Empan 2014/1 n° 93

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Article de revue

Rugby et corrida : unité géographique et parenté de signification

Pages 150 à 157

1Cela peut paraître un mystère, mais c’est ainsi : deux activités, le rugby et la corrida, en apparence si différentes, ont un lien géographique, car il suffit de consulter une carte pour être saisi par la communauté de lieux où « ça se passe ». Comment la culture hispanique peut-elle ainsi côtoyer la culture anglaise ? Il s’agit là d’une singularité française, puisque ce n’est pas faire offense à nos voisins et amis espagnols que de considérer qu’ils n’ont du rugby, cantonné aux milieux universitaires, qu’une vague idée exotique et que, de la même façon, nos presque autant voisins et tout autant amis anglais ne connaissent de la corrida que ce que les médias en colportent. En Amérique du Sud, autre continent de rugby et de corrida, il faut souligner que les pays de rugby (Argentine et Uruguay) n’organisent pas de corridas et que ceux qui sont organisateurs de corridas ne s’occupent pas de rugby (Venezuela, Pérou, Colombie, Mexique ou Équateur). C’est donc bien une particularité française que de faire cohabiter ces deux activités.

2Il y a actuellement, en France, trente équipes professionnelles de rugby et une cinquantaine d’arènes qui organisent régulièrement des corridas formelles, sans parler de courses landaises ou de courses camarguaises.

3Les équipes de rugby sont réparties pour 25 % en Aquitaine, un peu moins de 20 % en Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon, pour un total de deux tiers dans le grand Sud.

4S’agissant des arènes en activité, elles se trouvent en totalité dans le Sud, pour des raisons culturelles mais aussi légales, avec une forte proportion en Aquitaine, en Languedoc-Roussillon et également en paca. Quant aux élevages de taureaux, ils se situent pour la plupart autour de la Camargue, avec quelques élevages dans le Sud-Ouest. Il s’agit donc non seulement d’une particularité française mais bien d’une particularité du Sud de la France.

5Le public est également souvent commun, beaucoup d’« aficionados » se recrutant parmi les connaisseurs du ballon ovale et inversement, pourrait-on dire, si le public de la corrida n’était sensiblement plus réduit que celui du rugby.

6Quel est donc ce lien entre ces deux pratiques ? L’une strictement sportive avec un vainqueur et un vaincu, des classements, un championnat de France, une Coupe d’Europe, etc., et l’autre qui, faut-il le rappeler, n’est pas un sport, mais un rite dont l’objet est de mettre à mort en public un taureau – car il s’agit bien de cela et non pas, comme on l’entend quelquefois, d’un combat entre un homme et un taureau où l’intelligence de l’homme triompherait sur la brutalité de l’animal, où le vainqueur de ce duel serait l’Homme et le vaincu la Bête. Il est clair que l’homme doit vivre et le taureau mourir à la fin, à la manière d’un héros puisque le héros c’est bien lui, l’homme ne devenant à son tour un héros que lorsqu’il aura su mettre en valeur les qualités du taureau, qu’il lui aura permis de se révéler et d’exprimer pleinement ce pour quoi il est venu à la vie, parce que, comme le souligne un éleveur, les taureaux naissent pour mourir dans l’arène. Leur existence même tient à celle de la corrida, qui n’est pas une compétition sportive dont l’issue devrait demeurer incertaine. L’issue est ici prévue à l’avance et il peut arriver que l’homme meure, mais c’est alors un accident, ou que le taureau soit gracié parce qu’il a été particulièrement brave. Comme on dit en Espagne, on lui « pardonne la vie », c’est-à-dire on lui pardonne d’avoir voulu tuer l’homme parce qu’il l’a fait en toute loyauté (au sens humain du terme), mais cette pratique, pour lui garder du sens, doit rester exceptionnelle.

Historique

7Les origines de la corrida sont floues. Les premiers écrits concernant cette pratique semblent remonter au début du xviie siècle, mais la forme actuelle, dite formelle, remonte environ à la fin du xixe siècle. Depuis, l’évolution a été très limitée, le milieu étant très conservateur de la tradition, jusque dans les habits du torero, « l’habit de lumière » qui n’a guère évolué au cours des années. Le seul élément important étant l’introduction d’une protection pour les chevaux, appelée « caparaçon », rendue obligatoire en 1928 pour éviter les blessures ou la mort du cheval lorsque celui-ci est en piste.

8Pour le rugby, les choses peuvent sembler plus claires puisqu’il est de bon ton de faire remonter la pratique de ce sport à une partie de football qui se déroulait à Rugby, petite ville mais grande université anglaise, en 1823, et où un joueur, nommé William Webb Ellis, s’est emparé de la balle avec les mains posant là l’acte fondateur du rugby – ce qui, au passage, était une transgression. C’était le « football de Rugby », ce qui explique que certains clubs français continuent à faire figurer le mot « football » dans leur dénomination (Football club lourdais pour n’en citer qu’un, célèbre). Toutefois, d’autres historiens avisés feraient remonter ce sport à un jeu irlandais ou bien à la soule, jeu qui se pratiquait avec un ballon ovale en Bretagne dès le Moyen Âge.

9Contrairement à la corrida, le rugby est en perpétuel remaniement, ses règles étant souvent modifiées dans le but de rendre le spectacle le plus attractif possible. Il faut rappeler le bouleversement provoqué par le passage au professionnalisme à la fin du xxe siècle qui a profondément modifié les répartitions des grandes équipes, se concentrant de plus en plus dans les grandes villes. Il ne faut pas oublier que le nom même de « rugby » évoque un village et non une grande ville. Pour la corrida, les petites villes continuent à exister et des arènes comme Céret ou Arles restent prestigieuses, les grandes villes n’étant plus représentées (Toulouse, Bordeaux, Marseille) actuellement.

10Cela étant posé, quels sont les points de convergence entre ces deux pôles d’intérêt, voire de passion ou de passion commune ?

La passe

11La première association qui vient à l’esprit, c’est la « passe ». En effet, le rugby est fondé sur le fait de se faire des passes et sa grandeur vient, entre autres choses, qu’il s’agit de faire la passe à un partenaire en arrière de soi pour aller de l’avant. C’est le ballon qui est ainsi transmis, comme une « offrande », pour reprendre l’expression d’André Boniface, fameux joueur du Stade montois (ville taurine) et du XV de France.

12À la corrida, il s’agit aussi de faire des passes, de « donner des passes » à un taureau en utilisant sa charge détournée dans un leurre (la cape ou la muleta). Le leurre est au centre de l’art tauromachique, c’est pour cela que le « torero » doit rester immobile et appeler le taureau avec son leurre qu’il présente à sa vue en pénétrant dans son terrain. Au passage, précisons que ce n’est pas la couleur rouge qui fait charger le taureau, mais les mouvements imprimés subtilement par le torero à sa muleta. Le torero donne rendez-vous au taureau à un endroit où il n’est pas.

13Mais de la même façon que jouer au rugby, ce n’est pas seulement faire des passes, toréer ce n’est pas non plus se contenter de faire des passes, c’est même un reproche que l’on pourrait faire au torero ou aux joueurs de rugby s’ils ne faisaient que cela.

La notion d’équipe

14Elle se décline très différemment dans l’un ou l’autre cas mais elle est présente dans les deux. Au rugby, c’est bien une équipe qui en affronte une autre. Chaque équipe a son maillot pour ne pas se confondre et chaque équipier a le même maillot, avec simplement un numéro dans le dos pour le différencier de ses coéquipiers. C’est un signe de reconnaissance et de ralliement que l’on pourrait comparer aux armées, avec des termes empruntés au langage guerrier – stratégie, première ligne, deuxième ligne, etc.

15Le rugby est le sport d’équipe par excellence, celui où les hommes se rencontrent et ne font pas seulement que se croiser, pour reprendre la belle expression de Lucien Mias, ancien médecin au centre hospitalier de Mazamet et ancien capitaine de l’équipe de France de rugby. Selon lui, c’était même le seul sport qui rendait cela possible. C’est « un jeu qui interdit le je ». C’est pour cela que tous ces classements qui fleurissent désormais dans les journaux (meilleur marqueur d’essais, meilleur réalisateur) trahissent un peu l’esprit de ce sport. Les joueurs le savent bien qui n’entrent guère dans cette nouvelle mode.

16L’équipe du torero se compose de lui-même, appelé « maestro » ou « matador » (littéralement tueur), accompagné de trois subalternes – dont un souvent plus ancien, expérimenté et rassurant – qui l’assisteront dans sa tâche, de deux picadors qui seront chargés de procéder à l’épreuve de la pique, qui sert à tester la bravoure du taureau, et d’un « valet d’épée ». Toutefois, lors du dernier « tiers », il doit être seul en piste face au taureau. Il n’a pas le maillot distinctif de son clan mais un habit dit « de lumière », qui répond à des règles strictes mais dont il choisit la couleur et les ornements. Ici donc, la notion d’équipe est semblable à un groupe où chacun aurait son rôle précis : « cada uno en su sitio », (chacun à sa place), et qui vivrait comme une famille tout au long de la saison.

17La solitude du torero est fondamentale. Il s’agit bien d’une rencontre entre un taureau, lui aussi seul, ce qui n’est pas habituel pour lui, et un homme qui se cache derrière un bout d’étoffe. La présence de l’autre peut toutefois se signaler par quelques mots d’encouragement d’un subalterne de confiance, qui sont davantage un enveloppement par la voix qu’un véritable conseil. Les autres ne sont pas en piste mais veillent sans cesse au cas où un accident surviendrait. Les distinctions récompensant le maestro lui sont attribuées à lui seul, mais il ne manquera pas de faire un tour de piste avec son équipe, appelée « cuadrilla », qu’il associe ainsi au triomphe.

18Il y a donc bien une notion d’équipe dans les deux cas mais dans une acception très différente du terme. Équipe ayant valeur d’unité dans un cas, équipe au service d’un maestro dans l’autre cas.

Les règles

19Dans les deux cas, elles sont strictes et parfois peu connues du public.

20Le principe du rugby est simple. À l’engagement, il s’agit de déposer le ballon cinquante mètres devant soi ou bien de faire passer le ballon entre les poteaux, mais pour y arriver dans les règles, il faut faire face à une grande complexité et éviter de nombreux pièges. Même l’arbitre parfois se trompe. Comme le rappelle Michel Serres, il prend des décisions arbitraires et c’est bien pour cela qu’il s’appelle l’arbitre. Il interprète quelquefois et estime l’intentionnalité de la faute. Un « en avant » volontaire est sanctionné d’une pénalité (voire d’une exclusion temporaire) alors qu’un « en avant » involontaire n’est sanctionné que par une mêlée, introduction adverse. L’arbitre peut même aller, singularité de ce sport, jusqu’à indiquer un essai de pénalité si une des deux équipes fait délibérément obstacle à l’autre sur le point de marquer (ce qui le différencie des autres sports d’équipe, qui peuvent proposer en pareil cas un penalty qu’il convient de transformer).

21À la corrida, les règles sont consignées dans un texte, « le règlement taurin », que tout bon aficionado se doit de connaître par cœur et qu’il apporte même quelquefois aux arènes, histoire de montrer qu’il a raison sur tel ou tel point du règlement. Ce règlement est très précis et veille au respect du taureau en lui permettant de s’exprimer au mieux de ses possibilités. Au-delà de ce règlement, il y a les usages, par exemple dans la façon de tuer le taureau qui doit répondre à des valeurs esthétiques et d’exposition sincère au risque, mais il n’est pas interdit, simplement inélégant, de tuer le taureau de façon plus sournoise.

22Les règles de la corrida sont parfois proches des rites. Le rituel taurin est très codifié et il ne viendrait à l’idée de personne d’essayer de le transgresser, jusque dans les superstitions et les présages.

Le public

23Comme déjà signalé, c’est parfois le même. Au rugby, il est qualifié de seizième homme en encourageant bruyamment son équipe. Il est vrai qu’au rugby, plus que dans d’autres sports, il est difficile de s’imposer chez l’adversaire, qui n’est jamais un ennemi. Le fait de recevoir des « visiteurs », comme on disait autrefois, est un avantage certain sur le plan sportif, même si on assiste de plus en plus à des délocalisations qui permettent de jouer dans un stade pouvant accueillir davantage de spectateurs. Quel que soit l’endroit où le match est joué, le public suit. Il lui arrive d’être paré aux couleurs de son club, mais, contrairement au football, il reste mêlé dans les tribunes au public de l’autre club.

24À la corrida, le public est partie prenante. Il se joue, à l’instar de l’opéra, quelque chose ici et maintenant qui ne se reproduira plus jamais. Lorsqu’un moment magique a lieu, tous les spectateurs avertis le saisissent et éprouvent cette émotion particulière à la corrida. Prendre en photo un tel moment revient à vouloir photographier un miracle ou une apparition, il ne reste que le décor. Combien de grandes faenas sont entrées dans l’histoire tant les spectateurs étaient bouleversés par ce qu’ils voyaient. Pourtant, la diffusion des images ne suscite pas la même émotion. Il est étrange de constater une distance énorme entre ce qui est vu et ressenti dans l’arène, et ce qui est ensuite vu, et seulement vu, à la télévision. C’est pour cela que les retransmissions des corridas en direct à la télévision n’ont absolument pas le même impact que la retransmission d’un match de rugby, où on voit quelquefois mieux devant son poste de télévision que dans les tribunes. De plus, le public a son rôle à jouer une fois le taureau mort pour demander les récompenses attribuées au torero. Les fameuses oreilles sont réclamées par le public grâce à un geste codifié. Le public peut également demander la grâce du taureau. In fine, c’est le président de la corrida qui décide et qui fait savoir sa décision, après avoir consulté ses assesseurs, là aussi par un code très précis et défini (présentation d’un mouchoir dont la couleur indique la décision présidentielle).

25Le public est dans les deux cas à majorité masculine, mais cette répartition a tendance à s’équilibrer pour les deux publics, peut-être avec une longueur d’avance pour la corrida. Les pratiquants restent très majoritairement de sexe masculin à la corrida et l’étaient même exclusivement au rugby jusqu’à l’avènement du rugby féminin, qui a désormais sa propre indépendance mais demeure peu connu du grand public.

26Quant au taureau, il ne peut être que de sexe mâle, sinon ce serait une vache et il ne viendrait à l’idée de personne de mettre à mort une vache, sauf dans les abattoirs.

Le jargon

27Il sert à se reconnaître aussi sûrement que les oreilles en chou-fleur des avants de devoir ou le corps couvert de cicatrices des toreros valeureux, ce « savoir inscrit dans le corps ».

28Le « parler toro » consiste à utiliser des termes, soit espagnols dans le texte, comme celui même de corrida (on dit rarement : assister à une course de taureaux) ou faena (pour travail) ou paseo (pour défilé), soit francisés sous forme d’hispanismes (il a brindé son taureau à un tel, il a templé son taureau) que seul un « aficionado » peut comprendre – l’expression « prendre le taureau par les cornes » n’étant pas issue du milieu taurin, même si certains toreros se risquent à toucher furtivement les cornes du « taureau » en fin de faena pour montrer leur courage ou pour s’en donner, mais ce geste, qui s’adresse au public, peut être perçu de façon vulgaire. Il y aussi le parler au taureau avec ce que dit le torero à son taureau pour l’inciter à charger ou le faire tenir tranquille. À noter que même si le taureau est élevé en France, que le torero est français et que la corrida a lieu en Camargue ou dans les Landes, le torero s’adressera toujours au taureau en espagnol.

29Le « parler toro » n’est pas le langage des taureaux comme on dirait le langage des abeilles. Le taureau ne parle pas. Alors on parle pour lui. C’est le métalangage de la corrida, comme le dit Antoine Compagnon qui en fait une véritable sémiologie tauromachique.

30Au rugby, les expressions du milieu fleurissent également. Les fameuses expressions « les mouches ont changé d’âne » ou « le cochon est dans le maïs », rendues célèbres par Pierre Albaladejo (2007) lorsque, après avoir brillé sous les couleurs de l’us dacquoise et de l’équipe de France, il commentait le rugby à l’ortf avec son complice Roger Couderc.

31La langue anglaise est couramment utilisée, y compris par ceux qui ne savent pas parler anglais. Chaque connaisseur sait ce qu’est un « drop goal », un « ruck » ou un « pick and go ». D’autres expressions empruntées au langage courant sont utilisées avec un sens précis, comme les chandelles (allumer une chandelle) ou le tampon, qui ne devra pas être pratiqué trop haut sous peine d’une sanction pour avoir « tendu la corde à linge » ou fait une cravate, etc.

La violence

32Les bagarres émaillent souvent les matches de rugby, moins qu’autrefois grâce ou à cause des caméras de télévision qui surveillent tout. Les bagarres n’éclatent pas dans le public, contrairement à un autre sport qui a eu ses tragédies. Un « sport de voyous pour gentlemen et non un sport de gentlemen pratiqué par des voyous ». La violence des impacts remplace la violence du coup de poing et finalement les blessures sont beaucoup plus fréquentes dans le rugby actuel. Si malgré les sanctions, qui ne manqueront pas d’être prises contre le ou les clubs fautifs (en général, les deux sont renvoyés dos à dos), une bagarre éclate sur le terrain (une « générale » comme on dit), les spectateurs ne s’en émeuvent guère, cela fait partie du jeu. Rester debout sous une grêle de coups peut même conférer une certaine admiration de la part du public. Il faut se faire respecter, dit-on pudiquement.

33À la corrida, la violence fait aussi partie du spectacle. La mort est présente, elle est réelle et non pas cachée ou simulée. Michel Leiris (1994), écrivant à un ami, lui disait qu’au théâtre il y avait la représentation de la mort alors qu’à la corrida c’était de la présentation de la mort dont il s’agissait. La corrida rejoue le lieu d’où nous venons et où nous allons. Cette esthétique de la violence est également une éthique, pour reprendre le titre d’un article de Henri Ey (1968), célèbre psychiatre dont on prévenait les internes ayant choisi son service qu’il fallait absolument s’abstenir de dire du mal des taureaux. Sans la mort donnée au taureau, la corrida n’aurait aucun sens.

34L’épreuve des piques est souvent désignée comme représentative de cette violence. Il a été proposé de supprimer cette partie, ce qui reviendrait à supprimer la mêlée au rugby. Ensuite, la faena se devra d’être soyeuse, artistique si le taureau l’autorise, et la violence s’estompe progressivement jusqu’à arriver à son acmé au moment de vérité, celui de l’estocade, seul moment où il y a impact entre les deux protagonistes.

35Au rugby, on essaie d’arrêter l’adversaire qui avance, à la corrida, on conduit la charge du taureau, pour le déplacer et lui donner du mouvement en évitant précisément cet impact, si recherché et généralement spectaculaire au rugby.

36Cette violence a donc pour corollaire le courage, nécessaire à tous les acteurs. Peur de la blessure ou peur de la défaite, celle qui blesse plus sûrement qu’un coup de poing. Chez la plupart des toreros, plus que la peur de la mort, c’est bien la peur de la blessure grave, celle qui fera arrêter une carrière, qui est au premier plan : « La peur d’être blessé et de ne pas mourir », comme l’écrit Florence Delay (1994).

L’animalité

37Nous arrivons peut-être à la clef de voûte de l’édifice taurino-rugbystique. Il y a quelques années, les organisateurs de la féria de Béziers avaient fait appel à l’architecte Jean Nouvel pour créer une affiche originale (le cartel, comme on dit en jargon taurin). Le résultat a été l’image d’un rugbyman avec une tête de taureau. Cette affiche allait magistralement au cœur de la question et, sous une apparence modeste, disait beaucoup de choses, sans doute trop ; c’est pourquoi les antitaurins se sont emparés de l’affaire et ont fait interdire sa diffusion au motif d’un droit à l’image qui n’aurait pas été respecté puisqu’il était facile de reconnaître un rugbyman très médiatisé – en l’occurrence, Sébastien Chabal.

38Dans la corrida, l’homme et l’animal sont pris dans des devenirs inverses : au devenir humain du toro correspond le devenir animal du torero (Cordoba, 1989). « Le toro est une personne », écrit le talentueux Jacques Durand (2001). Les qualificatifs que lui donnent les hommes ont tendance à l’humaniser (il est brave, noble, manso, bronco, c’est-à dire-coléreux, sournois, avisé, on lui prête de mauvaises intentions, on parle même de taureau assassin ! etc.). Jacques Brel pensait que les taureaux s’ennuyaient le dimanche. Lorsque le taureau est honoré d’un tour de piste posthume, sa dépouille fait le tour de l’arène traînée par les mules, la musique joue gravement et tout le monde (tout bon aficionado) est debout pour le saluer, tête découverte.

39Le torero, lorsqu’il est prêt à tuer le taureau, est bête lui-même, non de bêtise mais de bestialité, comme le souligne Antoine Compagnon (1978) – en quelque sorte, la corrida « rend bête ». Il a été obligé de se travestir et c’est ce corps métamorphosé, ce corps animal où « le sujet se trouve entièrement identique à l’image qu’il produit qui pourra faire le geste final de l’estocade, geste qui précisément efface le corps et libère les tensions. Toute faena a en point de mire cet acte final de la mort mais elle risque à chaque figure de se suspendre prématurément et de rester inachevée, ce qui la distingue des autres représentations symboliques ».

40Au rugby, les valeurs de férocité, de vaillance, les « impacts players » comme on dit depuis peu, sont au goût du jour. Bon nombre de qualificatifs animaux sont utilisés pour qualifier les joueurs selon leur poste. Tel sera une gazelle (c’est également l’emblème des joueurs d’Afrique du Sud), tel autre précisément un taureau dont la charge est redoutée, tel autre un félin s’il est particulièrement élégant. Cette « animalisation » du joueur de rugby répond aussi à l’hominisation du taureau.

41Alors, sont-ce les habitants de ces contrées du Sud qui sont particulièrement attirés par l’animalité, par l’esprit d’équipe ou par la violence ? Il est possible d’en débattre, mais il est sûr que le temps va effacer cette superposition géographique tant le domaine du rugby s’étend, assez lentement il est vrai malgré les efforts fédéraux de délocaliser, pour faire connaître ce sport hors de son territoire habituel, et tant le territoire de la corrida se réduit, avec la cessation récente de cette pratique à l’extrême nord pour la planète taurine, c’est-à-dire Floirac, et à l’extrême est, c’est-à-dire Fréjus, sans parler de l’interdiction de la tenue des corridas en Catalogne espagnole depuis le 1er janvier 2012 – ce qui en réjouit certains, en attriste d’autres et en laisse indifférents beaucoup.

42Au-delà de ces différences de prévision évolutive, il reste un point essentiel : ces deux activités ont pu se développer en France parce que ceux et celles qui les ont installées ont su accepter une culture étrangère sur notre sol pour permettre son intégration, sa personnalisation, peut-être son amélioration et sûrement son appartenance à la culture française.

Bibliographie

  • Albaladejo, P. 2007. Les mouches ont changé d’âne, Paris, La Table ronde.
  • Bensidoun, B. 2010. « Le jour où William Webb Ellis décida de prendre le ballon dans ses mains », Empan, n° 79, p. 98-104.
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  • Wolff, F. 2007. Philosophie de la corrida, Paris, Fayard.

Mots-clés éditeurs : règles, violence, corrida, rugby, animalité, jargon, équipe

Date de mise en ligne : 07/04/2014

https://doi.org/10.3917/empa.093.0150

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