Empan 2013/3 n° 91

Couverture de EMPA_091

Article de revue

Les coûts de la dépendance : la dépendance, une affaire de famille

Pages 34 à 41

Notes

  • [*]
    Serge Guérin, professeur à l’esg-ms, Paris. Dernier ouvrage : La nouvelle société des seniors, Michalon. guerinconsulting@yahoo.fr
  • [1]
    En partant de 8,3 millions d’aidants de l’enquête hsa et de la moyenne de 20 heures par semaine, et en valorisant l’heure au taux de 19 euros, la valorisation de la contribution informelle des aidants s’établit à 164 milliards d’euros.
  • [2]
    dress, pour décembre 2011. La pension moyenne des femmes est de 932 euros par mois.
  • [3]
    Étude nationale Bien vieillir, mai 2010.
  • [4]
    En prenant pour base les 600 euros de coût de revient moyen du parcours de prévention tous les 5 ans sur 30 ans, soit sept tranches. Ce qui revient à 4 200 euros, soit 1,5 jour d’hospitalisation en médecine court séjour. Sources Agirc-Arcco.
  • [5]
    Observatoire de la santé Le Figaro-Weber Shandwick, Opinion Way, avril 2013.

1Dans l’espace public, le vieillissement apparaît encore très souvent comme un drame sanitaire et une catastrophe économique... La tentation est grande de passer du gris au noir... Certes, la charge de l’accompagnement des personnes fragilisées par le grand âge peut apparaître élevée et tout indique qu’elle va s’accroître dans les années à venir. Les scenarii évoqués laissent à penser que le coût de la dépendance serait d’environ de 20 à 25 milliards d’euros par an et pourrait atteindre les 30 milliards d’ici à 2050. Mais cette vision repose sur une logique de hausse mécanique du nombre de personnes en forte perte d’autonomie et donc éligibles aux ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Une logique qui vient se percuter sur la paupérisation croissante des retraités. Or, des pistes d’innovation sociale et technologique sont possibles pour inventer d’autres approches, fondées sur la prévention, l’habitat adapté ou encore le soutien aux aidants informels. La société du vieillissement nécessite de faire le pari de l’accompagnement pour des raisons de bienveillance humaine et d’équilibre économique durable.

2L’allongement de l’espérance de vie et la hausse du nombre de personnes âgées posent la question du financement de ce que l’on nomme improprement la « dépendance » des personnes âgées. La sinistrose est presque systématiquement convoquée lorsque ces sujets sont évoqués. Le vieillir est facilement confondu avec la maladie et le déclin. Sans parler de la mort… Au moment des débats préparatoires à la grande loi sur la dépendance promise par Nicolas Sarkozy avant d’être ajournée début 2011 par François Fillon, le discours, des plus alarmistes, allait jusqu’à évoquer le risque de « tsunami gériatrique » pour alerter sur la nécessité de prendre des mesures fortes face aux risques que ferait peser la dépendance sur l’avenir du pays. Il convient de rappeler que seulement 6 à 7 % des plus de 60 ans souffrent d’une forte ou très forte perte d’autonomie. À 85 ans, on compte 35 % de personnes de grand âge nécessitant un accompagnement régulier. Le triplement attendu des plus de 80 ans d’ici 2050 ne s’accompagnera pas d’une élévation équivalente du nombre de personnes dépendantes. Le nombre de personnes âgées en forte perte d’autonomie devrait être d’environ 1,5 à 2 millions à cette même date. Un problème à prendre en compte mais pas une catastrophe nationale.

Déconstruire le discours attaché à la dépendance

3Pour autant, les chiffres concernant le coût supposé de la dépendance, largement diffusés dans l’espace public dans les années 2010, ont privilégié une approche inflationniste. La ministre en charge des Solidarités et de la Cohésion sociale de l’époque, Roselyne Bachelot, a popularisé l’idée que le coût de la dépendance revenait à 30 milliards d’euros par an pour la collectivité et les familles. La première dépensant 25 milliards d’euros. On discutera de ces chiffres après avoir déconstruit la notion même de « dépendance ». En effet, les mots n’étant pas neutres : parler de « dépendance » pour décrire la situation des personnes très âgées ou fortement handicapées, ou désavantagées par une maladie chronique, ne laisse pas de place pour la nuance, l’entre-deux, l’altérité.

4Dans la notion de « dépendant », il y a une démission annoncée où l’être humain n’a plus son libre arbitre, ne peut que subir les événements. Le « dépendant » attend tout de l’autre. On est dépendant ou autonome. Point.

5Au contraire, utiliser le terme de perte d’autonomie – ou de déficit d’autonomie – permet, d’abord, d’indiquer que la personne peut rester acteur de sa situation, même si elle est fragilisée, et rechercher les moyens de compenser ou de s’adapter à sa nouvelle situation. On peut subir un déficit d’autonomie tout en compensant par un gain sur un autre plan, sur d’autres attitudes. On n’est pas victime à 100 %, ni fragile à plein temps. Ce terme permet, aussi, de ne pas nier l’interdépendance de tous et de conserver aux plus fragiles la même dignité, les mêmes droits à la citoyenneté, et donc, à l’interdépendance. Dans ce cadre, le care, le soin mutuel, prend tout son sens. Car celui qui perd son autonomie peut la conserver, ou l’accroître sur un autre plan. L’individu est monolithique, la personne est plurielle. Il faut donc que l’État soit présent pour construire des filières valorisées autour des métiers du soin, de l’accompagnement, de la prévention. Ici, les théories du care et de l’accompagnement peuvent être mobilisées et indiquer la nécessité d’assurer au quotidien une vie digne et bonne pour les plus fragiles et pour celles et ceux qui les accompagnent. Cette perspective implique des efforts de formation, de rémunération, dans la constitution de véritables déroulés de carrière…

6Pour revenir à ces chiffres diffusés et repris par les médias sans être beaucoup interrogés, il importe d’apporter de la nuance. Sur les 25 milliards évoqués, on intègre les dépenses de santé des personnes en forte perte d’autonomie, mais ces dernières participent de l’ensemble des dépenses de santé comme pour les personnes autonomes. À cela s’ajoutent des exonérations fiscales, des allocations et aides pour le logement, voire des dépenses de restauration qui ne sont pas directement liées à la forte perte d’autonomie de la personne. De 25 milliards d’euros, on en revient à moins de 20 milliards…

7Une autre partie, dont l’évaluation des dépenses apparaît bien discutable, est celle qui reste imputable aux familles. Mais dans le sens inverse. Si le discours officiel évalue la charge pour les familles à 5 milliards, d’autres sources attestent d’un reste à charge moyen de 1 000 euros par mois pour les pensionnaires des établissements. Si on applique cet ordre de grandeur aux 1,1 millions de personnes bénéficiaires de l’apa (Allocation personnalisée d’autonomie), c’est alors environ 14 milliards par an qui sont déboursés par les familles. À cela, il faut ajouter, pour les proches des personnes qui vivent à domicile, des charges d’adaptation des logements, des frais de santé non remboursés, des jours d’absentéisme non payés… Mais il importe aussi de mettre en miroir l’équivalent de ce que les aidants bénévoles représentent comme économie ou plus exactement de non-dépenses pour la collectivité. Si l’on prend pour base que les 9 millions d’aidants bénévoles représentent l’équivalent de la mobilisation de 164 milliards d’euros [1], les 3,5 à 4 millions de personnes qui soutiennent un proche âgé en perte d’autonomie génèrent une économie d’environ 69 milliards d’euros par an. Ce sont donc les familles et les proches qui financent une part majeure de la solidarité envers les aînés : plus de 83 milliards d’euros contre 21 milliards à la charge de l’État.

L’assurance dépendance, un choix

8Deux thèmes sont abordés lorsque l’on évoque la problématique pour les familles de la prise en soin d’un proche en forte perte d’autonomie : la solution de l’hébergement en maison spécialisée et l’opportunité d’une assurance dite dépendance.

9Depuis au moins vingt ans, le discours dominant était d’opposer le maintien à domicile à l’hébergement en ehpad. Entre les deux, point de salut.

10Le monde des établissements d’accueil des plus touchés par la perte d’autonomie, les ehpad, ou celui de l’aide à domicile se plaignent d’un manque de moyens qui ne permet pas d’assurer convenablement l’accompagnement des plus âgés. D’autant que l’âge moyen d’entrée en ehpad tend à s’allonger : il dépasse les 85 ans aujourd’hui. Le manque de moyens se traduit directement sur le nombre de personnes mobilisées, sur la qualité de leur formation et sur le niveau de leur rémunération. Les conseils généraux, qui financent l’apa et une grande partie du fonctionnement des établissements, sont pris entre la volonté d’améliorer le service et la nécessité de contenir les dépenses.

11Longtemps, aussi, la crainte d’un manque de places dans les établissements d’accueil pour personnes âgées a été mise en exergue. Force est de constater qu’hormis dans certains territoires très denses, c’est plutôt l’inverse qui s’est déroulé. Le secteur privé a beaucoup construit, notamment par l’intermédiaire des financements apportés par la création de la Journée nationale de solidarité, et en étant persuadé d’obtenir de forts rendements sur capital investi. Sauf que la préférence pour le maintien à domicile a été renforcée par le coût de l’accès à la majeure partie des établissements. D’autant que la précarité et la modestie des moyens économiques disponibles chez beaucoup de retraités tendent à s’accroître. Pour résumer les choses, la pension moyenne s’élève à 1 256 euros brut par mois [2], alors que le prix global pour un hébergement en ehpad varie de 2 000 à 5 000 euros chaque mois. Même si différentes aides sont mobilisables, y compris l’apl, le reste à payer peut dépasser le niveau de la retraite versée à la personne. Les conseils généraux et d’autres structures font jouer la solidarité avec les plus démunis, en revanche, comme souvent ce sont les classes moyennes – c’est-à-dire les personnes dont les revenus sont trop élevés pour avoir droit à l’apa sans acquitter un « ticket modérateur » important et aux apl – qui se retrouvent en grande difficulté. On notera qu’il manque une offre intermédiaire soit d’établissements proposant des places moins chères, soit de lieux plus adaptés aux personnes âgées ne nécessitant pas un accompagnement ultra médicalisé, comme les foyers logements.

12Moins de 5 millions de personnes en France sont assurées pour leur risque de forte ou très forte perte d’autonomie. Seulement 10 % des plus de 60 ans seraient assurés. La très grande majorité des assurés sont par ailleurs des fonctionnaires ou assimilés, dont les 3 millions d’assurés de la mfp (Mutualité fonction publique). Moins de 500 millions d’euros sont collectés chaque année et les rentes versées ou attendues sont d’une moyenne d’environ 300 euros par mois. Leur revalorisation, autour de 1 % par an, est sous la hausse des prix des services à la personne, qui se situent dans les 5 % par an. L’apport est donc, au mieux, complémentaire. Les quelque 700 000 contrats dits collectifs pris dans le cadre de l’entreprise posent la question de la sortie au moment du passage à la retraite.

13Le moins que l’on puisse dire est que l’assurance dépendance n’est pas rentrée dans les mœurs et les différents reports d’une hypothétique réforme ont dû contribuer à ralentir encore le rythme des souscriptions. Par ailleurs, force est de constater que les assureurs ne brillent pas par la pédagogie et la transparence de leurs offres. Il reste bien difficile de se retrouver dans le maquis des propositions et dans la diversité des références. Si la notion de gir (Groupe iso ressources) peut apparaître comme trop rigide et peu adaptée à la prise en compte des maladies mentales et neuro-dégénératives, elle est au moins compréhensible par tous et objectivable pour évaluer la situation de la personne. Les contrats d’assurance, pour leur part, jouent chacun leur propre partition comme une variation autour du gir

14Signalons aussi qu’une large partie de l’offre est inscrite dans le cadre d’une complémentaire santé. Les assureurs développent parfois des produits qui peuvent s’inscrire dans une dynamique de care, en valorisant en particulier la prévention, y compris en obligeant les assurés à effectuer des visites de prévention, ou encore en accompagnant les personnes dans leur appréhension des conséquences d’une perte d’autonomie. Très peu de contrats prévoient un soutien aux salariés devenus aidants d’un proche.

15Si le recours à l’assurance, privée ou émanant de mutuelles, apparaît comme pouvant contribuer à soulager l’adaptation des personnes à la survenue d’une situation de grande perte d’autonomie, la question de son efficacité reste entière. Pour autant, face aux enjeux de la prise en compte du risque de perte d’autonomie des plus âgés, trois options sont possibles qui ne sont en rien équivalentes. L’approche libérale propose de substituer les assurances privées à la solidarité nationale à travers une cotisation obligatoire et personnalisée. Une autre approche tout aussi libérale mais plus tempérée propose de développer le recours à l’assurance complémentaire. Enfin, la cnsa (Caisse nationale de solidarité) s’était prononcée en faveur d’un socle de solidarité associé à la possibilité d’un supplément d’assurance facultatif.

16S’assurer à titre personnel s’inscrit dans une perspective qui se rapproche de l’assurance obligatoire pour son logement. Chacun peut estimer son risque et choisir son niveau de protection en pouvant rester dans une perspective de mutualisation.

17L’instauration d’une cotisation obligatoire a sa logique au sens où le risque de perte d’autonomie (à prendre en compte sans référence à l’âge mais en fonction de la situation de la personne) peut être mutualisé pour neutraliser l’effet de malchance et éviter ainsi la double peine de celles et ceux qui sont concernés. Dans cette perspective, il s’agit que l’ensemble des adultes en activité ou à la retraite cofinancent un risque qui touche 1,5 à 2 millions de personnes. Cette approche, qui se situe dans la logique de mutualisation de l’assurance automobile, pose cependant deux questions. Dès lors que cette assurance est obligatoire, elle devient une sorte d’impôt supplémentaire, peut-être non comptabilisé comme prélèvement public mais néanmoins mal venu dans une période de contraction du pouvoir d’achat, avec un risque d’éviction d’une partie de la population. En outre, il semble difficile de contrôler et de sanctionner ceux qui ne souscrivent pas. Il n’y aura pas une vignette à imposer sur les personnes… L’adossement aux complémentaires santé, qui couvrent plus de 90 % de la population, simplifierait l’approche sans régler l’effet de ponction sur le pouvoir d’achat. L’approche centrée sur la solidarité collective accompagnée d’une possibilité de prévoir un supplément de protection ne touche pas au système et ouvre simplement la porte à des meilleures garanties pour les plus inquiets ou les plus aisés. L’équation financière globale n’est, dans ce cadre, pas transformée.

18Une autre source de financement est régulièrement évoquée : le recours sur succession après le décès de la personne âgée bénéficiaire d’une aide. L’expérience des années 1990 avec la psd (Prestation solidarité dépendance) a montré que les personnes âgées préfèrent le plus souvent se priver de l’aide publique plutôt que de prendre le risque de ne pas transmettre leur patrimoine à leurs héritiers. Il est, par ailleurs, bien difficile de défendre le principe selon lequel les héritiers qui ont fait face à des parents dépendants devraient percevoir un héritage incomplet tandis que ceux qui ont été plus chanceux verraient leur patrimoine préservé.

Au cœur du mieux vieillir

19En dehors des réponses directement économiques, d’autres pistes permettent de répondre aux enjeux du financement de la perte d’autonomie. Elles concernent, en premier lieu, l’habitat, la prévention et le soutien aux aidants.

20En termes d’habitat, l’enjeu premier est l’adaptation à l’évolution des capacités de la personne et le développement de systèmes de téléalarme. Ce sont des travaux d’ergonomie qui peuvent transformer le quotidien. Le secteur du logement social a largement investi en ce domaine. Il s’agit aussi de renforcer des approches plus particulières autour du logement intergénérationnel ou, pour ceux qui le souhaitent, de résidences spécifiques. La réussite, même très modeste en volume, des expériences de colocation intergénérationnelle entre vieux et étudiants ou jeunes travailleurs, comme dans l’Isère avec l’association Digi38, ou à travers les initiatives associatives comme UnToit2Générations, montre la richesse du lien possible. L’échange ne se résume pas à une histoire de mètres carrés, mais concerne le soutien mutuel, le partage de connaissance, l’échange de services, la valeur d’une présence et d’une oreille attentive et bienveillante… Ces approches permettent à des personnes âgées souffrant de solitude de rester plus longtemps chez elles et d’améliorer leur situation financière. On voit aussi se développer des coopératives d’habitants dans l’idée d’un vieillissement actif et ouvert sur les autres. Il en va de même de l’émergence des formes d’habitat partagé où les personnes décident de vieillir ensemble ou de pratiquer l’intergénérationnel à travers des solutions d’habitat choisi. Des formules qui, soulignons-le, ne datent pas d’hier mais ont éclos dès les années 1970, à Grenoble en particulier. Enfin, soulignons que la formule des logements foyers, à condition d’être modernisée, répond très largement aux attentes et aux besoins, dans une logique économique qui permet aux plus modestes d’en bénéficier.

21Les formules autour de l’habitat groupé ou de l’habitat solidaire, expérimentés notamment en Belgique, par exemple à Namur, permettent à chaque personne de vivre chez soi et avec les autres.

22Même pour ce qui concerne les maisons d’accueil de personnes âgées ou les hôpitaux de proximité, il est possible de faire évoluer le modèle en favorisant la polyactivité. La résidence se pose comme centre ressources, base de télémédecine, ou encore plateforme de soin, d’accompagnement, de formation, mais aussi de rencontres entre les générations, entre les métiers et les compétences… Plutôt que de multiplier les services à domicile, dans de nombreux cas il serait plus efficace et moins onéreux de leur proposer de venir dans tel ou tel lieu collectif pour partager un service commun. Parfois, plutôt que de proposer le portage à domicile, pourquoi ne pas organiser le partage et même la réalisation en commun des repas ? Un bon moyen de maintenir une activité et de produire du lien social au lieu de renforcer l’isolement et la passivité. On notera que cette approche plus humaine et favorisant le lien social est parfaitement neutre en termes de charges pour la collectivité. Mieux : elle peut conduire à améliorer la situation de la personne et donc à réduire sa consommation de médicaments.

23Ces exemples montrent combien la solution n’est pas que centrée sur les moyens à mobiliser, mais provient d’abord d’une capacité d’innovation sociale ou technologique pour mieux accompagner la volonté d’autonomie de la personne.

24L’enjeu de la prévention est central pour éloigner ou éviter la survenue de situations invalidantes. Cela répond à une motivation de mieux vivre, mais cela concerne aussi les politiques publiques au sens où cette démarche s’inscrit dans une réallocation des ressources. On dépensera – ou on investira – plus en amont pour, dans bien des cas, réduire la dépense en aval.

25Le paradigme de la prévention engage un changement profond de manière de penser le rapport de l’individu au monde. Il s’oppose au principe de précaution qui conduit à récuser le risque, l’innovation, la différence. La prévention transforme le modèle social existant, la précaution ne fait que le fossiliser.

26L’expérience des centres de prévention « Bien vieillir » mis en place par Agirc-Arrco depuis les années 1970 montre bien les effets d’une politique volontariste sur les personnes et sur la dépense publique. Ces centres pluridisciplinaires se distinguent par une approche personnalisée et non moralisatrice. Le parcours dans ces centres comprend un bilan global de santé et une analyse du mode de vie de la personne concernée. Puis à partir de ces éléments, un travail en atelier le plus personnalisé possible sur les comportements alimentaires, l’exercice physique et les modes de vie. Ces ateliers font par exemple travailler les personnes pour améliorer leur équilibre, gagner en confiance et renforcer leur musculature. Cela permet de réduire ainsi les risques de chute. L’approche intègre également la valorisation du lien social avec psychologues, nutritionnistes, infirmières… Ainsi le temps d’écoute et de travail en atelier a permis de faire évoluer les comportements de 45 % des personnes et d’améliorer leur mode de vie [3]. Pour comparaison, une analyse de l’inpes (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) fait apparaître que seulement 9 % des personnes ont changé de comportements d’alimentation après la mise en place en 2007 de messages sanitaires sur les publicités alimentaires. La prévention ne peut se résumer à la diffusion de messages ultra normatifs, qui souvent ne concernent que celles et ceux qui sont déjà convaincus et qui peuvent créer de l’indifférence, de l’incompréhension ou du rejet par refus de l’autorité.

27Le coût de cette politique de prévention représente l’équivalent de 1,5 jour d’hospitalisation pour une génération sur 30 ans [4]. Si les personnes profitent d’un dépistage précoce pour éviter une détérioration de leur état et si elles modifient leur comportement, on peut penser qu’elles « économisent » bien plus que 2 jours d’hospitalisation. Notons que la reprise d’une activité physique ou l’amélioration de l’inclusion sociale, même à un âge avancé, se traduit rapidement par une amélioration de l’état physique et mental de la personne.

28La prévention n’est pas une idéologie de remplacement, mais une démarche d’adaptation. En clair, il ne s’agit pas de prôner la prévention de façon systématique et universelle, mais de privilégier cette approche lorsqu’elle paraît pouvoir changer significativement les choses et réduire sensiblement la fréquence des dommages.

29Le rôle crucial des aidants bénévoles dans le système de santé publique et de soin aux plus fragiles indique que ces femmes et ces hommes, souvent âgés, ne sont pas en périphérie du système, mais bien en son cœur. Sans les aidants informels, l’organisation et la qualité de la santé publique et du soutien aux personnes âgées en forte perte d’autonomie s’écrouleraient. Les aidants informels ou bénévoles (ceux qui viennent accompagner, soutenir et protéger des personnes très vieillissantes ou touchées par des maladies chroniques ou des handicaps lourds) forment une figure majeure – et le plus souvent guère visible – de la société d’aujourd’hui. Ils assument une grande part du soutien et de l’attention auprès des plus fragiles, personnes vieillissantes, malades chroniques ou personnes en situation de désavantage. Alors qu’ils « tiennent » pour une bonne part la société, qu’ils permettent aux plus fragiles d’être soutenus et accompagnés, les aidants, bénévoles ou professionnels, restent des invisibles sociaux. La reconnaissance de leur rôle est un enjeu majeur.

30Au-delà des mots, l’enjeu crucial est d’agir concrètement sur au moins quatre axes : l’accès aux solutions numériques, le développement de la formation, la prévention, et l’équité sociale pour les aidants en activité professionnelle.

31Le développement de solutions numériques peut soutenir des démarches de recherche, simplifier l’orientation vers les bons acteurs, favoriser l’échange et l’information.

32L’accompagnement et la formation, à la fois psychologique et technique (déontologie, droit de la famille et de la personne, connaissance de la maladie ou du handicap et de ses spécificités…), sont nécessaires pour leur permettre de mieux vivre leur situation et d’éviter toute maltraitance par manque de connaissances. Un droit à la formation des aidants doit être initié.

33Les aidants sont très sollicités psychologiquement et physiquement, or pour assumer leur rôle, ils ont besoin d’être accompagnés sur le plan du suivi de leur santé et en termes de prévention, en particulier à travers le soutien – pratique et financier – à la pratique d’une activité physique adaptée.

34Le traitement du malade implique le soin, et d’abord l’attention bienveillante, à l’aidant. Car la maladie, et bien sûr en premier lieu les affections neurologiques type Alzheimer, ne touche pas que la personne, elle atteint aussi l’entourage et surtout le proche aidant.

35Souvent, l’aidant se voit contraint de réduire ou d’arrêter son travail, a minima, il importe que les droits sociaux de l’aidant se poursuivent même s’il réduit ou cesse son activité.

36D’autres formes de soutien spécifique sont à développer, comme les structures de répit permettant aux aidants de souffler sans s’inquiéter pour leur proche vulnérable. Les formules du type baluchonnage, sous réserve de leur coût, permettent à des bénévoles itinérants formés et encadrés de venir, pour une durée limitée, remplacer chez eux des aidants.

37Alors que l’État affirme être en difficulté pour répondre aux enjeux de la dépendance, des millions de femmes et d’hommes sont engagés dans l’accompagnement d’un enfant, d’une compagne ou d’un compagnon, d’un parent ou encore d’un proche, d’un ami… Un sondage montrait en avril 2013 que 49 % des Français déclaraient s’être déjà occupés d’un proche en perte d’autonomie [5].

38L’action des aidants permet de libérer des places dans les établissements pour personnes en grande fragilité et perte d’autonomie ; comme elle contribue à soulager le travail de professionnels du soin et de l’accompagnement à domicile et à pallier le manque d’effectif. Sans les aidants bénévoles, il faut le dire, le système de soin serait à l’agonie. Il importe de souligner que le soutien aux aidants bénévoles ne vaut pas quitus du désengagement de l’État… Il s’agit bien de refonder une politique de solidarité qui, dans une organisation la plus économe et bienveillante possible, fasse jouer les mécanismes de solidarité publique – pouvant s’accompagner de compléments assurantiels issus du privé ou du monde mutualiste – tout en s’appuyant sur l’implication des aidantes et des aidants.

Conclusion

39La société du vieillissement n’est pas condamnée à gérer la pénurie et à traiter toujours plus mal les plus âgés. Elle peut, au contraire, faire du défi du financement de la dépendance un formidable levier de transformation sociale et économique. Il s’agit à la fois de valoriser les initiatives et le rôle des familles et des proches, et de soutenir les innovations, en particulier dans le domaine de la prévention et de l’habitat adapté.


Mots-clés éditeurs : accompagnement, care, prévention, aidants, innovation, perte d'autonomie, financement

Date de mise en ligne : 15/10/2013

https://doi.org/10.3917/empa.091.0034

Notes

  • [*]
    Serge Guérin, professeur à l’esg-ms, Paris. Dernier ouvrage : La nouvelle société des seniors, Michalon. guerinconsulting@yahoo.fr
  • [1]
    En partant de 8,3 millions d’aidants de l’enquête hsa et de la moyenne de 20 heures par semaine, et en valorisant l’heure au taux de 19 euros, la valorisation de la contribution informelle des aidants s’établit à 164 milliards d’euros.
  • [2]
    dress, pour décembre 2011. La pension moyenne des femmes est de 932 euros par mois.
  • [3]
    Étude nationale Bien vieillir, mai 2010.
  • [4]
    En prenant pour base les 600 euros de coût de revient moyen du parcours de prévention tous les 5 ans sur 30 ans, soit sept tranches. Ce qui revient à 4 200 euros, soit 1,5 jour d’hospitalisation en médecine court séjour. Sources Agirc-Arcco.
  • [5]
    Observatoire de la santé Le Figaro-Weber Shandwick, Opinion Way, avril 2013.

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