien et peut être laissée seule dans son coin. »

29Pour conclure, nous sommes face à une vraie question de société, qui malheureusement aujourd’hui n’intéresse qu’un faible pourcentage de nos concitoyens. Le débat est pourtant relativement simple : se donner ou non les moyens d’accompagner dignement nos personnes âgées, y compris en fin de vie, et refuser de les enfermer dans des contraintes essentiellement budgétaires ou pire, assimiler la perte d’autonomie à une valeur marchande.

30Quels seront les choix des politiques et du ministère des Finances ? Les Français sont-ils prêts à s’investir et à se battre pour que des situations inacceptables ne soient plus qu’un mauvais souvenir demain ? Sont-ils prêts à laisser tomber le jeunisme à tout va et à prendre conscience du grand âge, impliquant une fin de vie digne et bien accompagnée ? Le vieillissement de la population, tout le monde en parle, mais que veut-on en faire ? La mort sera toujours le dernier moment de la vie. Faut-il désacraliser ce passage qui doit, lorsque l’on a la chance de vieillir, être un instant de paix intérieure et d’amour ?

31

« Laissez reposer dans la grande paix naturelle cet esprit épuisé,
Battu sans relâche par le Karma et les pensées névrotiques,
Semblables à la fureur implacable des vagues qui déferlent,
Dans l’océan infini du samsara. »
Nyoshül Khenpo

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