Notes
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[*]
Goulven Rose, éducateur spécialisé. goulven.rose@gmail.com
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[1]
J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé. Éthique et pratique, Paris, Dunod, 2004.
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[2]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
-
[3]
J. Rouzel, op. cit.
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[4]
Ibid.
-
[5]
Ibid.
-
[6]
J. Riffault, Vingt questions pour penser le travail social, Paris, Dunod, 2007.
-
[7]
Ibid.
-
[8]
Ibid.
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[9]
Ibid.
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[10]
J.-P. Resweber, Le pari de la transdisciplinarité, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[11]
Ibid.
-
[12]
M. Capul, M. Lemay, De l’éducation spécialisée, Toulouse, érès, 1996.
1« Complexe » est le qualificatif qui correspond à mon expérience de la formation d’éducateur spécialisé. Complexe, car le cœur de nos métiers se base sur l’importance, dans la rencontre, de la dimension subjective. Relation au sujet qui est réinventée lors de chaque acte éducatif, comme l’explique Joseph Rouzel [1]. Cette caractéristique exige que le processus de formation s’« encre » dans un tissu d’expérimentations et de réflexions. Je reviendrai plus tard sur le choix de cet « encrage ».
2En cohérence, le système de formation des travailleurs sociaux se doit d’être à l’image de cette singularité, en proposant une diversité d’approches, de courants de pensée et d’organisations des modes de formation. La structuration du modèle existant constitue une richesse indéniable pour garantir les conditions de former et non de formater. La différence est significative et l’outil de l’écrit vient ici expliciter ma pensée. Dans le premier cas, la personne est actrice de son parcours : elle se forme. Dans le second cas, la personne peut être passive au sein d’un système de formatage : d’autres la formatent.
3La pratique de l’écrit constitue un outil essentiel pour que le futur professionnel étaye sa position d’acteur. Par la mise sur papier de sa parole, « l’action qu’il commence est révélée humainement par le verbe et bien qu’on puisse percevoir son acte dans son apparence physique brute sans accompagnement verbal, l’acte ne prend sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire [2] ». L’éducateur s’identifie alors comme « éduc-acteur ».
4Avec l’écriture, nous devenons « ainsi engagés dans un processus de formation permanente. Formation au sens de mise en forme, de formalisation […]. Donner forme à une pratique, dans le langage écrit, fait apparaître la forme même de cette pratique [3] ». Écrire, lire, relire et réécrire, cela « sert à penser, à produire des idées. C’est d’ailleurs le seul mouvement praticable pour une réelle théorisation [4] ». Ce que J. Rouzel explicite et associe à l’éducateur spécialisé, je l’élargis à l’ensemble des professionnels du travail social : « Il ne s’agit pas, comme le voudraient certains, d’appliquer sur le terrain des théories importées, mais de produire le sens du travail engagé à partir d’un mode d’expression privilégié : l’écriture. C’est le lieu d’une praxis, au sens où l’a défini Jacques Lacan : tout mode de traitement du réel par le symbolique. C’est donc un mouvement permanent de mise en forme [5]. »
5Cette dynamique permet l’élaboration d’une position professionnelle explicite et clarifiée qui éloigne le futur praticien de postures ponctuelles, devenues simples réactions à un contexte. Il nous incombe cependant, professionnels diplômés et formateurs, de rester vigilants à l’évolution du contexte dans lequel se déroule cette dynamique qui articule la pratique et l’écriture.
6Désormais, les instituts de formation sont unis, en ayant regroupé le Groupement national des instituts régionaux du travail social (gni) et l’Association française des organismes de formation et de recherche en travail social (aforts) au sein de l’Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (unaforis). J’ai, lors de ma formation, assisté à la première biennale de cet organisme à l’Institut régional en travail social de Rennes. Les échanges entre formateurs, responsables de formation et partenaires territoriaux furent riches. Ce fut l’occasion pour certains de parler de leurs différences et spécificités. Pour d’autres, ce rassemblement était également le lieu d’indiquer une volonté d’harmonisation des méthodes au-delà des particularités territoriales. Avec ces propos, j’ai perçu le danger de voir s’accentuer une uniformisation des contenus et des méthodologies, et l’avènement de techniciens au détriment des praticiens.
7Cette distinction reflète un écart grandissant entre mon projet professionnel de jeune diplômé (motivé par la clinique) et une volonté politique d’évolution de l’organisation du travail social. Car si techniciens et praticiens possèdent des savoirs communs, ils n’ont ni les mêmes compétences ni les mêmes savoir-faire. Le technicien sait faire face à des situations compliquées. Il étudie le type de situation et il sait faire appel à des protocoles et à des techniques liés aux caractéristiques repérées. Il peut alors résoudre un problème. Il fait pour l’autre. Il travaille l’individualisation de son action. Le praticien, quant à lui, rencontre des situations complexes. Situations dans lesquelles l’analyse contextualisée, le travail in situ l’aideront à adapter des méthodes afin de permettre l’évolution d’une problématique. Il fait avec l’autre. Il pratique la personnalisation de ses interventions. Un flou existe dans l’utilisation des notions de « personnalisation » ou d’« individualisation ». Elles ne sont pourtant pas identiques. Il est possible de réfléchir à un projet « type » que l’institution reproduit pour chacun des individus et qui peut être qualifié d’individualisation ou d’individualisé, par exemple un contrat de séjour. La personnalisation exige de l’institution l’adaptation d’une méthodologie choisie à la problématique et aux besoins de chacune des personnes prises en compte. Les deux démarches ont leur utilité, mais il reste indéniable qu’elles sont très différentes. Elles tendent à mettre en lumière les dangers du développement des métiers de l’accompagnement au détriment des métiers de la relation, dont l’accompagnement est une des composantes au même titre que l’écoute.
8L’évolution de l’organisation du travail social révèle aussi l’écart naissant entre le vocabulaire utilisé sur le terrain et le lexique diffusé dans les centres de formation – lexique qui provient des nouveaux référentiels. Sans venir modifier les savoirs, savoir-faire et savoir-être nécessaires à la pratique d’un métier, de nouvelles notions peuvent apparaître en remplacement d’une autre. La coordination, par exemple, est associée à nombre de compétences qui étaient précédemment liées à la référence. Ces nouvelles notions n’indiquent pas nécessairement l’acquisition par les nouveaux diplômés d’une compétence que leurs aînés n’auraient pas obtenue, car ils l’exercent parfois déjà sur le terrain. Elles viennent, petit à petit, en permettant un décalage des fonctions, modifier l’organisation hiérarchique dans les institutions sociales et médicosociales.
9Dans ce contexte, la nécessaire alternance entre situations d’apprentissage sur le terrain et de théorisation en école demeure indispensable. Cette alternance vient également contraindre les projets de formation. Elle amène chacun à expérimenter mais surtout à s’expérimenter auprès de populations différentes et dans des situations très variées. L’« encrage » des analyses dans les expérimentations individuelles permet, lors des regroupements collectifs, d’étayer ses connaissances. Car « Il n’y a pas de bonne formation qui ne s’articule à un travail de recherche, c’est en cherchant qu’on apprend, et en cherchant ensemble qu’on échange ce que l’on sait certainement, qu’on abandonne ce que l’on croit savoir et que l’on prend conscience de tout ce que l’on ne sait pas [6] ». Sur le terrain, les professionnels tuteurs ont la responsabilité de « désigner aux futurs professionnels le lieu d’une position, celle d’un praticien chercheur, ce qui est tout autre chose que de formater un technicien [7] ».
10Dans la confrontation aux expériences conjuguées des professionnels sur le terrain et en école de formation, l’essentiel cheminement éthique est rendu possible. Ce cheminement indique la séparation entre éthique et morale, différenciant le juste du bien, et entre professionnalisme et amateurisme, permettant « le passage d’une conception autolégitimée, renvoyant à nos seules valeurs de référence, à la recherche d’autres sources de légitimation plus objectivables [8] ». Il garantit la continuité de l’identité professionnelle propre à nos métiers en renforçant notre vigilance à l’égalité, et particulièrement à l’équité. L’avenir de la formation des professionnels du travail social tend vers davantage de liens et de passerelles sur les savoirs communs et la complémentarité des différentes professions. Mais les identités professionnelles de chaque métier, et donc leurs savoir-faire spécifiques, ne doivent-elles pas être clairement identifiées et appréhendées au-delà des référentiels métiers pour que ces rencontres soient durablement utiles ? Car l’enjeu reste de réussir à « contribuer à l’advenir d’un sujet professionnel possédant une identité suffisamment intégrée et clairement définie pour pouvoir s’adapter à de nouvelles donnes sans pour autant se dissoudre, c’est aussi lui permettre ce travail de désintrication, c’est-à-dire tout en lui transmettant les références théoriques et disciplinaires nécessaires à l’étayage rationnel de l’action, initier pour lui une interrogation sur ce qui fonde ces références comme telles [9] ».
11Avec l’utilisation des outils et moyens précédemment cités, il me reste à aborder un élément indispensable à la formation des travailleurs sociaux et à leur exercice futur. Cet élément vient puiser sa richesse dans l’association de l’écriture, de la recherche, de l’échange et de la confrontation d’idées, et relever l’apport de l’alternance. Il s’agit de l’analyse de la pratique. C’est d’ailleurs pour moi par cette analyse que les liens entre les différentes professions devraient débuter. Chacun y trouverait alors le lieu où se rencontrer et le temps durant lequel se comprendre. Cette démarche s’avère productrice, comme l’explique Jean Paul Resweber : d’une part, « d’un renforcement des identités professionnelles retrouvées, par confrontation avec celles des autres, et reconnaissance des complémentarités bien sûr, mais aussi, et surtout peut-être, par la découverte initiée par les autres de nouvelles possibilités d’intervention débordant le cadre strict d’une fonction préétablie et l’enrichissant dès lors qu’on s’y sent autorisé, soutenu, et contrôlé, sans que cela signifie pour autant emprunter des habits qui ne sont pas les siens [10] » ; d’autre part, « d’une culture commune, en construction à partir de questions communes formulées dans la langue commune. Dès lors que de telles questions ont pu se formuler, que les différents participants ont pu les partager, les élaborer, et finalement se reconnaître dans ces formulations, un lieu commun était trouvé, dans lequel des réponses communes pouvaient se chercher, mettant en synergie les savoirs expérientiels ou disciplinaires de chacun [11] ».
12Forts de l’exercice de ces différents outils et moyens, les futurs professionnels acquièrent une meilleure compréhension de la riche et longue histoire du travail social. Il est important que la formation leur permette d’intégrer cette histoire en précisant pour « qui » ils interviennent et « pour quoi » ils le font. Ils élaborent ainsi leur réponse à la question : quel professionnel suis-je ? « Moins il répondra clairement à la question “qui suis-je ?”, plus les tensions risquent d’apparaître entre les praticiens, qui se définissent alors surtout par le refus de l’autre plus que par l’acceptation des limites de leur propre approche [12]. »
13J’ai essayé ici, avec l’aide de quelques références, d’expliciter ma vision de ce qui est et demeure essentiel à la formation des travailleurs sociaux. J’interroge ainsi une de mes convictions : le travail social ne s’appuie-t-il pas sur des professionnels issus d’un système de formation qui répond, comme l’a dit Albert Jacquard, à l’intention suivante : « Il ne s’agit pas de fabriquer des hommes tous conformes à un modèle, ayant tous appris les mêmes réponses, mais des personnes capables de formuler de nouvelles questions » ?
Mots-clés éditeurs : langage, écriture, praticien, analyse, éthique
Date de mise en ligne : 25/09/2014
https://doi.org/10.3917/empa.095.0056Notes
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[*]
Goulven Rose, éducateur spécialisé. goulven.rose@gmail.com
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[1]
J. Rouzel, Le travail d’éducateur spécialisé. Éthique et pratique, Paris, Dunod, 2004.
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[2]
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
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[3]
J. Rouzel, op. cit.
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[4]
Ibid.
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[5]
Ibid.
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[6]
J. Riffault, Vingt questions pour penser le travail social, Paris, Dunod, 2007.
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[7]
Ibid.
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[8]
Ibid.
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[9]
Ibid.
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[10]
J.-P. Resweber, Le pari de la transdisciplinarité, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[11]
Ibid.
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[12]
M. Capul, M. Lemay, De l’éducation spécialisée, Toulouse, érès, 1996.