Notes
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Anne-Marie Merle-Béral, psychiatre, psychanalyste. Ancien membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris. annemarie.merleberal@sfr.fr
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P. Linx, « Huis clos en gériatrie », dans La cause des aînés, sous la direction de Catherine Bergeret-Amselek, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.
1Le débat autour du huis clos en gériatrie reste vif et ne peut se dépassionner que par une poursuite de la réflexion sur ses enjeux.
2En institution de soins de longue durée pour personnes âgées et malades, il y a le cadre contenant et son contenu protéiforme : le vieillard plus ou moins malade et dégradé, la famille parfois de plusieurs membres pressés ou pas à son chevet, et l’équipe soignante elle-même démultipliée, et de plus hiérarchisée, prise dans ce fonctionnement tripartite comme une entité.
3Nous connaissons bien l’effet remarquable de la porte de la chambre ouverte sur le couloir. Elle maintient pour le vieillard incarcéré dans sa chambre par son handicap le mouvement de la vie à laquelle il ne peut plus participer en tant qu’acteur, mais dont il peut voir l’animation et le spectacle dans l’action quotidienne du service. Il reste ainsi en contact avec le réel, les autres qui vont et viennent, le connaissent, le reconnaissent, le saluent, lui sourient, lui parlent. Il existe encore comme sujet, même si c’est par procuration.
4L’ouverture permanente entre le dedans et le dehors est ici bénéfique et nous avons tous rencontré des services de gériatrie où les portes étaient fermées sur le malade dans un isolement délétère.
5La porte de la chambre ouverte peut devenir une métaphore du fait psychique qui se trame, dans le long séjour, entre le vieillard, sa famille et l’équipe soignante. Ce fait psychique est de nature insolite. Il consiste en une modification radicale des positions mentales conscientes et inconscientes, d’une part du malade, rapproché soudainement de ses enfants par la situation de handicap et de dépendance, d’autre part de ses enfants, désormais propulsés dans une place de protecteurs parentaux du parent, et d’un tiers permanent, l’équipe soignante, constamment là, nécessaire par les soins qu’elle véhicule et le fait – sinon le droit – qu’elle participe ainsi à une vie familiale étrangère à elle. Elle fait partie de la famille qu’on le veuille ou pas, tout en n’en étant pas. Tout le monde est sous le même toit, celui de l’institution ! Ce tripartisme insolite et durable est lourd de conséquences. Il me semble que cela n’est pas suffisamment dit.
6La « folie » quotidienne hante l’institution, avec ses petits drames et les grands, la mort, les cris, l’angoisse de tous niveaux mélangés, son comique, ses émotions partagées, ses antipathies ou même ses haines éprouvées, tues ou agies, et on pourrait se croire dans une gigantesque communauté hippie telle qu’on se la représente avec le recul : tout partager avec ses différences alors que c’est impossible, mais on est liés…
7C’est ce paradoxe qui est mis en scène dans le tripartisme en question.
8Des vies, des histoires différentes sont sommées de cohabiter en s’aidant mutuellement à vivre des moments terribles. Que peuvent se dire ces personnes ? Que peuvent-elles mettre en commun « pour le bien du vieillard » en étant souvent en rivalité, voire dans des rapports de force au-dessus de sa tête ? L’idéologie de la transparence prend là toute sa force. Et la chasse au « huis clos » commence…
9Selon Patrick Linx, cette notion se développe beaucoup en institutions gériatriques. Il rappelle que le mot « huis » dérive de « os » : la bouche, l’entrée, l’orifice, la porte… Deux utilisations déjà se contredisent. L’une, juridique, désigne le huis clos pour éviter un climat passionnel. Il permet de maintenir la sérénité des débats. L’autre, populaire, désignerait un comité, une sorte de pouvoir occulte, une organisation secrète permettant des rapports de force, des abus…
10Cette deuxième signification semble l’emporter quand on se réfère à l’institution gériatrique. Le « huis clos » représente la manière répréhensible qu’auraient certaines familles d’enfermer leur malade avec eux dans un périmètre de sécurité dont ils détiennent eux seuls les limites, ainsi que les paroles qui entrent de la chambre ou en sortent.
11Pour l’équipe soignante, ce procédé est toxique car il isole davantage le vieillard et surtout le livre aux abus éventuels de ses enfants qui peuvent, dans certains cas, le soumettre à une emprise. En pratique, le but initial des familles semble louable : il consiste, par exemple, à filtrer les nouvelles familiales venues du dehors afin de ne pas traumatiser le vieillard affaibli, la famille supposant qu’il ne pourrait les supporter.
12Pour les soignants, c’est la porte ouverte à la maltraitance sous forme de violence psychique par mensonge ou rétention d’informations qui disqualifie le sujet.
13Évidemment, la situation de dépendance et d’enfermement en institution du sujet âgé réactive toutes les formes possibles de conflits familiaux et l’histoire même de cette famille avec ses ruptures, ses non-dits, ses mensonges, ses secrets… Un énorme dossier fait de la vie entière du vieillard et de ses rapports avec les autres, qui est fait et ne peut se défaire, entre sournoisement en même temps que le malade. Seuls les proches, enfants en particulier, ont connaissance du dossier, où ils sont d’ailleurs impliqués fortement.
14Les soignants ne connaissent que la surface des choses, d’autant plus que les situations sont complexes. Ils ne peuvent, malgré leur formation, empêcher leurs mouvements de sympathie ou d’empathie, leur jugement de valeur sur tel ou telle, méconnaissant par définition les abysses familiales, et ne voyant pas parfois les contre-attitudes des vieux enfants, traumatisés eux-mêmes d’avoir « placé » leur parent en institution, donc souvent dépressifs ou défensifs.
15Premier mouvement : les familles essaient pourtant d’être admises et estimées, sinon aimées, dans ce lieu où elles font facilement figure de bourreau dès l’entrée.
16Deuxième mouvement : elles cherchent à se défendre d’accusation implicite, vraie ou projetée, les désignant comme responsables de l’abandon de leur parent.
17Troisième mouvement : elles se replient face à l’équipe dont elles ont besoin en quelque sorte, prises en otage. On doit souligner le pouvoir ainsi conféré aux soignants, elles peuvent chercher à reconstituer en « huis clos » avec le vieillard une bulle sans intrusion autre que les soins corporels, créant ainsi un sentiment d’amertume chez les soignants, qui se trouvent uniquement préposés au « nursing ».
18Un cercle vicieux s’installe. Patrick Linx écrit : « …à chaque fois qu’un mensonge provisoire, qu’un arrangement avec la réalité, supposés préserver l’équilibre précaire d’un individu ou d’une famille, s’installent dans la durée, on assiste à la pose d’un huis clos qui devient vite pathogène [1]. » Il donne un exemple clinique très représentatif de ce genre de situation et dont l’interprétation reste, à mon avis, ouverte.
Madame D. est arrivée dans le service en perte d’autonomie après le décès de son mari. La fratrie se compose de trois enfants, une fille aînée qui décède brutalement après l’entrée de sa mère en institution, un premier garçon dont la réussite était valorisée par le père, et un dernier fils un peu à l’écart des décisions familiales.
À la mort de sa sœur, le premier fils fait un état dépressif majeur et suppose que sa mère ne peut pas partager sa souffrance, déjà fragilisée par la perte de son mari et de son autonomie. La fratrie déclare donc dans le service que leur mère doit être préservée de cette annonce. Le frère et la sœur étaient déjà unis pour protéger la mère des ennuis familiaux tout en protégeant l’image du père.
Au décès de sa sœur, le frère s’investit plus fortement dans une mission de protection. Un périmètre de sécurité est installé autour de la mère par le fils qui essaie de faire alliance avec l’équipe soignante. Elle ne sera donc pas informée de l’événement douloureux.
20Pour cette femme, le temps était suspendu à l’attente de la visite de sa fille qui ne venait pas. Les prétextes invoqués étaient de moins en moins crédibles. L’équipe pensait que, ne pouvant vivre réellement et symboliquement ce deuil, elle était affolée. Le fils multipliait les contrôles. L’équipe oscillait entre l’obéissance aux injonctions du fils et la colère retenue de devoir maintenir ce secret. Ces tiraillements ont duré un certain temps entre le fils et l’équipe. Un travail commun a abouti à envisager l’ouverture du huis clos… juste avant le décès de la vieille dame.
21Bien sûr, sans entrer dans une polémique, on peut comprendre le malaise de l’équipe devant l’angoisse de la vieille dame qui attend. Toutefois, on peut aussi s’identifier et à la vieille dame apprenant la mort de sa fille dans un tel contexte, et à son fils qui se débat avec ses propres deuils et craint une surcharge dépressive pour sa mère. Le débat porte sur le conflit d’intérêts en jeu entre la vieille dame, son fils et l’équipe. J’avancerai deux remarques.
22La première est qu’il est plus difficile d’effectuer sur la durée un travail psychique de qualité autour d’un mensonge ou d’une omission que de dire la réalité toute crue.
23La deuxième est que la vieille dame se met à mourir manifestement au moment où on décide de lui dire la vérité. Elle semble vraiment y échapper !
24Meurt-elle avant de savoir ? Meurt-elle pour ne pas savoir ce qu’elle a déjà compris ? Meurt-elle pour sortir de ce conflit et en faire sortir en même temps son fils et l’équipe soignante ? Elle dirait en mourant : « surtout ne dites rien ».
25Il me semble que les efforts justement déployés dans ce huis clos pathétique en justifient ici l’existence.
26Pour conclure, j’étendrai les deux remarques que je viens de proposer à une réflexion plus générale.
27Le paradoxe ou la provocation portés par cette observation sont volontaires afin de mettre en lumière, dans ce cas comme dans tant d’autres, en médecine en particulier, l’absurdité de la transparence érigée en idéologie. Elle ne peut plus se défaire de sa rigidité et montre son incapacité à transgresser un système lorsque des cas particuliers devraient être considérés. Le retour à une certaine confidentialité, au secret si nécessaire, demeure le garant d’une prise en charge de qualité à valence humaine pour une situation individuelle au sein d’une institution.
28Savoir ne pas tout dire, se le permettre sans honte ni culpabilité, garder par devers soi préservent l’individualité et l’identité justement menacées au cours de l’immersion en collectivité. Je fais là l’éloge du mensonge ! Les premiers mensonges sont constitutifs de la personnalité et de l’identité de l’enfant. De la même manière, le maintien d’un certain secret de sa vie privée, dont sa famille « suffisamment bonne » est le garant responsable, demeure le gardien de la personnalité du vieillard déjà bien mise à mal lors de son placement en institution.
29La deuxième remarque pose la question du déni en général à partir du cas particulier où on cache à la vieille dame une triste nouvelle éventuellement traumatisante pour elle, alors qu’elle la pressent inconsciemment et préfère ne pas savoir. Le déni se présente souvent de cette manière subtile, qu’il concerne la mort, la maladie grave ou des situations de deuil. Pendant que l’entourage discute à l’infini sur la nécessité de « dire », la personne concernée a déjà tout compris et n’en dit rien elle-même, révélant plus tard, comme par accroc – ainsi dans la mort de la vieille dame, dernière dérobade –, le témoignage de son refus de savoir. Sachons le comprendre et le respecter.
Mots-clés éditeurs : paradoxe, mensonge, déni, refus de savoir, huis clos
Mise en ligne 15/10/2013
https://doi.org/10.3917/empa.091.0078Notes
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Anne-Marie Merle-Béral, psychiatre, psychanalyste. Ancien membre titulaire de la Société psychanalytique de Paris. annemarie.merleberal@sfr.fr
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P. Linx, « Huis clos en gériatrie », dans La cause des aînés, sous la direction de Catherine Bergeret-Amselek, Paris, Desclée de Brouwer, 2010.