1À l’été 2008, j’ai travaillé en tant que femme de ménage dans un service de gérontologie-psychiatrie, puis à l’été 2011, j’ai été amenée à exercer le rôle d’aide-soignante, sans aucune formation ni diplôme de la sorte, dans un ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes).
2Il y a déjà ça de difficile : la première fois qu’on se retrouve face à une vieille femme ou à un vieil homme, nus. Devoir les laver, dans leurs endroits les plus intimes. Bien vite, je refoule cette gêne, cette pudeur, cette presque indignation de petite fille choquée. Tu dois apprendre la vie, et dans la vie, y’a des trucs pas drôles qu’on doit faire quand même. Arrête de faire ta chochotte. D’accord. Je refoule ce premier mouvement : il faut se mettre à la hauteur de ceux qui feront ces gestes difficiles toute leur vie. Il ne faut pas être choquée par le labeur quotidien de plein d’hommes et de femmes qui sont aides-soignants. Donc, la première répulsion est refoulée aussi sec. Je lave à grande eau, je frotte au savon, je mouille, je déshabille à tour de bras, je manipule les couches taille xxl, comme si je l’avais fait toute ma vie, comme s’il n’y avait rien de plus naturel. Ça y est, j’ai « attrapé » le truc. J’en suis fière. Mais il n’y a pas que ça.
3Cette première aisance théâtrale de celle qui apprend vite et fait tout bien, cette première aisance s’ébranle. Je réalise ce que je fais. Très vite, ça me revient à la figure, ce premier émoi, cette première trouille. Elle était toujours là, mais elle s’est transformée, avec mon dos rompu. Dix toilettes à « faire » entre 7 heures et demie et midi, si mes souvenirs sont bons. Et encore, on me fait des fleurs. Je n’hérite que des « plus faciles à faire ». Et encore, dans d’autres ehpad, c’est bien pire, j’ai lu des articles, la moyenne serait plutôt de 14 toilettes en une matinée. Alors mon petit 11 : j’y reviens. C’est l’usine, le travail à la chaîne. J’apprends le métier d’aide-soignante ou comment gagner du temps, comment aller vite, partout, dans ses moindres gestes. Gagner du temps en asseyant son vieux sur le chiotte pour lui laver la tête et le haut du corps ; toujours assis sur le chiotte (on sait jamais, peut-être saura-t-il y faire ses besoins volontairement), lui enfiler déjà slip propre, chaussettes, pantalons, pantoufles, tee-shirt et gilet. Comme ça, son vieux une fois relevé, il suffira de lui laver le cul, mettre la couche, prendre le paquet de tissu qui traîne à ses pieds et tout remonter d’un coup, trompettante, efficace. Un coup de peigne et l’affaire est réglée, on l’expédie ailleurs, vers le petit déjeuner ; son vieux suit le mouvement, il ne veut pas déranger. Puis faire le lit, changer les draps s’il y a trop de pisse, ne pas les changer s’il n’y en a qu’un soupçon. Aller très vite. Trop vite. S’occuper de gros grabataires, seule, les laver dans leur lit, c’est encore une autre affaire. Mais je le fais quand même, malgré mon effroi. Je joue avec les barrières de lit, je sais changer des draps sous une personne de cent kilos, sans la bouger de son lit. Il suffit de me montrer, je sais déjà le faire. Je veux savoir le faire. C’est une nécessité de survie. Aller vite. C’est ce qu’on m’a appris.
4Au début de cette « formation éclair » au métier d’aide-soignant, je ne m’économise pas. Je parle aux vieux, je leur pose plein de questions. Pour accompagner ma gêne et la calmer, je l’incite à me parler de ses enfants pendant que je fouille entre ses jambes avec mon gant. Mais vite et bien trop vite, ça s’enfuit. Je ne parle plus. J’agis et c’est tout. Je ne veux plus rien savoir, je veux en finir au plus vite, passer au suivant, car je ne vois jamais la fin de cette infernale danse des toilettes. Je n’en vois jamais le bout. Alors, je ne parle plus, je subis l’instant, vite. Devant moi, c’est le trou noir, infernal, des toilettes à la chaîne. Une danse à dos rompu.
5Ces premières impressions, chaque jour, après avoir fini le travail, je les écris. Très vite aussi, ces impressions deviennent politiques. Je continue d’écrire, de ruminer ; ça tourne en boucle dans ma tête, je découvre un monde qui m’engage. Comme je fais du théâtre depuis longtemps, je décide d’écrire un spectacle et de le monter. J’écris du théâtre pour dénouer les enjeux politiques qui se trament derrière toute cette expérience brute, violente. Je me renseigne, je lis des articles sur les ehpad – leur mode de financement, les grilles de calcul, le manque symptomatique de personnel, le marché de la dépendance, etc.
6Quand je travaille à l’ehpad, une formation à l’humanitude est en train de se préparer. Les blagues et les sarcasmes fusent chez mes collègues : « La formatrice, on va lui présenter Monsieur M. qui va lui hurler à la figure et on va bien se marrer. » Tellement drôle que voilà matière à écrire une scène de théâtre. Avec cette histoire d’humanitude, je me renseigne, je réfléchis, je tire des conclusions. Voilà un label plein de bonnes intentions qui étouffe la contestation. S’il y a l’humanitude, tout va bien. Pas besoin de s’inquiéter pour nos vieux, on les dorlote comme des bébés. À la lecture du vocabulaire type qui compose la bouillie lissée de l’humanitude, je comprends aussi à quel point les mots ont pouvoir d’étouffer la réalité. Les vieux on les appelle « résidents », c’est pour bien faire savoir à quiconque prétendrait le contraire que les gens dans cet endroit ils résident et c’est tout : on leur a mis un toit sur la tête, mission accomplie. Là encore, il y a matière à écrire une scène. Petites scènes par petites scènes, tableaux par tableaux, j’avance. Pour finir, le spectacle Canicule trace le parcours d’une journée dans un ehpad. Ce spectacle a été joué les 9 et 10 octobre 2012 à l’Espace Malraux de Geispolsheim : salle comble, du jamais vu dans cette petite ville. Des aides-soignants sont venus en masse, des infirmiers, des médecins, des psychologues, des élèves, etc. Un spectacle qui parle d’eux. Des jeunes qui n’ont pas plus que 23 ans jouent les vieux de l’emscpad (Établissement de mise sous couvercle des personnes âgées dépendantes). Il y a eu joie et colère dans les palabres qui ont suivi la représentation : il y a eu des palabres ! Mais, l’objet n’est pas ici Canicule. C’est juste histoire de vous dire que cette histoire d’ehpad m’a travaillée et me travaille encore. Que ce spectacle, on va le reprendre, et je ne le lâcherai pas.
7Ce que j’ai essayé d’approcher par l’écriture théâtrale, c’est la poésie des vieux. Essayer de me mettre à l’intérieur, de comprendre leur état d’être au monde. Regardez-les nos vieux : leur distance d’avec le monde, impressionnante, qu’est-ce qu’elle peut nous apporter ? Une richesse d’au-delà du langage, un silence qui nous parle à un endroit de nous-même insoupçonné. Comment nous, les hommes pris dans le tourbillon du monde, pouvons-nous nous laisser enrichir par cette présence étrange, nous laisser bouleverser, nous laisser changer par cet état d’être au monde inconnu, inaccessible, indicible ? Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas avec la marque déposée « toucher-tendresse » et des sourires blancs et horizontaux qu’on peut y comprendre quelque chose.
8Toutes ces belles paroles, je les écris, à cause de l’impuissance qui a été la mienne : impuissance d’accueillir cette présence étrange, à cause de ce rôle d’aide-soignante efficace et à la chaîne. À cause de ce pour quoi on m’a embauchée : remplacer une aide-soignante à plein temps, dans l’urgence du manque de personnel. Dans l’urgence de maintenir un peu de propreté et d’écarter avant midi la merde.
9Si j’écris tout ça, c’est aussi parce que je n’y suis plus. Je suis retournée à ma vie étudiante : j’ai connu l’ehpad pour un temps éphémère, je n’ai pas eu besoin de m’en protéger. Je sais que si j’avais dû continuer à me lever tous les matins, faire ce travail, j’aurais vite arrêté d’écrire. Pour survivre dans ce travail, j’aurais arrêté d’écrire. Écrire là-dessus, ça empêche de continuer. Après ça, on est plus tranquille.
À mon tour
Aujourd’hui, j’ai 23 ans. Le temps continuera de passer. Ça passera encore et viendra l’heure de l’extrême vieillesse.
Alors j’irai à l’ehpad. J’aurai continué à vivre mais sans plus vouloir ni pouvoir. Ma vue, mes mouvements et mes pensées auront été brouillés par l’ivresse de la vieillesse. Une ivresse impossible à faire passer. Une ivresse ma foi pas désagréable, qui m’aura bercée comme bercent les flots. Doucement m’aura fait m’oublier et oublier les règles de l’hygiène, de la décence, de la salubrité. L’ivresse de ne plus rien savoir. Mes actes n’auront plus eu la précision de ceux qu’on appelle vivants. Ils auront été faits de loin et moi, je serai passée dans une autre catégorie. J’aurai enfin pu m’éloigner, bien, je l’aurai enfin été.
Alors on m’aura mise à l’ehpad.
On m’aura empêchée, on m’aura bridée. On m’aura refusé la dernière chose à laquelle le vivant peut prétendre. On m’aura soignée, on m’aura curée, on m’aura récurée, on m’aura secourue.
On m’aura parlé horizontalement, on m’aura tenu la main, on m’aura caressé la joue, on m’aura fait un sourire blanc comme neige.
M’y voilà. J’y suis. On y est, dans le vif du sujet.
J’aurai vécu, vécu, vécu. J’aurai été prête à m’en aller. J’aurai raté l’occasion. On m’aura prise avant :
« Il est 7 heures du matin, je suis dans un sommeil puissant et gémissant, encore trop loin du repos final. On me réveille fort. On me tire fort du lit. J’ai froid. Il ne me reste que ma couche humide pour me tenir bien chaud. On me l’ôte. Gant froid partout sur le corps. Le mouillé froid reste après le gant. Pas lever un seul bras, pas lever le regard ni le pied sinon le froid va me glacer. Je reste comme ça, les yeux bas, les lèvres et les mains rentrées. J’attends que ça passe. Couche propre mais froide, vêtements trop propres et froids, on m’emmène avec des gants en latex. Je me laisse faire. La chaleur reviendra. Comme d’habitude. On m’a portée de là à là. Puis la chaleur est revenue.
La pauvre dame. Elle ne me dit même plus bonjour tant elle est triste que j’aie raté l’occasion. Elle ne sait plus trop ce que c’est, le bien, le mal. Si tous les matins, elle me met à froid, c’est parce que je dois rester un humain. L’ehpad, qui m’a empêchée de mourir, veut que je garde ma dignité. Il suffit pour ça de changer la couche et de nettoyer un peu. Alors la dame fait sans trop savoir à quoi ça sert et ce qu’il serait bon de faire. Elle fait, la pauvre. Sans trop savoir. Si je la regarde bien, j’ai plus pitié d’elle que de moi. Mais je ne la regarde pas souvent car je dois rentrer mes yeux pour ne pas avoir trop froid.
Je continue de penser qu’il aurait été plus simple de s’effondrer. »
11Voilà ce que je peux écrire si j’essaie de me mettre dans la peau d’un des vieux que j’ai rencontrés, que j’ai lavé, changé, peigné, couché, nourri. C’est ma façon d’interpréter l’irréductible de cet état d’être au monde, de le réduire à des mots.
12Il ne faut pas rentrer ses yeux, ses mains et ses lèvres. Il faut les ouvrir, ne pas être frileux d’être révolté. Ne pas être frileux de s’indigner.
Mots-clés éditeurs : angoisse, révolte, vieillesse, engagement
Mise en ligne 15/10/2013
https://doi.org/10.3917/empa.091.0030