Notes
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[1]
A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1re édition 1951.
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[2]
« Le diplôme d’État d’ingénierie sociale atteste des compétences nécessaires pour exercer des fonctions d’expertise, de conseil, de conception, de développement et d’évaluation appliquées aux domaines des politiques sociales et de l’intervention sociale », décret n° 2006-770 du 30 juin 2006 relatif au diplôme d’État d’ingénierie sociale.
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[3]
Le terme de concomitance mériterait à lui seul un développement tant il recouvre des réalités hétérogènes les unes aux autres du point de vue des liens qui se nouent entre organismes de formation professionnels et universités.
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[4]
La « réingénierie » des diplômes de travail social s’est effectuée sous l’égide de la Commission professionnelle consultative entre 2002 et 2009, nous rappelle le cabinet Geste qui rédige une « note de synthèse et de préconisations » en novembre 2013. On retrouve dans cette note la définition de ce barbarisme que constitue le terme de « réingénierie » : « La rédaction de référentiels de certification et de formation à partir d’un référentiel d’activités et de compétences avec maintien de l’architecture d’ensemble et une forte liaison entre un diplôme donné et l’emploi “générique” auquel il conduit » … ainsi que le fait d’« approfondir le principe de l’alternance intégrative » et enfin la modification des « … nombre(s) et la répartition des heures de formation, les durées des stages, le nombre et la nature des épreuves de certification » …
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[5]
On peut consulter quelques-uns des travaux des personnes qui le constituent sur le site suivant : http://www.les-seminaires.eu/les-fabriques-desociologie-93/. Je profite de cette note pour remercier chacune et chacun des participants à ces séminaires (je ne peux les citer tous) pour leur patience et pour le travail qui se mène avec constance depuis plusieurs années auprès d’eux.
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[6]
R. Castel, La montée des incertitudes. Travail, protection, statut de l’individu, Paris, Le Seuil, 2009.
-
[7]
Voir, par exemple, le reportage très exigeant du point de vue de l’implication de la journaliste qui se met dans la peau d’une demandeuse d’emploi, divorcée, sans qualification, d’une quarantaine d’années, dans la région de Caen : F. Aubenas, Le quai de Ouistreham, Paris, L’Olivier, 2010.
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[8]
R. Castel, op. cit.
-
[9]
Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale, créée en décembre 2008.
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[10]
On peut penser à une forme de pilotage de la formation qui ne dit pas encore son nom, mais qui s’installe dans le paysage : ce qui ressortit à des questions relevant de l’insertion professionnelle, de la formation professionnelle (initiale et continue) se met donc en place avec une gestion dont on peut craindre qu’elle prenne des allures purement managériales, bardée qu’elle se fait d’indicateurs statistiques ou qualitatifs que les établissements se donnent pour répondre aux cahiers des charges imposés … ce qui se nomme servitude volontaire.
-
[11]
Les bonnes pratiques s’imposent de facto, comme normes d’évidence, normes tout autant de pratiques et quasi-normes juridiques, normes encadrées par La Haute Autorité de santé et l’Agence nationale de l’évaluation en particulier.
-
[12]
Les formations de niveau 3 qui correspondent aux professions sociales historiques (éducateurs spécialisés, assistants des services sociaux, éducateurs de jeunes enfants) sont tenues de se mettre au format ects (European Credit Transfert System) : l’ects est un système européen de transfert de crédits pour des étudiants européens, basé sur la charge de travail étudiant exigée pour réaliser les objectifs d’un programme – objectifs indiqués en termes de résultats d’études et des compétences à acquérir. L’ects a démarré en 1989, dans le cadre du programme Erasmus, et fait partie maintenant du programme Socrates. Soixante crédits représentent le volume de travail d’une année d’études. Il s’agit d’un système d’accumulation et de transformation de crédits de formation, soit une manière de comparer les systèmes d’étude des dispositifs de formation en Europe.
-
[13]
Le projet de loi sur la formation professionnelle est un des chantiers sociaux du quinquennat Hollande. Le lien avec la formation initiale (c’est-à-dire le niveau des diplômes) est établi puisque le diplôme contribue grandement à déterminer les parcours et à protéger contre le chômage ; mais la formation continue présente des effets plus beaucoup plus complexes et surtout beaucoup plus délicats à appréhender sur les chances d’accès ou de retour à l’emploi. On peut en l’état se demander si la formation tout au long de la vie ne reste pas un slogan ou un vœu plus qu’une réalité !
-
[14]
Sur l’ensemble des points que j’évoque, voir : B. Ravon, J. Ion (1984), Les travailleurs sociaux, Paris, La Découverte, 8e éd., 2012.
-
[15]
Pour une lecture critique de ce type d’orientations, cf. D. Hameline, Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue, Paris, esf, 1979.
-
[16]
I. Stengers, Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, suivi de Le poulpe du doctorat, Paris, La Découverte, 2012.
-
[17]
F. Dhume, « Sous le partenariat, les rapports de pouvoir. La réussite éducative de tous et l’échec scolaire de certains », Diversité Ville-École-Intégration, n° 172, 2013, p. 73-81.
-
[18]
De nombreux textes ont été rédigés depuis celui princeps de A. Marchand, jusqu’à ceux de P. Nicolas-Le Strat et enfin de O. Noël. Je n’en fais pas la recension ici. On peut les retrouver soit sur le site de l’iscra (http://www.iscra.org/page_66.php), soit sur celui de P. Nicolas-Le Strat (www.le-commun.fr).
-
[19]
M. Uhalde, « L’instrumentalisation de la sociologie en situation d’intervention : analyse critique d’une notion ordinaire », Sociologies pratiques, n° 16, 1-2008.
-
[20]
Ibid.
« Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve quotidienne qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes [1]. »
1Je partirai, pour ce texte, tout simplement de ce à quoi je suis confronté, de manière incomplète et maladroite, de manière subjective, à partir des implications dans mon propre travail. Il sera question ici de la réingénierie des diplômes de formation du travail social et de ce que j’en pense au regard, d’un côté, des convictions qui m’animent depuis ma place de responsable d’un deis (diplôme d’État d’ingénierie sociale), de l’autre, de ce que je crois saisir des contradictions autour des enjeux actuels de la formation des travailleurs sociaux.
2On l’aura compris, mon propos est celui d’un formateur engagé dans les diplômes en travail social. Je connais de manière familière les réflexions portant en particulier sur le diplôme d’État d’ingénierie sociale [2]. Je m’inscris de ce point de vue dans une triple expérience de travail et de réflexions. Celle de responsable de formation du diplôme du deis qui se mène en concomitance avec l’université [3], celle de formateur et celle d’enseignant ayant un parcours dans maints dispositifs de formation d’adultes, formation initiale d’enseignants, formation de travailleurs sociaux, formation à l’université également, cela sur tous les niveaux desdites formations ; enfin, je suis positionné comme chercheur et m’appuie pour ce faire sur des approches cliniques et sociales.
3Ce sont les réactions de colère et d’indignation que j’ai pu faire entendre qui m’ont valu d’être sollicité par les rédacteurs de la revue et qui composent le point de départ de ces lignes : une politique qui ne se dit pas, qui gère les à-coups de l’actualité, sans réflexions critiques socialisées, collectivement débattues, relève pour moi de cette imposture qui constitue le titre de ces quelques lignes. La réingénierie de diplômes (dont le deis), posée sur le mode de l’évidence, n’est jamais ni mise en perspectives historique, sociale, politique, ni questionnée sur ce qui préside à sa mise en avant dans des termes portant sur les contenus, les postures professionnelles attendues, les orientations au regard des questions sociales et au regard des nécessités des terrains ou des univers professionnels ; surdité des directions à la complexité des questions en perspectives ; mise en avant d’un rapport portant sur les formations en travail social et qui ne retrace pas, à mon sens, le travail fait par les acteurs et les responsables de la formation [4] ; approches de la formation centrées sur le court terme, voire sur des logiques où les aspects gestionnaires prennent le pas sur toute autre considération (nombre de personnes qui entrent en formation, ratio d’encadrement, qui, par exemple, font retirer, dans certaines formations, des heures de face à face en cours d’année) ; vision à court terme et excitations mobilisatrices permanentes (agitations professionnelles constantes, frénésie, prises de décision hâtives sans concertation véritable, etc.) ; et fin du fin, anti-intellectualisme massif, caractérisé et, pour le dire tout net, proprement insupportable : rapport ambivalent à l’université (qui n’est pourtant pas nécessairement en bel état), relations à la recherche et aux savoirs tendues, ambiguës, suspicieuses. J’en oublie très certainement : le travail de la pensée, s’il se mène, ne prend pas le temps de s’installer avec les protagonistes qui font l’activité même de la formation, ni avec les responsables de formation, les liens avec les secteurs professionnels, les étudiants eux-mêmes. Le travail de mise en œuvre des réingénieries (je fais mienne momentanément cette déclinaison technologique d’une réorganisation des contours de la formation) se mène ailleurs qu’avec les personnels directement impliqués ou ceux concernés.
4La colère peut néanmoins être très mauvaise conseillère, en dépit du fait que je me sois placé en exergue sous l’autorité de Camus ! Je ne saurais en conséquence totalement m’en remettre à cet état affectif pour argumenter ce qui suit. Aussi je m’appuie sur deux éléments qui me permettent de la mettre quelque peu à distance (sans perdre son principe actif) : d’une part, je prends régulièrement des notes dans un carnet de bord que j’alimente et dont j’échange certaines observations avec des collègues qui partagent et croisent sans forme de complaisance leurs regards critiques avec les miens. D’autre part, j’ai l’occasion de travailler dans le cadre du séminaire des Fabriques de sociologie [5] les arguments que je présente ici et qui peuvent être débattus de manière contradictoire. Enfin, je revendique le caractère partiel et partial de mon propos, qui m’inscrit comme observateur et tout autant comme acteur impliqué, avec le risque de l’erreur d’appréciation car je ne dispose pas de tous les éléments propres à une vision exhaustive des situations dont je pense pouvoir rendre compte.
Contextes des questionnements !
5En premier lieu, la situation sociale sur laquelle les travailleurs sociaux interviennent est une situation instable, dans laquelle les laissés-pour-compte de la croissance sont désormais les exclus d’une société dont la caractéristique est de devenir de plus en plus inégalitaire.
6On peut dire avec R. Castel [6] que l’État social, qui garantissait jusqu’à présent les droits sociaux, qui protégeait les individus en tant que membres de collectifs, se défait progressivement sous nos yeux. Le chômage de masse, la précarisation des relations au travail, le décrochage des assurances collectives, les situations de travail de plus en plus particulières et précaires [7] défont les droits sociaux dont la vocation était universaliste. Le renvoi des individus à leurs particularités propres, à leurs trajectoires, à leurs ressources devient la norme. C’est ainsi que l’activation des usagers, la demande qu’ils se mobilisent s’imposent dorénavant comme des mots d’ordre. Or, les personnes sur qui portent les actions sociales sont de plus en plus en tension avec les questions de leur propre accrochage social (on parle de maintien des liens sociaux), avec le travail qui se raréfie, avec les retombées multiples de ce qu’on désigne d’un terme générique, et quelque peu usé dans son usage sémantique, de crise. Les personnes avec qui les travailleurs sociaux traitent « payent durement le fait d’être incapables de se tirer d’affaire par elles-mêmes », elles constituent des individus par défaut [8].
7En second lieu, les dernières années voient se modifier grandement les formats de la formation, leurs attendus, leurs contours. En effet, les règles de formation sont édictées à l’échelle européenne, la formation est passée sous le règne du registre des compétences, en adoptant une logique selon laquelle ce sont les compétences davantage que les qualifications qui l’emportent, le métier plus que la profession qui s’installe dans le paysage de la formation. Il faut dans le même temps établir, sur la scène de la formation : que l’Unaforis [9] fédère les anciennes écoles, que des procédures qualité (certifications régionales) s’installent, à la demande des Conseils régionaux, lesquels progressivement sont amenés à contrôler les établissements de formation [10] ; que l’évaluation devient l’idéologie d’une normalisation silencieuse et sans débats [11], que les projets se développent autant dans les organismes de formation que dans le secteur social et mettent en tension en permanence les formateurs sur la brèche ; que la recherche et sa mise en place relèvent de perspectives particulièrement floues alors même qu’elles sont au principe affiché des Hautes Écoles professionnelles en action sanitaire et sociale (Hepass). Par ailleurs, la formation doit se décliner sous l’égide des formations universitaires, sans en obtenir les qualifications [12], et la formation professionnelle est en train de se redessiner, là encore avec des prémisses qui tendent à accentuer l’individualisation des parcours (un portage individuel du financement dans le cadre de la création du compte personnel de formation). Ce dernier point renforce une idéologie prégnante d’un sujet autonome, affranchi de toutes les contraintes de dispositifs, de tous les déterminismes sociaux [13], œuvrant à sa propre promotion sur le marché de l’emploi.
8Nous conviendrons assez facilement que les contextes qui sont ceux dans lesquels les travailleurs sociaux sont mobilisés professionnellement aujourd’hui ont grandement évolué depuis quelques décennies. Je ne distingue pas ici les niveaux de formation variés, les « disjonctions entre les titres professionnels et les postes de travail », ni les personnes qui interviennent sur le « front » ou celles « de l’arrière », je ne précise pas les différences entre « métiers » et « professions », ni davantage l’émergence progressive du vocable d’intervenant social en lieu et place de travailleur social [14]. Ces questions viennent heurter de plein fouet ce qui est attendu (par les étudiants, mais aussi par les secteurs professionnels et les personnes bénéficiant du travail des intervenants sociaux) des formations et de leur mise en œuvre. Ce qui me préoccupe ici, ce sont plutôt les modifications apportées à ces métiers relationnels, métiers de la parole, métiers de l’intermédiaire, du fait des modifications sociales contemporaines.
9L’ensemble de ces modifications me semble en effet devoir encore être appréhendé comme tel par les lieux de formation que je peux connaître. Je pense en particulier aux liens avec les secteurs professionnels qui sont à la fois marqués par une manière de distance et par une absence d’élaboration des attentes mutuelles, au risque même de méconnaissance, d’incompréhension ou d’ignorance réciproque. Les modifications sociales que je viens de mentionner transforment radicalement le contexte de l’exercice professionnel et, sans nul doute, le sens même des métiers du social. C’est ce que je voudrais souligner et aborder maintenant par l’entrée de l’opposition entre théories et pratiques, opposition persistante, opposition incroyablement tenace, qu’on pensait surannée et qui pourtant nourrit les rapports de défiance entre professionnels selon leurs horizons d’appartenance. Il me semble que cette opposition s’actualise aujourd’hui dans les figures que prend le terrain et dans la manière dont la recherche, emblème des futures hautes écoles (Hepass), cherche à se constituer. Je choisis, dans le cadre de cet article, de ne traiter que de la question du terrain, laissant pour d’autres réflexions les questions de recherche.
Petit cadastre pour baliser les terrains de la formation
10Une terminologie technologique plus ou moins nouvelle s’amoncelle depuis quelque temps pour désigner ce qui touche aux domaines de la formation. Cet amphigouri noie, derrière des termes semi-savants, les montages des formations, leurs caractéristiques propres ou leur cohérence, leurs reformulations. Les enjeux de formation ne sont pas appréhendés de manière concertée par les équipes en charge de les mettre en œuvre, et même le souci de clarification de la part de ceux qui mettent en musique ces réingénieries (barbarisme récent, comme je l’indique plus haut) reste sans écho, n’est pas élaboré. Mais ces équipes savent-elles elles-mêmes de quoi la réingénierie est le nom ? Ces sabirs sont connus et entendus, repris maintes fois, alors que les enjeux de leur circulation, de leur diffusion, de leur utilisation ne sont pas débattus. On parle ainsi (mais qui parle ainsi ?) de compétences, de réingénierie, de référentiels (de tous ordres), de terrain de stage et de leur contractualisation entre les instituts de formation et les lieux de stage (ceci est valable pour tous les niveaux de formation dans le travail social), d’alternance intégrative – j’en omets sans nul doute.
11Personne ne niera, bien entendu, l’intérêt à disposer d’un vocabulaire permettant de désigner telle ou telle caractéristique des formations. Mais même le mot « formation », dans sa polysémie, sa complexité, semble perdre de ses caractéristiques quelque peu oniriques, émancipatrices, voire utopistes. J’ose ce dernier mot, il est devenu totalement désuet ou même incongru aujourd’hui, comme passé de mode. Les formations endossent les habits de la gestion : le ratio heures d’enseignement et les heures conséquentes, jamais réellement comptabilisées, consacrées aux tâches disons périphériques dans les organismes de formation. Une forme d’utilitarisme marchand s’installe : le mot « formation » perd en significations ce qu’il reprend en découpages prétendument utilitaires. Des compétences hermétiques ou étanches les unes aux autres sont souvent formulées dans les termes mêmes d’une pédagogie par objectifs désuète en ses énoncés [15], référée à des formulations qui relèvent des approches comportementalistes des acquisitions en formation. Celles-ci sont considérées comme se construisant par emboîtements et additions successives, en accord avec les employeurs ou avec les sites qualifiants, etc. Les significations plurielles de la formation sont comme interdites et je formule l’hypothèse que, collectivement, les formateurs n’accèdent plus en rien aux enjeux politiques, sociaux, publics, au sens même qu’on peut tenter de trouver aux formations. Une bureaucratie de l’ingénierie, aveugle de ses propres productions et de ses principes, fonctionne en s’alimentant de techniques et de mots d’emprunts variés dont la seule ambition est que « ça marche », en se souciant de ne surtout rien savoir d’autre. Une professionnalité est ainsi promue, sans horizon que celui inéluctable d’une adaptation éperdue aux terrains professionnels. Ce qu’il y faut d’intelligence collective et délibérative disparaît sous les référentiels, les bonnes pratiques et les normes qui encadrent le travail à venir.
12Mon intention à souligner cela consiste à ne pas rester inerte devant cette abondance lexicale très faiblement, voire pas du tout définie, qui désoriente le travail des formateurs, opacifie les enjeux des formations. Je souhaite ainsi souligner le caractère inachevé, partial, partiel, voire intéressé (au sens de conflits d’intérêts) des décisions qui concernent la formation. Je revendique, avec Isabelle Stengers, le fait de « cultiver une déloyauté envers ceux qui nous gouvernent [16] », à quelque niveau que ce soit, en lieu et place de l’impuissance et de l’absence de choix qui règnent sur la définition possible de la formation et de ses enjeux.
13Le terrain, puisque terrain il y a, est l’objet d’un engouement, d’un intérêt certain de la part des étudiants (à quelque niveau de formation qu’on se trouve), comme s’il s’imposait d’évidence à la fois comme moyen (d’apprendre, de se former) et comme but ou terme ultime des formations professionnelles. Il faut s’adapter au terrain, diton, sans travailler, là encore, le sens même du mot d’« adaptation ». Je dirais, de manière ramassée, que la réalité des terrains est l’objet de constructions sociales, c’est-à-dire de formalisations, de manières de penser et de manières de faire, de savoirs divers et conflictuels. Le terrain n’est pas un, n’est pas unique. Ce sont les langages et les savoirs qui portent sur lui qui en façonnent les contours et c’est le langage qui permet de l’atteindre, de le cerner, d’en rendre compte. Je plaide pour l’idée, simple somme toute, que les réflexions qui peuvent porter sur le terrain et sur les actions qui s’y mènent sont nécessairement postérieures à celles-là (pour le dire en termes désuets, les théories sont postérieures aux actions). La construction des professionnalités des différents intervenants sociaux ne peut se faire qu’au travers de constructions à la fois sémantiques et d’actions, conçues comme épreuves (dans tous les sens du terme) pour tous (formateurs et formés) et entendues comme réappropriation collective des cadres d’interprétation portant sur le travail et sur la formation. Les invocations rituelles à l’alternance comme moyen de formation pourraient ici prendre un sens construit.
Quelques lignes d’orientations bien rapides
14Mon parti pris est lapidaire. Il faut que j’en assume les contours tracés bien trop rapidement. Je donnerai quelques lignes d’orientations de sorte que mon propos ne relève pas de l’incantation ou de la dénonciation.
15Il me semble que la formation des travailleurs sociaux procède d’un double processus d’accréditation qui se fait à la fois avec le secteur professionnel et les lieux de formation (dont l’université, qui vise de plus en plus les formations professionnalisantes). Cette accréditation se fait à partir du moment où les associations, organisations, institutions acceptent de voir des étudiants travailler en leur sein pour mener à bien leur travail de formation (en alternance donc), dans laquelle la recherche a quelquefois sa place (je pense expressément aux travaux des étudiants du deis). Cette double accréditation est de nature politique et engage une reconnaissance mutuelle pour des travaux de réflexion portant aussi bien sur la formation, les terrains, que sur la recherche. Elle signe un désir de coopérer qui peut prendre des formes elles-mêmes différentes selon les lieux, les agents sociaux concernés, les implications des uns et des autres. Bien entendu, il ne s’agit pas d’idéaliser ou de déifier cette nature de coopération : elle laisse la place à des processus conflictuels, de domination, d’intimidation, de légitimation des savoirs par des formes d’efficacité en débat, etc. [17]. Mais elle peut se mener dans ce contexte d’intermédiation que mes collègues travaillent à Montpellier [18]. Il s’agit de créer une interface et de tenter de repérer ce qui est commun aux organismes de formation et aux secteurs professionnels, tout en faisant en sorte que chacun garde ses prérogatives propres. Il s’agit de travailler à des formes d’expertise façonnées dans les champs sociaux et leurs contours protéiformes. Ainsi, se frotter régulièrement aux questions en provenance du monde social participe de la construction à la fois de professionnalités inédites (dont je laisse la définition de côté pour le moment) et d’une définition de l’usage des sciences sociales et des savoirs qui les constituent. L’intermédiation est ici une notion permettant d’entrevoir la perspective d’une alliance autour des savoirs et des pratiques qui se pensent ensemble, perspective qui pense la coproduction de ces savoirs, et de leurs réceptions (qui les réceptionne, comment et par qui cette réception permet-elle une reprise ?).
16Je plaide en conséquence pour une médiation contributive et critique [19] pour l’élaboration des formations : la mise en confrontation d’acteurs dépositaires de représentations et d’enjeux différents dans l’espace de l’intervention revient à activer leurs rapports politiques. Dans cette conception, le travail mené conjointement à la fois par ce que j’ai appelé les terrains et par les organismes en charge de la formation (universités comprises encore une fois) devient un instrument de politisation de la situation sociale que la formation prend en compte. Une conception activatrice des sciences sociales peut naître de ces croisements. Au plan de l’apprentissage collectif, les savoirs des sciences sociales sont ici moins conçus dans leurs dimensions strictement scientifiques ou académiques (qualité de la connaissance) que comme un objet particulièrement pertinent, voire puissant, de création de lien social [20] et de repolitisation des questions de formation.
17La promesse d’une émancipation sociale par la formation s’apparente aujourd’hui à un horizon sans perspective, à une utopie dépassée, déclassée, abandonnée aux profits de propos ultra normatifs et d’adaptations, toujours plus exigeants et toujours moins précis en leurs finalités : pour quoi (en deux mots) s’adapter, pour quelles finalités dernières ? Les idéaux de justice sociale sont comme liquidés. Le travail est à élaborer collectivement pour les replacer en perspective, sans omettre le postulat selon lequel les actions humaines ne sont pas séparables des analyses de ces mêmes actions. Cet oubli obère grandement les réflexions actuelles portant sur la mise en œuvre des différentes formations. À perdre le sens des mots, on en perd le monde commun et le risque est de perdre ses repères. Les mots sont utiles à comprendre, à expliquer, à établir du sens ou des valeurs partagées !
Mots-clés éditeurs : terrain, alternance, réingénierie des formations, alliance des savoirs et des pratiques, intermédiation sociale
Date de mise en ligne : 25/09/2014.
https://doi.org/10.3917/empa.095.0021Notes
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A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1re édition 1951.
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« Le diplôme d’État d’ingénierie sociale atteste des compétences nécessaires pour exercer des fonctions d’expertise, de conseil, de conception, de développement et d’évaluation appliquées aux domaines des politiques sociales et de l’intervention sociale », décret n° 2006-770 du 30 juin 2006 relatif au diplôme d’État d’ingénierie sociale.
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Le terme de concomitance mériterait à lui seul un développement tant il recouvre des réalités hétérogènes les unes aux autres du point de vue des liens qui se nouent entre organismes de formation professionnels et universités.
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La « réingénierie » des diplômes de travail social s’est effectuée sous l’égide de la Commission professionnelle consultative entre 2002 et 2009, nous rappelle le cabinet Geste qui rédige une « note de synthèse et de préconisations » en novembre 2013. On retrouve dans cette note la définition de ce barbarisme que constitue le terme de « réingénierie » : « La rédaction de référentiels de certification et de formation à partir d’un référentiel d’activités et de compétences avec maintien de l’architecture d’ensemble et une forte liaison entre un diplôme donné et l’emploi “générique” auquel il conduit » … ainsi que le fait d’« approfondir le principe de l’alternance intégrative » et enfin la modification des « … nombre(s) et la répartition des heures de formation, les durées des stages, le nombre et la nature des épreuves de certification » …
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On peut consulter quelques-uns des travaux des personnes qui le constituent sur le site suivant : http://www.les-seminaires.eu/les-fabriques-desociologie-93/. Je profite de cette note pour remercier chacune et chacun des participants à ces séminaires (je ne peux les citer tous) pour leur patience et pour le travail qui se mène avec constance depuis plusieurs années auprès d’eux.
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R. Castel, La montée des incertitudes. Travail, protection, statut de l’individu, Paris, Le Seuil, 2009.
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Voir, par exemple, le reportage très exigeant du point de vue de l’implication de la journaliste qui se met dans la peau d’une demandeuse d’emploi, divorcée, sans qualification, d’une quarantaine d’années, dans la région de Caen : F. Aubenas, Le quai de Ouistreham, Paris, L’Olivier, 2010.
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R. Castel, op. cit.
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Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale, créée en décembre 2008.
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[10]
On peut penser à une forme de pilotage de la formation qui ne dit pas encore son nom, mais qui s’installe dans le paysage : ce qui ressortit à des questions relevant de l’insertion professionnelle, de la formation professionnelle (initiale et continue) se met donc en place avec une gestion dont on peut craindre qu’elle prenne des allures purement managériales, bardée qu’elle se fait d’indicateurs statistiques ou qualitatifs que les établissements se donnent pour répondre aux cahiers des charges imposés … ce qui se nomme servitude volontaire.
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[11]
Les bonnes pratiques s’imposent de facto, comme normes d’évidence, normes tout autant de pratiques et quasi-normes juridiques, normes encadrées par La Haute Autorité de santé et l’Agence nationale de l’évaluation en particulier.
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[12]
Les formations de niveau 3 qui correspondent aux professions sociales historiques (éducateurs spécialisés, assistants des services sociaux, éducateurs de jeunes enfants) sont tenues de se mettre au format ects (European Credit Transfert System) : l’ects est un système européen de transfert de crédits pour des étudiants européens, basé sur la charge de travail étudiant exigée pour réaliser les objectifs d’un programme – objectifs indiqués en termes de résultats d’études et des compétences à acquérir. L’ects a démarré en 1989, dans le cadre du programme Erasmus, et fait partie maintenant du programme Socrates. Soixante crédits représentent le volume de travail d’une année d’études. Il s’agit d’un système d’accumulation et de transformation de crédits de formation, soit une manière de comparer les systèmes d’étude des dispositifs de formation en Europe.
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[13]
Le projet de loi sur la formation professionnelle est un des chantiers sociaux du quinquennat Hollande. Le lien avec la formation initiale (c’est-à-dire le niveau des diplômes) est établi puisque le diplôme contribue grandement à déterminer les parcours et à protéger contre le chômage ; mais la formation continue présente des effets plus beaucoup plus complexes et surtout beaucoup plus délicats à appréhender sur les chances d’accès ou de retour à l’emploi. On peut en l’état se demander si la formation tout au long de la vie ne reste pas un slogan ou un vœu plus qu’une réalité !
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[14]
Sur l’ensemble des points que j’évoque, voir : B. Ravon, J. Ion (1984), Les travailleurs sociaux, Paris, La Découverte, 8e éd., 2012.
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[15]
Pour une lecture critique de ce type d’orientations, cf. D. Hameline, Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue, Paris, esf, 1979.
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[16]
I. Stengers, Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, suivi de Le poulpe du doctorat, Paris, La Découverte, 2012.
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[17]
F. Dhume, « Sous le partenariat, les rapports de pouvoir. La réussite éducative de tous et l’échec scolaire de certains », Diversité Ville-École-Intégration, n° 172, 2013, p. 73-81.
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[18]
De nombreux textes ont été rédigés depuis celui princeps de A. Marchand, jusqu’à ceux de P. Nicolas-Le Strat et enfin de O. Noël. Je n’en fais pas la recension ici. On peut les retrouver soit sur le site de l’iscra (http://www.iscra.org/page_66.php), soit sur celui de P. Nicolas-Le Strat (www.le-commun.fr).
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[19]
M. Uhalde, « L’instrumentalisation de la sociologie en situation d’intervention : analyse critique d’une notion ordinaire », Sociologies pratiques, n° 16, 1-2008.
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Ibid.