Notes
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[1]
S. Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Éditions de Minuit, 1963.
-
[2]
Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, prononcé à Albi en 1903.
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[3]
A.-M. Rajon, I. Abadie, H. Grandjean, « Répercussions du diagnostic périnatal de malformations sur l’enfant et ses parents, approche métapsychologique », Psychiatrie de l’enfant, XLIX, 2, 2006, p. 349-404.
-
[4]
A.-M. Merle-Béral, A.-M. Rajon, « Figures de la soumission au soin. Le système soignants-soignés modèle de l’identification à l’agresseur », Rev.franç. psychanal., 1/2009, p. 97-108.
-
[5]
P. Zaoui, La traversée des catastrophes, Paris, Le Seuil, 2010.
« Oh ! Le beau jour encore que ça aura été.
Encore un ! Malgré tout. Jusqu’ici. »
1La surveillance prénatale est aujourd’hui dominée par des technologies de dépistage qui, du fait de leurs enjeux, bouleversent la temporalité de la grossesse. Celle-ci était qualifiée autrefois « d’état intéressant » : un état entre deux états (« inter-esse »), entre la fille et la femme, une période de latence entre la femme et la mère, une sorte de parenthèse dans laquelle se créaient l’enfant et la mère. Rien ne venait interrompre la continuité somatique et psychique des neuf mois de grossesse. Les échéances que représentaient les visites et les examens chez le gynécologue ou la sage-femme étaient des intermèdes assez peu informatifs. La surveillance concernait surtout la mère et l’enfant restait dans le secret. Entre le début et la fin de la grossesse, la « nature » faisait son œuvre. Si celle-ci était imparfaite, on ne le découvrait qu’à la naissance, et si la grossesse venait à s’interrompre, c’était par accident et non pas du fait d’une décision délibérée.
2Les dernières décennies allaient bouleverser les données à tous les niveaux. Ce qui relevait de la fatalité relève maintenant de la responsabilité. Toutes les avancées de la technique, en particulier celles de la génétique et de l’imagerie, se conjuguent pour proposer à la femme enceinte une surveillance serrée, au service de ce que les obstétriciens appellent le « bien-être fœtal », mais qui en fait se focalise sur le dépistage des malformations. Ce dépistage est de plus en plus précoce, de plus en plus précis. L’évolution naturelle est ainsi contrôlée par une technologie médicale d’autant plus redoutable qu’elle est performante.
3Aujourd’hui, donc, la grossesse ne dure plus neuf mois ; sa temporalité est bouleversée. Elle se trouve fragmentée en une succession de périodes de quelques semaines qui constituent chacune des étapes décisives : test de grossesse, dépistage sanguin et échographique du risque de trisomie, éventualité d’une amniocentèse, échographie « morphologique », dépistages sanguins divers, échographie du dernier trimestre. Chaque étape est une fin en soi. Ainsi, sous l’effetd’une pression médicale dont la légitimité et la nécessité ne sauraient être remises en cause, découvrir sa grossesse, et la déclarer, conduit à se trouver dans une situation que l’on peut qualifier d’« état d’urgence ». L’observateur qui s’installe dans la salle d’attente d’un cabinet d’échographie obstétricale ressent rapidement l’état de vigilance anxieuse des jeunes femmes ou des couples qui l’entourent. Cette tension dramatique découle de l’enjeu de la surveillance. La plupart des examens qui ponctuent la grossesse peuvent, en effet, déboucher sur sa remise en question. Tous les acteurs, professionnels et futurs parents, sont dans un état de vigilance permanent puisque à tout moment ils peuvent se retrouver confrontés à une situation grave, complexe, exceptionnelle, qui les conduira à prendre une décision, ce qui est la caractéristique de l’état d’urgence. Ainsi, bien que pour la plupart des femmes, contrairement à ce que craignait M. Soulé, l’échographie ne provoque pas une « IVF » (Interruption volontaire de fantasmes), les différents examens qui ponctuent la grossesse ont « extrêmement resserré l’espace du rêve [2] » autour de l’attente d’un enfant.
4Dès que la grossesse est officiellement confirmée, le médecin se doit d’en expliquer le déroulement à sa patiente. La tragédie se profile d’emblée avec la proposition des examens de dépistage, au premier rang desquels se situe la proposition de dépistage de la trisomie 21, passage obligé pour toute grossesse. Le moment d’exaltation qui suit généralement l’annonce de la grossesse peut alors se trouver vite rabattu sous l’effet de l’information médicale. En effet, le dépistage sanguin, s’il est positif, va conduire à proposer une amniocentèse pour en préciser les résultats. Cependant, ce geste n’est pas dénué de risques et peut, dans un certain nombre de cas, provoquer l’interruption d’une grossesse normale. Survient alors un réel dilemme : faut-il accepter un examen risqué qui, dans la plupart des cas, se révèlera normal, et donc a posteriori inutile ? Peut-on accepter de rester dans le doute ? À l’inverse, si le dépistage sanguin est négatif, le risque de trisomie est faible, mais il ne peut pas être écarté, la réassurance ne peut donc pas être totale. Il en est de même, tout au long de la grossesse, pour l’échographie. Chaque étape n’engage que l’« ici et maintenant », chaque échographie n’est déclarée normale « qu’aujourd’hui, et pour ce que l’on sait voir ». Femmes enceintes et soignants ne peuvent donc jamais relâcher leur vigilance : l’état d’urgence est permanent.
5 Pour toutes les femmes, le développement de ces techniques a radicalement modifié le vécu de la grossesse. Les conséquences, voire les dommages psychiques, qu’elles suscitent sont importantes. La grossesse, déjà réputée faire vaciller le moi et ses défenses, favoriser la levée du refoulement et confronter les femmes enceintes aux turbulences imprévues de l’inconscient, devient une période à risque aggravé d’ébranlement psychique. La plupart des femmes n’en subissent aucun dommage. Leur psychisme déploie des défenses efficaces : clivages fonctionnels, fonctionnement discrètement obsessionnel ou maniaque, hypochondrie bien tempérée. Ces défenses les mettent à l’abri des turbulences de la réalité. Elles se sentent « dans une bulle », loin des mauvaises nouvelles qui ne sauraient les concerner (« ça n’arrive qu’aux autres »). D’autres, plus fragiles, moins protégées par leurs défenses psychiques ou parfois ébranlées par des expériences antérieures douloureuses, sont confrontées à un état anxieux permanent. La normalité des examens ne parvient pas à les rassurer, même temporairement. Elles sont défiantes envers leur médecin (« j’ai peur qu’on me cache quelque chose »), et l’alliance de soins qu’elles nouent avec lui est instable. Les consultations se multiplient et le médecin est confronté à une demande d’examens répétés. D’une façon générale, les gynécologues observent une modification de la symptomatologie des grossesses. Pour certains, les contractions survenant chez un nombre élevé de patientes seraient à interpréter comme des manifestations psychosomatiques en lien avec l’état anxieux provoqué par la médicalisation accrue des grossesses.
6 Lorsque le dépistage débouche sur un diagnostic de malformation, la tragédie éclate véritablement [3]. Les cloisons entre fantasmes et réalité s’effondrent, les clivages s’écroulent. Quelle que soit la gravité de la malformation, la question de l’interruption de grossesse surgit de façon pressante. Si la malformation est grave, le couple – mais surtout la mère qui porte l’enfant – se trouve confronté à un impossible choix de vie ou de mort pour le fœtus. La décision est une urgence, non pas médicale mais psychique. C’est une situation de « sauve qui peut » pour sortir au plus vite d’un conflit ambivalentiel trop douloureux, voire éviter de l’affronter. Quand la gravité de l’anomalie autorise la poursuite de la grossesse, il y a malgré tout une altération du projet qui provoque une brèche dans le narcissisme parental. Il y a interruption psychique du processus de maternalité, désintérêt pour la grossesse en cours, généralement pour peu de temps mais parfois pour plus longtemps.
7Les conséquences du diagnostic prénatal peuvent déborder la période de la grossesse. Par ses enjeux et la turbulence émotionnelle qu’il provoque, le dépistage anténatal peut subvertir les processus de parentalité, en particulier ceux de la maternalité, en mettant très tôt sous tension les liens qui se tissent entre des parents et leur enfant. Leur relation s’en trouve parfois déséquilibrée, au bénéfice d’une exigence narcissique exacerbée qui enferme l’enfant dans un lien contraignant.
8Les progrès dus à l’essor de la technologie médicale, et au premier rang ceux de l’imagerie, ont créé le paradoxe de la médecine moderne : une capacité inouïe d’investigation diagnostique mise au service du dépistage des maladies, alors même que le sujet, devenu un patient qui s’ignore, n’en a aucune conscience et aucun ressenti. La médecine est devenue une médecine prédictive, et chacun, dans l’attente du résultat biologique ou de l’image oraculaire, est placé dans un état de vigilance anxieuse. Cet état, aux limites du conscient, peut être qualifié d’état d’urgence : la médecine prédictive est une médecine d’annonces et de révélations. La médecine fœtale en est un modèle extrême [4] et exemplaire. Le diagnostic anténatal met potentiellement chacun face à la responsabilité du choix de la vie et de la mort pour celui qui n’est pas encore né, choix qui se ferme définitivement à la naissance. C’est là que réside toute son intensité dramatique. Son caractère prédictif transforme le fardeau de la fatalité, qui s’abattait sur une famille dont l’enfant naissait porteur d’une malformation, en fardeau de la responsabilité devant les décisions à prendre.
9En cela, le scénario auquel se trouve soumise toute grossesse obéit aux règles de la tragédie grecque. C’est une tragédie, car les personnages de la pièce peuvent, comme les héros du théâtre antique, être confrontés à des conflits psychiques exceptionnels, et aux catastrophes qui en sont les conséquences. Comme dans la tragédie grecque, tous les personnages, futurs parents et médecins eux-mêmes, sont impuissants face aux forces supérieures d’une technologie qui les manipule et qui a remplacé les dieux d’autrefois. Le terme de manipulation peut paraître excessif, cependant le dilemme auquel chacun se trouve confronté quand se pose la question de l’interruption de grossesse ne laisse généralement pas une grande liberté de choix. Le psychanalyste qui travaille dans une maternité est lui-même assiégé et débordé par une réalité sidérante, peu propice à l’élaboration psychique. Comment un « professionnel de l’après-coup » peut-il s’accommoder de l’urgence ? Le doit-il ? Et au bénéfice de qui ? Il est témoin du danger permanent que représente cet état d’urgence chronique : l’acte qui court-circuite la pensée, la pensée maintenue en mode opératoire, l’absence de latence en raison de l’urgence de la prise de décisions, la répression des affects.
10Peut-on sortir de cet état d’urgence, et de l’état de vigilance anxieuse qu’il suscite ? Dans le champ des possibles, deux solutions se présentent : celle du repli et celle de la surenchère, la régression ou l’excès maniaque. La solution du repli sous la forme d’un retour « à la nature » est une grande tentation. Devant la surenchère des plans de périnatalité qui mettent la sécurité au premier rang de leurs objectifs, des voix s’élèvent pour demander des grossesses soustraites à la médicalisation. Ce retour en arrière est une défense contre le débordement anxieux que provoquent les examens et leurs possibles conséquences. Beaucoup de femmes enceintes expriment ainsi leur ambivalence avec le souhait de se soustraire – si elles osaient – aux échographies, aux bilans, aux consultations. Certaines le font, déclarent la grossesse le plus tardivement possible, voire la dissimulent par impossibilité d’affronter l’angoisse des examens. Ce repli défensif, cette régression, est cependant risquée, pour la future mère et pour l’enfant. La deuxième solution est celle d’une surenchère dans les examens. C’est le cas des patientes qui réclament des échographies à chacune de leur consultation, pour se rassurer. Si les soignants sont dans l’ensemble peu favorables au repli, ils acceptent plus volontiers la surenchère dans la surveillance, ce qui témoigne de la vigilance anxieuse dans laquelle ils sont pris eux aussi. Leur rôle « pare-excitant » est ainsi, très souvent, battu en brèche.
11La technologie médicale, le progrès sont irréversibles, et les refuser ou en mésuser ne peut pas être une solution. En cela, l’obstétrique et sa technologie ne sont qu’un modèle particulier de la médecine moderne. L’obstétrique ne garantit pas plus de grossesses sans risque que la médecine ne garantit un état de santé stable. À tout moment, grâce aux capacités d’investigation des techniques médicales, chacun peut se trouver exposé à l’annonce d’une maladie dont il ne ressentait aucun signe ou confronté à un signe précurseur de maladie : c’est le redoutable pouvoir du dépistage, surtout quand ce dernier ne débouche sur aucune solution thérapeutique. La santé est « sous réserve », en quelque sorte « en sursis » d’une révélation inattendue : il n’y a plus de frontière parfaitement définie entre santé et maladie [5] et l’état d’urgence n’est jamais loin. La technologie est aveugle, et ne tient pas compte du facteur humain. Le médecin ne devrait pas se laisser éblouir par ce nouveau pouvoir. L’arbitrage entre la nécessité et l’abus passe par lui, par sa capacité à rester médiateur entre la technique et le patient, et par sa capacité à faire preuve de discernement dans la relation médecin-malade. Les échographistes, en obstétrique, sont souvent confrontés au dilemme de « dire ou ne pas dire », qui trouve écho chez les femmes quand elles expriment à mi-voix un « j’aurais préféré ne pas savoir ». Mais ces souhaits ne peuvent être ici, comme ailleurs dans le champ médical, que des regrets formulés dans l’après-coup.
12On ne saurait parler d’urgence à propos de la grossesse sans évoquer un autre bouleversement de la temporalité qui résulte des progrès de la médecine. Le désir d’enfant, de devenir père, de devenir mère, peut aussi se trouver placé sous la tension de l’état d’urgence. Avoir un enfant, en effet, relève aujourd’hui d’une décision, ce qui est un progrès que nul ne saurait contester. Les techniques contraceptives rendent chacun acteur de ses choix. En permettant le recul de l’âge de la première maternité, elles ont donné aux femmes et aux hommes le temps de la décision : avoir ou ne pas avoir un enfant, à quel moment, maintenant ou plus tard. Cette temporisation peut permettre que se développe et s’organise le travail psychique autour du désir d’enfant. Ainsi peut se déployer l’ambivalence, ce conflit qui, pour chaque décision, fait peser le pour et le contre. Paradoxalement, la contraception, qui délivre de l’urgence d’une grossesse non désirée, peut conduire à une autre urgence, celle de « l’horloge biologique », qui impose d’avoir un enfant avant qu’il ne soit trop tard. Le temps devant soi, que l’on croyait si long, se contracte, se rétrécit, se dramatise puisque pour la première fois, en pleine maturité, se profile le temps de la vieillesse et de la mort : pouvoir, encore, avoir un enfant avant de ne plus pouvoir, définitivement, en avoir. Cette brutale confrontation à l’accélération du temps et à un avenir « fini », qui hante les femmes mais aussi les hommes, est une sommation à passer à l’acte : avoir un enfant ou décider de ne pas en avoir. Ce choix confronte l’individu à ses motivations conscientes mais aussi aux éruptions de son inconscient. Le psychanalyste et le gynécologue sont alors saisis par l’urgence de la demande d’enfant. Sur le plan psychique, le besoin prend alors le pas sur le désir, jusqu’à devenir une exigence du « tout de suite », souvent « à n’importe quel prix ». L’état d’urgence, sur le plan psychique, fait taire l’ambivalence, gèle le temps, place le fonctionnement mental en « mode opératoire » jusqu’à ce que l’acte, une fois accompli, permette, pour la plupart, la reprise de l’activité psychique.
Notes
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[1]
S. Beckett, Oh les beaux jours, Paris, Éditions de Minuit, 1963.
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[2]
Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, prononcé à Albi en 1903.
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[3]
A.-M. Rajon, I. Abadie, H. Grandjean, « Répercussions du diagnostic périnatal de malformations sur l’enfant et ses parents, approche métapsychologique », Psychiatrie de l’enfant, XLIX, 2, 2006, p. 349-404.
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[4]
A.-M. Merle-Béral, A.-M. Rajon, « Figures de la soumission au soin. Le système soignants-soignés modèle de l’identification à l’agresseur », Rev.franç. psychanal., 1/2009, p. 97-108.
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[5]
P. Zaoui, La traversée des catastrophes, Paris, Le Seuil, 2010.