Notes
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[*]
Jean-Rémy Gandon, aide-documentaliste au centre de documentation de l’Institut Saint-Simon, arseaa. Jr.gandon@hotmail.fr
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[1]
Victor Klemperer, lti, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
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[2]
À ce sujet, voir l’article de Sylvie Monchatre, « De l’ouvrier à l’opérateur, d’une sujétion à l’autre », Sciences humaines, n° 158, mars 2005, p. 37-39.
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[3]
Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Guy Baillon, Les usagers au secours de la psychiatrie. La parole retrouvée, Toulouse, érès, 2009, notamment le chapitre « Histoires du handicap psychique », p. 128-144.
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[4]
Je me souviens avoir visité des vieilles maisons toulousaines, à la campagne, dans lesquelles une pièce, aveugle, avait été aménagée au fond d’une chambre, pour le vieux.
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[5]
La première édition du Que sais-je ? sur les personnes handicapées date de 1990. En 2010, la sixième édition change de nom et s’intitule désormais Les personnes en situation de handicap.
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[6]
Thesaurus : liste de mots ou de concepts (mots-clefs) liés entre eux par des relations de hiérarchie ou d’association dont on se servira en documentation pour décrire le contenu d’un document.
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[7]
Promotion et recherche de l’information sociale et médico-sociale, réseau de documentalistes du secteur social et médico-social.
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[8]
Nous renvoyons le lecteur vers les pages Internet consacrées à ces journées par l’onu et les Nations unies : http://www.unac.org/fr/news_events/un_days/international_days.asp et http://www.un.org/fr/events/observances/days.shtml. La journée qui pourrait concerner le plus les sdf s’intitule « Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté » et se situe le 17 octobre
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[9]
P. Declerck, Les naufragés, Paris, Plon, 2001.
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[10]
Cette expression est de Louis Sala-Molins, professeur de philosophie politique à l’université Toulouse-Le Mirail 2, qui l’utilisait souvent dans ses cours.
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[11]
Paris, Flammarion, 2010.
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[12]
Victor Klemperer, op. cit., titre d’un chapitre.
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[13]
Voir l’ouvrage de Laval et Dardot, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, dans lequel est montré comment le paradigme de l’entreprise s’est petit à petit imposé à toutes les organisations, via notamment le public management, et aussi aux individus. Tous et toutes, de l’État jusqu’au particulier, doivent régler leur comportement sur le modèle de l’entreprise.
1Victor Klemperer, Allemand d’origine juive, lorsqu’il s’est vu interdire d’enseignement et d’accès aux bibliothèques, a décidé de continuer son travail de philologue le long d’un journal [1] qu’il a tenu durant toute la période du nazisme. Dans ce journal, il observe comment le nazisme infiltre le langage et envahit le quotidien, jusque dans ses fibres les plus ténues. Ainsi, alors qu’il travaille dans le métro de Berlin avec des ouvriers communistes, il raconte, terrifié, comment ces ouvriers ont intégré dans leur manière de parler des traits typiquement nazis. Nul n’échappe à son époque. Nous baignons dans un langage qu’on nous donne. Le langage du nazisme et de sa propagande pour Victor Klemperer, le langage de la publicité et du management pour nous.
2De ma place de documentaliste à l’Institut Saint-Simon, j’ai assisté à ce changement de paradigme qui fait basculer le médico-social d’un discours construit sur l’héritage des années 1960 et 1970 (psychothérapie institutionnelle, psychanalyse) au discours de l’entreprise. J’ai, cependant, été particulièrement interpellé par les noms et les changements de noms qui ont affecté les catégories d’« usagers de l’action sociale ». Les noms dont nous nous servons pour désigner « les autres » conditionnent notre regard sur eux. Quand le nom change, notre regard change en même temps. Nous entrons dans un nouvel univers de significations. Nous quittons parfois un champ pour un autre. En changeant le nom de l’autre, nous lui faisons changer de monde.
3Ouvriers/opérateurs, vieux/personnes âgées, fous/malades mentaux, étudiants/apprenants : quelles logiques président à ces changements ? Que reflètent-ils de notre époque ? Enfin, quel devenir, pour les personnes concernées, ces transformations préfigurent-elles ?
4D’abord, la conversion à marche forcée des ouvriers en opérateurs : ce premier exemple n’appartient pas au champ du médico-social mais illustre l’effet brutal de dépossession que peut produire un changement de dénomination [2]. Il y a là une tentative ouverte pour faire disparaître un pan d’imaginaire social. Que deviennent les conseils ouvriers, le mouvement ouvrier, la solidarité ouvrière ?
5Quand on troque étudiant pour apprenant, une des raisons invoquées est administrative. Étudiant est un statut administratif. Des personnes peuvent faire des études sans pour autant avoir le statut étudiant. Apprenant a pour mérite de désigner aussi bien les élèves, les écoliers, les étudiants que les apprentis. Cependant, étudier et apprendre ne sont pas la même chose. Ce genre de changement s’impose sans qu’il soit discuté de son sens ni de ses répercussions. Au risque qu’un jour la logique de compétence transforme les étudiants/apprenants en simples acquéreurs de compétences.
6En ce qui concerne le passage de fou à malade mental, nous voyons clairement, de par le mot malade, qu’un choix a été fait : la folie relève essentiellement d’un traitement médical. Le social est le parent pauvre du traitement de la folie. Le fou n’est que secondairement un handicapé psychique. Le mot malade dénote de ce partage de la folie, dans notre société, entre champ médical et champ médico-social en faveur du champ médical [3].
7On ne dit plus vieux. Ça ne se fait plus. Ce n’est pas poli. On dit personnes âgées. Et puis, ce ne sont pas les mêmes personnes. Le vieux est chez lui. Il sent mauvais et il est parfois acariâtre, mais il est plein de sagesse. La personne âgée traîne son déambulateur entre les murs beiges d’une maison de retraite, le silence rythmé par le frottement de ses pantoufles sur un sol lavé deux fois par jour. Les vieux, c’était avant. Ça n’existe presque plus. Ils ont tous été remplacés par les personnes âgées au fur et à mesure qu’ont ouvert les maisons de retraite. Personnes âgées, c’est aseptisé, lisse et beaucoup plus digne que vieux. Ça colle très bien à l’esthétique de notre époque, une esthétique de hall d’aéroport, de lieu de transit, d’endroit pensé en fonction de la circulation, de la propreté et de la sécurité. Le nom que portent les personnes est un signe de notre temps. Quand le nom change, l’ancien est toujours péjoratif. Mais nul ne semble mesurer la saveur amère du neuf. Aujourd’hui, on n’enferme plus les vieux dans des pièces à vieux [4], mais on place des personnes âgées, moyennant espèces sonnantes et trébuchantes, dans des maisons de retraite. La violence n’est pas la même. Elle est aussi devenue plus lisse.
8Effet de gommage ou de lissage, changement de logique sociale ou annexion à un champ, les noms en disent plus long sur des rapports sociaux que sur les personnes. Nous allons maintenant essayer de comprendre la logique qui préside au choix d’un nom en prenant comme exemple les termes de sdf et de personne en situation de handicap.
9Personnes handicapées, personnes en situation de handicap, disabled persons, personnes avec un challenge. Comment doit-on les appeler ? Les débats sont nombreux, la question est instruite. Une chose est sûre : associations, États, ong, chercheurs tentent ensemble de trouver un mot qui permette de désigner la chose tout en étant le moins stigmatisant possible. Tous accordent d’ailleurs aux personnes handicapées un statut de personnes. Le terme handicapé fut introduit dans la loi par le législateur dans les années 1950. Le mot handicap s’intègre dans le nom des principales associations représentant des personnes handicapées durant ces mêmes années. Depuis les années 2000, c’est personnes en situation de handicap qui s’impose pour signifier les handicapés [5]. C’est probablement grâce à ce travail de lobbying que les handicapés sont désignés comme des personnes en situation de handicap et non simplement comme des handicapés. Nous voudrions souligner le rôle des lobbies, de ces groupes minoritaires actifs qui influent sur la majorité. Concernant les personnes vulnérables, ce rôle est d’autant plus important que ces personnes ne pourraient pas à elles seules faire entendre leur voix. Le handicap n’est pas seulement un problème médical, mais il réclame aussi un traitement social. Et c’est le rôle de ces minorités actives de sensibiliser la société, de travailler le politique pour qu’il y ait une reconnaissance et une prise en considération des problèmes liés au handicap.
10Dans le thésaurus [6] prisme [7], les mots handicap et handicapés connaissent les déclinaisons suivantes : handicap, handicap moteur, handicap physique, handicap sensoriel, handicap social, handicapé, handicapé mental, handicapé physique, handicapé sensoriel, handicaps associés. La désignation handicapé est venue remplacer les termes infirme, mutilé, invalide, inadapté ou encore débile. Le champ du handicap est vaste. On notera que ces nouvelles dénominations ont souvent pour caractéristique d’être englobantes. Parmi l’ensemble de ces termes, celui qui a le moins pris est handicap social, le sens et l’emploi de handicap et surtout de personne en situation de handicap se resserrant autour de la déficience physique ou mentale. On pourrait s’étonner que personne en situation de handicap ne serve pas à désigner également les sdf. Pourquoi n’emploie-t-on pas alors, s’agissant de ces personnes, personnes en situation de handicap social ?
11Il existe bien des associations pour protéger et défendre les intérêts des sdf, mais elles n’ont pas l’envergure des associations représentant les handicapés physiques, et ne sont pas aussi nombreuses que ces dernières. On cherchera vainement une journée ou semaine internationale des clochards (sdf, vagabond [8]). Leur visibilité dépend plutôt de cette hystérie compassionnelle dont parle Patrick Declerck [9], qui saisit les médias et les Français aux alentours de Noël. Comme la désignation handicapée, sdf recouvre des réalités différentes. Sont sdf aussi bien le clochard que le travailleur pauvre n’ayant plus les moyens de payer son logement, que le demandeur d’asile ne bénéficiant pas d’aide pour un logement. Le terme sdf a été emprunté en 1993 à la police, qui se servait de cet acronyme pour renseigner les fiches de personnes qui ne pouvaient pas donner d’adresse personnelle. Communément, sdf sert à définir les jeunes errants ou les clochards, que l’on désignait avant du nom de vagabond. C’est un terme administratif, un sigle. Le sdf est un sans. Comme les sans-papiers ou les sans-emploi, ce qui le caractérise, c’est la privation d’un attribut de l’homme « normal », citoyen, travailleur et sédentaire.
12Personnes en situation (de handicap), personnes (âgées), malades (mentaux), sdf. Cette suite de noms dessine un dégradé d’humanité [10], de la visibilité vers la transparence. Le déni d’humanité n’a plus cours sous la forme violente qu’il a pu connaître. Les personnes sont plutôt victimes d’un effacement dont le degré dépend de plusieurs facteurs : ces personnes bénéficient-elles d’un réseau de soutien au sein de la société ? Y a-t-il un profit escomptable à les prendre en charge ? Jusqu’à quel point juge-t-on que ces personnes sont victimes ou responsables de leur sort ? Ces populations intéressent-elles un champ disciplinaire ?
13André Pichot, dans son ouvrage La société pure. De Darwin à Hitler [11], explique que si les idées de Darwin issues du champ de la biologie se sont si rapidement imposées, c’est qu’elles ont trouvé une rapide application dans le champ social. L’extrême paupérisation des quartiers ouvriers de Londres au xixe siècle, où se côtoyaient maladie, violence, alcoolisme, prostitution, ne laissait pas la bourgeoisie sans question. Le darwinisme, immédiatement appliqué à la société, apportait une explication de caractère scientifique à cette situation sociale : le darwinisme social. Si les pauvres sont pauvres, c’est parce qu’ils ne sont pas suffisamment armés par la nature pour le combat qu’est la vie en société. Les signes de leur misère sont autant d’indices de leur inadaptation à la société capitaliste. Seuls les plus adaptés survivent. Aider les autres serait fausser le jeu de la sélection naturelle, aller dans le sens inverse de la marche du progrès. Les pauvres sont les restes dégénérescents d’un type d’humanité voué à disparaître.
14Notre xxe siècle ne se pare plus d’une telle théorie. Il occulte. Il cache derrière un sigle. Il déplace. Il compassionne. Il émotionne. Et puis, il sécurise, il nettoie, il rationnalise, il budgétise.
15Le langage des champs du médico-social s’est construit sur des emprunts. Aux heures riches du secteur, la psychothérapie institutionnelle et la psychanalyse lui fournirent leur vocabulaire. Désormais, nous parlons la langue du vainqueur [12]. Un langage qui s’impose peu à peu dans tous les secteurs de l’économie et de la vie, le langage de l’entreprise. Cette langue, dont on pourrait penser qu’elle n’est qu’un outil de gestion et d’organisation, transporte avec elle des valeurs, notamment celle de « l’individu responsable de ses actes », de l’individu auto-entrepreneur de lui-même [13]. Dans ce monde-là, il serait tellement confortable que les sdf puissent se réduire au sigle qui les désigne. Ces personnes, dont le rôle est de nous montrer que tout ne va pas si bien que ça dans notre meilleur des mondes, déparent dans des centres urbains voués à devenir des centres commerciaux. Cette pauvreté ostentatoire gêne la libre circulation des citoyens faisant leurs courses. L’occultation moderne commence par ce nom : sdf. Et je ne doute pas que dans ces temps de raréfaction financière, les sdf seront les premières victimes d’une non-assistance dont on s’accommodera sans peine.
16Victor Klemperer fit œuvre de résistance en exerçant une vigilance constante sur le langage. Et aujourd’hui, c’est cette attention tatillonne qui le faisait alors taxer de puriste que nous admirons. Une des formes de résistance intellectuelle, mise en œuvre sous le IIIe Reich, fut ce travail sur le langage, sur la manière dont l’époque nazie traversait, investissait les gens à leur insu à travers le langage. C’est à partir des mots qui nous traversent que se fabrique notre vision du monde. Nous ne pensons pas en dehors des mots. Les mots sont le véhicule d’un imaginaire social que nous nous approprions à travers eux. Les mots sont le corps de notre pensée, la matière dont sont faites nos représentations. Résister commence par opérer constamment des écarts par rapport à la langue qu’on nous donne.
Mots-clés éditeurs : langage, usager, identité collective, nom, secteur social et médico-social, valeur sociale, libéralisme, lobbies
Mise en ligne 29/01/2013
https://doi.org/10.3917/empa.088.0020Notes
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[*]
Jean-Rémy Gandon, aide-documentaliste au centre de documentation de l’Institut Saint-Simon, arseaa. Jr.gandon@hotmail.fr
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[1]
Victor Klemperer, lti, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
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[2]
À ce sujet, voir l’article de Sylvie Monchatre, « De l’ouvrier à l’opérateur, d’une sujétion à l’autre », Sciences humaines, n° 158, mars 2005, p. 37-39.
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[3]
Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Guy Baillon, Les usagers au secours de la psychiatrie. La parole retrouvée, Toulouse, érès, 2009, notamment le chapitre « Histoires du handicap psychique », p. 128-144.
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[4]
Je me souviens avoir visité des vieilles maisons toulousaines, à la campagne, dans lesquelles une pièce, aveugle, avait été aménagée au fond d’une chambre, pour le vieux.
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[5]
La première édition du Que sais-je ? sur les personnes handicapées date de 1990. En 2010, la sixième édition change de nom et s’intitule désormais Les personnes en situation de handicap.
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[6]
Thesaurus : liste de mots ou de concepts (mots-clefs) liés entre eux par des relations de hiérarchie ou d’association dont on se servira en documentation pour décrire le contenu d’un document.
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[7]
Promotion et recherche de l’information sociale et médico-sociale, réseau de documentalistes du secteur social et médico-social.
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[8]
Nous renvoyons le lecteur vers les pages Internet consacrées à ces journées par l’onu et les Nations unies : http://www.unac.org/fr/news_events/un_days/international_days.asp et http://www.un.org/fr/events/observances/days.shtml. La journée qui pourrait concerner le plus les sdf s’intitule « Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté » et se situe le 17 octobre
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[9]
P. Declerck, Les naufragés, Paris, Plon, 2001.
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[10]
Cette expression est de Louis Sala-Molins, professeur de philosophie politique à l’université Toulouse-Le Mirail 2, qui l’utilisait souvent dans ses cours.
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[11]
Paris, Flammarion, 2010.
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[12]
Victor Klemperer, op. cit., titre d’un chapitre.
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[13]
Voir l’ouvrage de Laval et Dardot, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, dans lequel est montré comment le paradigme de l’entreprise s’est petit à petit imposé à toutes les organisations, via notamment le public management, et aussi aux individus. Tous et toutes, de l’État jusqu’au particulier, doivent régler leur comportement sur le modèle de l’entreprise.