Empan 2012/3 n° 87

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Article de revue

L'interaction d'aide ne relève pas de la performance

Pages 39 à 45

Notes

  • [*]
    Bertrand Dubreuil, éducateur spécialisé, ancien directeur d’établissement, docteur en sociologie, directeur de pluriel formation-recherche, 13 rue de Paradis, 75010 Paris.
    pluriel.formation@wanadoo.fr
  • [1]
    Convention constitutive de l’anap, arrêté du 23 octobre 2009.
  • [2]
    http://www.anap.fr/domaines-de-competences/systeme-dinformation/.
  • [3]
    L’expression d’« amélioration continue d’une organisation adaptée » constitue une aporie : si une organisation est adaptée, elle n’a pas besoin d’être améliorée, s’il faut l’améliorer, c’est qu’elle n’est pas adaptée, s’il faut l’améliorer en continu, c’est qu’elle n’est jamais adaptée. Le paradigme du progrès continu vient masquer le paradigme du changement perpétuellement poursuivi : ce n’est pas la continuité de l’existence (le déroulé du temps) qui prévaut, mais la discontinuité (le changement indéfini) qu’on imprime à l’existence ; l’écoulement du temps est dénié par le mouvement perpétuel.
  • [4]
    Sans connotation péjorative. La technocratie caractérise une recherche de rationalité liée au processus bureaucratique constitutif de l’évolution des sociétés contemporaines selon Max Weber.
  • [5]
    J.-L. Laville, Politique de l’association, Paris, Le Seuil, 2010.
  • [6]
    J. Priou, Les nouveaux enjeux des politiques d’action sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 2007.
English version

1Concernant ce nouveau thème en vogue qu’est la performance, il faut distinguer ce qui relève de l’outil, en l’occurrence l’Agence nationale de la performance des établissements de santé et médico-sociaux (anap), et ce qui est de l’ordre, plus général, de la notion de performance. Autrement dit, n’attribuons pas à une instance technique la responsabilité d’une orientation politique, d’une évolution sociétale ou d’un courant idéologique. Nous ne gagnerons pas en lucidité à diaboliser l’anap.

L’ANAP telle qu’elle se définit

2Instituée par la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires (hpst), l’anap a pour mission de soutenir les établissements et services dans la modernisation de leur gestion, l’optimisation de leur patrimoine immobilier, le suivi et l’accroissement de leur performance et la maîtrise de leurs dépenses [1]. La déclinaison de ses missions mêle des tâches délimitées et des champs d’action suffisamment larges pour autoriser les développements requis par les orientations politiques.

3Les tâches délimitées proviennent d’instances rassemblées dans l’anap, à savoir le Groupement pour la modernisation du système d’information hospitalier (gmsih), la Mission nationale d’appui à l’investissement hospitalier (mnaih) et la Mission nationale d’expertise et d’audits hospitaliers (meah). Chacune de ces instances avait un rôle technique délimité (le système d’information, l’investissement financier, l’audit) alors que l’anap se voit dotée d’une mission plus globale sur la performance, caractérisée notamment par des termes tels que « conception », « pilotage », « amélioration », « stratégique ».

4L’examen détaillé des travaux réalisés ou à venir de l’anap montre en effet que son champ de compétences ne se limite pas à la performance des matériels, des systèmes d’information et de l’immobilier, mais concerne la performance des personnels et de la structure dans sa globalité. J’en retiendrai ici plus particulièrement une formulation : « La capacité de l’établissement à offrir des services de qualité, c’est-à-dire répondant aux attentes, nécessite la mise en place et l’amélioration continue d’une organisation adaptée. Les processus opérationnels, de support et de pilotage doivent permettre de réaliser des services de valeur, aux meilleurs coûts. Cette recherche permanente de la performance exige entre autres l’automatisation de certaines tâches [2]. »

5Suivons le raisonnement :

  • pour offrir « des services de qualité », il faut adapter l’organisation [3] ;
  • une organisation adaptée permet les meilleurs coûts ;
  • cela exige l’automatisation de certaines tâches.
Bien que l’automatisation suppose la répétition d’actes strictement équivalents, il n’est pas nécessaire d’imaginer une taylorisation systématique des tâches. C’est plus globalement d’une approche technocratique [4] dont il s’agit, d’une ambition d’organiser l’action sans perte, de la penser intégralement définie et prévisible. Tout autant qu’une volonté de maîtrise des dépenses, cela suppose une volonté de maîtrise des buts assignés aux actes professionnels.

6La création de l’anap est donc un acte significatif qui ne se réduit pas au regroupement d’instances techniques. Celles-ci étaient limitées au traitement sectoriel d’aspects dissociés qui, certes, impactaient le système d’action constitutif de toute organisation de travail, mais ne déterminaient pas son orientation au-delà des contraintes qu’elles imposaient et des services qu’elles rendaient. L’anap, elle, est dédiée à une approche globale qui modifiera la nature des exigences et soutiens pour standardiser des pratiques et des modalités de collaboration entre les acteurs, sous l’hypothèse d’une efficacité supérieure.

La performance telle qu’elle ne se définit pas

7On pourrait naïvement concevoir qu’une vision d’avenir, qu’une déclaration d’orientation, qu’une impulsion de politique générale fassent l’objet d’une définition par les pouvoirs publics du sens qu’ils donnent au terme porteur de cette visée. Or une restructuration de l’action publique requiert parfois de ne pas apparaître dans sa radicalité et donc une opacité initiale pour y familiariser peu à peu les esprits. Cela n’implique pas nécessairement l’hypothèse d’une manipulation dissimulée et toute-puissante. C’est plus simplement la conséquence des intérêts en jeu, des rapports de force et des stratégies des acteurs au sein d’un système social en mouvement et dont l’équilibre se modifie. La polysémie provisoire du terme, son caractère indécis, fait alors son efficacité au service du dessein des acteurs dominants.

8Il ne faut pas, en la matière, se dissimuler les liens de la performance et de l’évaluation, au moins dans l’orientation que certains semblent vouloir lui donner aujourd’hui. Si, dans le secteur social et médico-social, la dimension qualitative prévaut actuellement en matière évaluative, elle n’en a pas moins évolué d’une priorité accordée à l’effectivité (fait-on ce qu’on déclare faire ?) à une priorité accordée à l’efficience (quel résultat produit ce qu’on fait ?). Cette évolution a jusqu’alors favorisé une vision qualitative de l’activité déployée par les établissements et services, et permis de développer l’examen des pratiques au-delà des aspects procéduraux et de conformité. Pour autant, tout en comportant des risques de formatage réducteur de l’activité et des pratiques, l’évaluation de l’effectivité, caractéristique des démarches qualité, n’avait pas de prétention appréciative sur la performance des acteurs mesurée à partir des résultats observés.

9De méchants esprits supposeront que le champ d’initiative laissé aux établissements et services en matière d’évaluation sert avant tout à les occuper tandis que se structurent les instruments de la tarification à l’acte et de la comparaison des coûts budgétaires, préparant progressivement le passage aux calculs de performance, secondarisant l’adaptation au besoin, ou suscitant une configuration duelle de l’offre et de la demande par le jeu de la participation financière individuelle à la prestation.

10La maîtrise des dépenses est une juste exigence. Nul ne peut soutenir sans inconséquence la perspective d’une réponse illimitée aux besoins. Elle se ferait au détriment de la réponse à d’autres besoins ou occasionnerait à terme un dramatique retour en arrière par effondrement du système. Faut-il pourtant basculer dans une autre illusion, celle d’une rationalisation des choix budgétaires telle qu’elle assimile l’existence de personnes à la production de biens, l’utilité sociale à la performance économique (et plutôt peut-être à la performance financière) ?

Sofia

11Sofia est une préadolescente de 11 ans en upi (Unité pédagogique d’intégration) avec le soutien d’un sessad (Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile). Lors de la première séance dédiée au soutien scolaire, elle arrive « mains dans les poches », nonchalante, sans rien pour travailler. L’échange s’entame cependant, mais elle urine sur sa chaise et révèle alors qu’elle souffre d’une énurésie nocturne et diurne de caractère psychologique. Le symptôme est suffisamment prégnant pour que les professionnels renoncent temporairement à une aide scolaire. Parce que Sofia ne souhaite pas échanger sur ce qui pourrait expliquer cette énurésie, ils lui proposent l’intermédiaire d’articles de vulgarisation sur l’énurésie pour lui montrer leur attention au problème, sans pour autant forcer son silence. Au fil des rencontres, l’énurésie diurne se réduit et les professionnels relancent Sofia sur le soutien scolaire. Comme celle-ci n’amène toujours aucun support pour travailler, ils décident de rencontrer ses parents.

12Ils proposent à ces derniers d’aider Sofia dans ses devoirs à la maison, afin qu’elle dispose de ses cahiers et de ses livres. Les parents acceptent et le soutien se met en place. Bientôt, l’éducatrice interpelle l’enfant puis les parents sur l’absence des instruments nécessaires pour travailler (cahiers, stylo, compas, règle, etc.).

13Acculée, Sofia avoue qu’elle a vendu les affaires de classe que lui avaient achetées ses parents. S’ensuit une série de séances plus ou moins conflictuelles, qui permettent progressivement aux parents de fournir de nouveau à leur fille les moyens d’effectuer son travail et à celle-ci de tenir les engagements qu’elle prend. Cela ne se fait évidemment pas sans « larmes ni bouderie » mais au fil des mois, la scolarité de Sofia s’améliore, de même que ses rapports avec ses parents et elle parvient à suivre le cursus du collège.

14À suivre…

Valérie

15Valérie, infirme moteur-cérébrale, d’efficience intellectuelle normale, est une personnalité calme, voire effacée, sauf le matin jusqu’à la fin du petit déjeuner. Elle semble alors gagnée par une angoisse qui se traduit par des hurlements, des raideurs corporelles, le rejet de toute sollicitation. Elle exprime également son besoin d’ordre et de protection par des rituels tels que la fermeture des volets et des rideaux, le rangement précautionneux de sa chambre, le verrouillage interne de sa salle de bains, etc.

16Ce qui caractérise la situation de Valérie, c’est sa dépendance physique dans les gestes de la vie quotidienne. Ce qui caractérise la relation des professionnelles avec Valérie, c’est la différenciation des attachements. L’équipe juge normal qu’elle préfère l’une ou l’autre professionnelle. Mais cela devient problématique lorsque ses choix déterminent l’organisation de travail. Soucieuse de personnaliser les relations, l’équipe la convie en effet, séquence après séquence, à choisir la professionnelle qui l’accompagnera dans sa toilette, au cours du repas, dans ses soins d’hygiène. L’autre professionnelle du binôme présent est donc chargée de s’occuper de tous les autres résidents.

17L’équipe décide alors que les professionnelles s’occuperont de la résidente à tour de rôle dans les séquences de vie quotidienne. Et c’est lorsque cette résolution est formulée que semble s’éclairer son comportement difficile au réveil.

18Du fait de la présence d’une seule professionnelle, Valérie manifesterait sa frustration de ne pouvoir choisir. Conjointement, elle exprimerait son angoisse de voir disparaître ses parents âgés. Elle s’est en effet montrée très affectée par le décès de sa grand-mère, qui s’était beaucoup occupée d’elle, et a exprimé plusieurs fois son inquiétude de la disparition de ses parents lors de leurs voyages à l’étranger. Les professionnelles supposent donc qu’en se réveillant le matin, souvent après une nuit entrecoupée de cauchemars, elle est gagnée par la perspective du décès de ses parents. La nuit serait l’équivalent d’un voyage dont on revient, sans savoir ce que sont devenues les personnes dont on n’a pas eu de nouvelles récentes.

19À suivre…

De l’utilité sociale et de la performance

20Par l’exposé de ces deux vignettes cliniques, j’ai rompu sans justification un propos didactique sur la performance. Je voulais ainsi souligner son caractère incongru lorsqu’une activité de service ne relève pas de la segmentation d’une intervention délimitée, de la discontinuité d’un acte isolé produisant par lui-même un effet, mais de la continuité de l’existence, du flux du vécu. L’action des professionnels du secteur social et médico-social concerne l’existence de personnes. Or l’existence ne relève pas du calcul de performance.

21La performance d’une voiture, c’est sa vitesse, sa consommation, etc. La performance d’une machine, c’est sa productivité. La performance de capitaux, c’est le profit qu’ils produisent. La performance d’un sportif, c’est sa supériorité dans un exercice standardisé. Contrairement à ce que suppose un utilitarisme destructeur de cohésion sociale, le service aux personnes ne relève ni de la performance attendue des objets ni du classement entre compétiteurs.

22En moins d’une décennie, le discours des pouvoirs publics a muté : de « l’utilité sociale » énoncée dans la loi du 2 janvier 2002, vers une exigence d’efficacité identifiable de l’action sociale – efficacité en soi justifiée mais peu à peu recouverte par la notion d’efficience.

23L’efficience des établissements et des services sociaux et médico-sociaux n’est pas en soi contradictoire avec l’utilité sociale. Mais la performance n’y ajoute rien et ne repose que sur un postulat idéologique. Or le regroupement de trois agences dans l’anap indique que la visée change de nature. Tant qu’il s’agit de la performance des matériels, la nature de l’action n’est pas affectée pourvu que cette performance ne soit pas érigée en finalité. Lorsque le système d’action est lui-même assigné à la performance, alors qu’il relève du service à la personne en situation de vulnérabilité, il entre en contradiction avec sa finalité. L’interaction d’aide à l’autonomie ou d’éducation ne relève pas de la performance. Ou il y a lieu de s’inquiéter. Et de se demander si les glissements successifs (utilité, efficacité, efficience) ne visent pas à terme la marchandisation et la dualisation du secteur médico-social sous l’assignation à la performance.

La norme, la performance et le droit

24Quelle est la performance dans le cas de la relation de Sofia avec ses parents et de son rapport aux apprentissages scolaires ? Qu’elle se réconcilie avec l’école ? Que la vie de famille se détende ? Que s’estompe l’énurésie ?

25Quelle est la performance dans le cas des terreurs nocturnes, des angoisses de mort de ses parents et de la demande de relation exclusive de Valérie ? Qu’elle n’ait plus de cauchemars ? Qu’elle cesse ses crises matinales ? Qu’elle entretienne une relation moins exclusive ?

26Certains, peut-être, répondront oui. Ils confondront alors le résultat observé et le meilleur résultat possible au meilleur coût. La performance suppose en effet la comparaison d’un résultat à un autre, leur étalonnage, la standardisation des résultats obtenus avec les personnes…

27Quelle serait donc cette performance à laquelle seraient censés concourir les professionnels afin de montrer la supériorité des résultats qu’ils auraient obtenus de leurs usagers ? Quelle serait donc cette performance que les usagers seraient censés démontrer par leur comportement ?

28Comme dans le domaine sportif, la performance implique la construction de catégories (les poids lourds, les poids semi-lourds, les poids légers, la division d’honneur, la seconde division, etc.) et donc l’exclusion de ceux qui constituent un handicap pour une catégorie donnée compte tenu de leur déficit de performance. Si les établissements et services sont évalués dans une logique de performance, ils tendront à sélectionner leur public pour rester dans la compétition.

29Lors d’une émission de radio relative à la réforme du médiateur de la République, un auditeur s’interrogeait sur la nécessité du respect des droits : « On nous dit qu’il faut être compétitif dans une économie mondialisée, alors que les pays émergents n’appliquent pas les mêmes droits aux enfants, aux salariés, aux prisonniers… Alors le droit face aux exigences de l’économie… » D’étonnante façon, les personnalités interpellées se sont trouvées en difficulté d’argumentaire sur la nécessité du droit dans une société. Certains s’en sont tenus à rappeler que les droits individuels n’étaient pas un luxe, que la sanction d’un délit était la privation de liberté et non la perte des droits relatifs à la dignité ou la santé. D’autres ont développé un argumentaire économique sur le coût des discriminations. On voit comment un discours tout-économiste (tout-financier en réalité) imprègne aujourd’hui l’opinion au point que des évidences d’humanité doivent être argumentées par des arguments relevant de la compétitivité. Alors qu’on n’a jamais tant proclamé l’égalité des droits et des chances pour les personnes avec un handicap, on n’emploie jamais tant les termes de compétence, mise en concurrence, performance. S’agit-il encore pour ces personnes de simplement vivre ? Est-ce que, derrière la performance attendue des professionnels, se profile la performance dont devraient témoigner les bénéficiaires pour les moyens que la société leur consacre ?

Le tiers secteur entre l’État et le marché

30La loi du 2 janvier 2002 a consacré la notion d’usager. Une certaine littérature a introduit le terme de client, dont la pseudo-modernité séduisait certains : contribuant financièrement, le client serait plus en mesure d’exiger une qualité de service ; appréciant comparativement la qualité des prestations proposées, il serait en capacité de choisir le service ou l’établissement (mise en concurrence) susceptible de lui offrir la solution la plus adaptée à sa situation (mieux-disant). La promesse est mensongère. D’une part, elle dissimule le fait que la capacité à évaluer un service et à négocier sa personnalisation varie en fonction des ressources financières et culturelles du demandeur. D’autre part, elle oublie que l’accompagnement de personnes avec un handicap ou en difficulté relève non des capacités financières de la personne mais de la solidarité exercée par sa communauté d’appartenance, du droit garant de l’égalité, et donc du registre de l’usager ou du citoyen mais pas du registre du client. L’action en faveur de personnes que leur spécificité met en position d’inégalité – de handicap – ne peut relever que d’une logique d’égalité (loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances) et non de la recherche d’un profit financier, sauf à dégrader la qualité de la prestation en réduisant les moyens, à financer par l’impôt ou les cotisations sociales les dividendes des actionnaires.

31Le pouvoir politique est aujourd’hui dominé par le souci de maîtrise des dépenses, souci justifié mais qui lui fait ignorer la société civile dans sa capacité d’initiative, sa proximité aux besoins des populations en situation de vulnérabilité. Jean-Louis Laville [5] nous rappelle judicieusement que le débat sociétal ne concerne pas seulement l’État et le marché, le politique et l’économique, mais aussi la société civile au travers de ses modes d’organisation associatif ou mutualiste. C’est vrai maintenant plus que jamais, alors que l’État reprend à son compte le paradigme du néolibéralisme pour imposer à l’action publique la notion de performance.

32Or, devant cette évolution, à terme destructrice d’un tissu social garant de certaines solidarités devant les accidents de la vie et les exclusions, le mouvement associatif semble frappé d’asthénie militante. Oublierait-il la fonction tribunicienne que lui attribue Joseph Priou [6] ? Pourquoi les grandes associations du secteur social et médico-social ne s’élèvent-elles pas contre certaines injonctions des pouvoirs publics, irréalistes ou/et destructrices de l’humanité du secteur social et médico-social, devant l’inflation de justifications normatives, de documents à produire, d’exigences évaluatives sans validité scientifique ou qui relèvent du contrôle de conformité, devant ce soupçon récurrent d’inefficacité ou d’insuffisance gestionnaire ?

L’utilité sociale ne relève pas de la performance

33En tant que professionnel, nous avons à prendre la parole, à exercer notre fonction d’alerte. En tant qu’instances morales, les gestionnaires à but non lucratif ont à prendre position. Certains jugeront peut-être qu’ils ont trop à y perdre compte tenu de leur dépendance aux financements publics. Ils ont en réalité bien plus à perdre à se taire, acceptant ainsi, de compromis en compromis, de silence en silence, de dérobades en dérobades, d’être réduits au rôle de prestataires de services, de favoriser la marchandisation du secteur sous le paradigme souverain de la performance. Va-t-il par exemple falloir assister à l’effondrement des services à domicile par asphyxie financière pour réaliser la logique qui nous entraîne ?

34Nous n’empêcherons pas que se développe une mesure de la performance à certains niveaux. Cela ne doit pas nous conduire à penser la performance comme constitutive de l’activité du secteur social et médico-social. Nous ne devons pas céder à la facilité de penser dans le sens de ce qui nous est imposé. Le service à la personne ne relève pas de la performance mais de l’utilité sociale. Celle-ci ne s’évalue pas selon des standards de performance mais au regard de la cohésion et de la justice sociale.

35Serions-nous en train d’oublier la fraternité au fondement de la République ?


Mots-clés éditeurs : justice sociale, marchandisation, performance, utilité sociale, tiers secteur

Date de mise en ligne : 26/11/2012.

https://doi.org/10.3917/empa.087.0039

Notes

  • [*]
    Bertrand Dubreuil, éducateur spécialisé, ancien directeur d’établissement, docteur en sociologie, directeur de pluriel formation-recherche, 13 rue de Paradis, 75010 Paris.
    pluriel.formation@wanadoo.fr
  • [1]
    Convention constitutive de l’anap, arrêté du 23 octobre 2009.
  • [2]
    http://www.anap.fr/domaines-de-competences/systeme-dinformation/.
  • [3]
    L’expression d’« amélioration continue d’une organisation adaptée » constitue une aporie : si une organisation est adaptée, elle n’a pas besoin d’être améliorée, s’il faut l’améliorer, c’est qu’elle n’est pas adaptée, s’il faut l’améliorer en continu, c’est qu’elle n’est jamais adaptée. Le paradigme du progrès continu vient masquer le paradigme du changement perpétuellement poursuivi : ce n’est pas la continuité de l’existence (le déroulé du temps) qui prévaut, mais la discontinuité (le changement indéfini) qu’on imprime à l’existence ; l’écoulement du temps est dénié par le mouvement perpétuel.
  • [4]
    Sans connotation péjorative. La technocratie caractérise une recherche de rationalité liée au processus bureaucratique constitutif de l’évolution des sociétés contemporaines selon Max Weber.
  • [5]
    J.-L. Laville, Politique de l’association, Paris, Le Seuil, 2010.
  • [6]
    J. Priou, Les nouveaux enjeux des politiques d’action sociale et médico-sociale, Paris, Dunod, 2007.
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