Empan 2011/4 n° 84

Couverture de EMPA_084

Article de revue

La fabrique de l'intravail

Pages 90 à 94

Notes

  • [1]
    Site de France Info.
  • [2]
    On parle aussi de la méthode des cinq zéros, correspondant à zéro panne, zéro délai, zéro papier, zéro stock et zéro défaut.
  • [3]
    En fait, il s’agit de la traduction dans la version sous-titrée. Dans la version française, « Le temps pour nous est devenu de l’argent ». L’original : « The faster we’re carried, the less time we have to spare ».
  • [4]
    En français, on les appelle des diapositives, mais « slide » veut dire glisser et la traduction fait perdre le côté très justement éphémère de l’objet, son inconsistance en fait.
English version

1Dans le courant de ce mois de septembre, la production a été interrompue plusieurs demi-journées dans les usines d’une fameuse marque automobile pour cause de manque de vis. À l’origine de la pénurie, a-t-on expliqué, un problème de réorganisation chez un sous-traitant. « L’installation d’une nouvelle plateforme logistique a terrassé le fonctionnement habituel des livraisons et une cellule de crise tente de pallier au plus urgent, avec notamment des livraisons de pièces par taxis ou par hélicoptères [1]. » Scène de guerre ! On imagine le vent mêlé de panique, de colère et de détermination qui a dû souffler.

2Mais les problèmes d’organisation du sous-traitant complaisamment soulignés ne sont pas seuls en cause. L’organisation des entreprises en flux tendu [2] veut cela : le zéro stock implique que personne dans la chaîne – qui en l’occurence va de la production de pièces chez les multiples sous-traitants à la sortie des véhicules des ateliers de la maison-mère – ne défaille. C’est ce qui est à l’origine de la multiplication des systèmes de contrôle (autrement baptisés reporting, c’est plus acceptable en anglais) qui ne font guère que constater les défaillances. C’est devenu la vie courante de nos entreprises de mettre en place des dispositifs pour « gérer les situations d’urgence », dispositifs de désorganisation si l’on y réfléchit, qui devraient signaler l’échec du management. Or loin de mettre en question les modèles qui conduisent à cette situation, les directions cherchent désormais des salariés « réactifs », lisez capables de supporter l’urgence devenue chronique.

3Par définition, le management par l’urgence sécrète son propre renforcement. L’urgence étouffe quiconque accepte de s’y soumettre. Comment alors stopper la mécanique dans laquelle tout le monde se sent pris, consentant ou non ? D’abord, est utile le volontarisme d’une hypothèse que ne peuvent émettre que les non-consentants, les résistants toujours nécessaires : dans la mesure où nous participons du système, nous ne sommes pas ses victimes impuissantes, nous avons les moyens de l’enrayer – ce n’est pas toujours perceptible dans une certaine complainte de la souffrance au travail. Pour l’enrayer, il faut s’en extraire et pour s’en extraire, être convaincu de sa nocivité. Jusqu’à pratiquer une sorte de droit de retrait : « l’urgence ne passera pas par moi ». Évidemment, cela paraît irréaliste quand on se sent enseveli. Mais comme pour tout ce qui touche au travail, les solutions ne sont pas externes à celui qui travaille. Le management par l’urgence est trop utile au maintien du statu quo pour que puisse se produire une décélération venue du haut de nos entreprises pyramidales. Au contraire, le management par l’urgence « fait système » avec tout ce qui nous enjoint de ne pas penser.

Spirale de la vitesse

4Au début du film d’Orson Welles, La splendeur des Amberson, une voix off constate déjà que « plus nous allons vite et moins nous avons de temps [3] ». On est en 1942. Que dire alors aujourd’hui ? Avec la multiplication des outils qui nous permettent d’accélérer, et nous « empêchent » de nous déconnecter (c’est du moins ainsi que nous les vivons), on ne compte pas les gens « bookés » et « surbookés », quand ils ne sont pas « sous l’eau », « charrette » ou plus simplement débordés. Et tout le monde de s’excuser de ne pas avoir le temps, un abri commode aussi pour le prendre de moins en moins. Mais la référence au film de Welles remet l’actuel en perspective. L’entreprise que nous connaissons depuis le xixe siècle est obsédée par l’idée que le temps qui n’est pas consacré à la production, donc au Dieu-profit, est gaspillé (time is money, on a d’ailleurs installé de grandes horloges dans les villes pour le rappeler aux travailleurs). Le taylorisme, au début du xxe siècle, s’est fondé sur la chasse aux « temps morts ». Les 35 heures, à la fin du xxe siècle, ont été mises en place en supprimant les pauses et les relèves. Le « lean management » actuellement (le standard d’organisation de la production qui se répand) a pour question obsessionnelle de « dégraisser » les organisations (lean veut dire mince) de tâches considérées comme inutilement chronophages par ceux qui ne font pas le travail. Au fil du temps, l’objectif reste le même, leitmotiv du management : réduire la part de ce qu’il considère comme de la flânerie, improductive, non profitable, non rationnelle dans le monde de l’Homo œconomicus.

5D’un cran à l’autre, nous sommes maintenant cernés par les urgences de toutes sortes. Il faut décider, et agir, vite. Mais décider vite est plus facile qu’agir vite. Pour ceux qu’on appelle « les décideurs », dans ce monde qui se dit fièrement « pragmatique », le « faire » est sans épaisseur. Leur devise pourrait être « Aussitôt dit, aussitôt fait ». On a fait, au passage, du pragmatisme la doctrine de la non-pensée, très loin de ce qu’il était pour ses inventeurs. On l’a assimilé à un dogmatisme du faire qui légitime le fait de ne pas examiner les alternatives à ce qu’on fait, quitte à réparer ensuite les effets de décisions hâtives, avec un sentiment d’urgence forcément décuplé. Désormais, dans le quotidien des entreprises, on demande aux salariés d’être, tout à la fois, tout le temps en train de faire quelque chose et disponibles pour traiter les urgences. D’où un bal des priorités. Il n’est que d’ouvrir les cahiers dans lesquels je note les verbatim recueillis dans nos interventions : « L’étiquette rouge sur un ordre de fabrication indique “priorité ” mais il y a des priorités absolues qui n’ont pas d’étiquette rouge ». « On a de 20 pièces à 40 pièces urgentes, finalement ce sont toutes les pièces », ou encore : « On a d’abord une priorité, puis deux, puis trois, puis quatre ». « Le problème c’est de déterminer les urgences des urgences ». Ubuesque.

6On ne trouvera pas de dirigeant pour dire qu’il a fait de l’urgence permanente son mode de management. Or l’urgence est bel et bien un mode de management comme l’état d’urgence est un mode de gouvernement. Elle suspend tout ce qui n’est pas la stricte mobilisation autour d’un objectif ou d’une cible. Pas le temps de se réunir – et si on se réunit, « il faut avancer » –, pas le temps de se parler, pas le temps de se demander si on fait bien les choses. Le management par l’urgence est d’autant plus habile qu’il n’est pas volontaire. Des cadres eux-mêmes sous pression mettent sous pression leurs équipes qui mettent sous pression les sous-traitants. Aucune limite à un tel système. Enfin si : le manque de vis, tôt ou tard. Mais on trouvera le coupable (le sous-traitant, le dernier de la chaîne) et on ne remettra pas en cause un modèle pour lequel l’intelligence n’est pas une valeur qui fait gagner du temps. Et qui ne voit d’ailleurs nulle intelligence chez ceux qui travaillent.

Erreur de perspective

7Il y a quelques années déjà que, au cours d’une analyse du travail, j’ai rencontré cette expression d’un cadre dirigeant : « c’est hors zar ». Traduction : « hors Zone d’Autonomie et de Responsabilité ». Il s’agit de tout ce que le salarié doit refuser de faire, de voir, d’entendre, puisqu’il n’y peut rien.

8Il ne me semble pas que le terme ait fait florès mais il est devenu inutile, tant le repli (pas sur soi mais sur un périmètre assigné) est rendu inévitable par la folie des organisations. On ne compte plus les situations, plus douloureuses qu’on ne le croit, dans lesquelles on entend dire : « ce n’est pas de ma compétence », « je n’y peux rien ». Cet agent d’accueil de la sncf qui précise pour couper court à tout reproche : « Le site Internet [de la sncf], ce n’est pas nous. » Ce conseiller bancaire : « Le service carte bancaire ce n’est pas nous. » Public et privé sont à la même enseigne, les entreprises publiques étant, comme on le sait, à leur tour la proie d’un management gorgé d’objectifs de performance. Le client-roi est souvent devenu un client furax de ne pas avoir de réponse à ses questions. Une voix ridiculement enjôleuse lui répond au téléphone : « si vous avez telle question, tapez 1, telle question, tapez 2, etc. », le laissant perplexe sur la touche qui correspond à sa question, forcément plus complexe. Belle illustration de ce qu’un accueil ne devrait pas être.

9Contrairement à ce que veut faire croire une autre complainte, celle de l’individualisme croissant, il n’est pas si simple pour un salarié qui est d’abord un être humain de ne pas être à l’écoute de qui s’adresse à lui. Mieux valait donc le remplacer par une mécanique qui n’éprouve aucune empathie. Pour parvenir au brillant résultat de nous couper les uns des autres, il faut labourer culturellement nos cerveaux pour les fermer à l’exercice de l’écoute. De ce labourage fait partie l’assertion qu’on nous répète sur tous les tons : nous serions naturellement ennemis les uns des autres. « Pour preuve supplémentaire », nous dit-on, l’agressivité montante dans les relations, alors que cette tension est le résultat direct de l’impossibilité de prendre le temps dont nous avons humainement besoin pour nous ajuster les uns aux autres. Ne nous attardons pas, apprenons à « gérer les conflits » sans nous demander d’où ils viennent. Apprenons à respirer pour compenser les agressions de l’environnement. Si tous ces leurres fonctionnent, c’est qu’ils sont appropriés à ce qui semble une évidence : le stress monte. Mais ils contribuent à masquer que cette agitation caractéristique de notre présent est méthodiquement engendrée. J’entends cette salariée d’une banque dont le rôle était depuis longtemps d’aider les personnes en situation difficile à sortir la tête de l’eau, contrainte de constater que désormais on fait payer le prix fort aux plus démunis à coup d’agios et de prêts revolving. Pour lutter contre la révolte de cette femme, salariée mais citoyenne aussi, pour contrer son « perfectionnisme », sa tendance à « faire l’assistance sociale », le plus simple était de l’accabler d’objectifs à réaliser en un temps très court. Amenée à ne plus voir que des urgences, elle en perdait de vue ce qui la rendait malade, le nouveau rôle qu’on lui assignait : fermer la porte au client insolvable. On dit souvent que la recherche obsessionnelle de résultats chiffrés, la mal nommée culture du chiffre – car c’est plutôt une inculture –, vide le travail de son sens. Mais c’est parce que nous ne sommes pas assez attentifs au sens, au « pour quoi ? » du travail que la culture du chiffre peut s’installer. Et cela explique du même coup pourquoi la révolte n’est pas plus générale, plus massive. Le monde de l’urgence est un monde artificiel dans lequel on nous pousse à nous réfugier à force de courts-circuits. Le circuit long du travail est difficile à rétablir. La mécanique affolée de l’urgence part de cette erreur de perspective : agir et penser comme deux opposés, deux incompatibles. On ne la stoppera pas sans récuser cette conception clivée de l’homme.

Le temps comme enjeu

10La sommation de l’urgence atteint le travail dans ce qui fait sa raison d’être et souvent sa force, au-delà des vicissitudes : nous réunir autour d’objectifs communs pour construire la société dans laquelle nous vivons. Il est impossible de construire quoi que ce soit de commun sans le temps nécessaire à penser, à échanger, à tâtonner, à expérimenter, à vagabonder aussi. Ce qui ne permet pas tout cela n’est pas du travail, ni même du mal-travail, mais de l’intravail. Le problème n’est pas seulement que nous travaillons mal mais que nous travaillons contre nous-mêmes. On ne produit pas de la société quand on fait du rapport à l’autre une épreuve incessante.

11Si nous acceptons l’emballement, c’est parce que l’urgence sait s’habiller d’une parure qui donne l’impression d’être au service des autres. Or l’urgence ne peut être une véritable urgence que sur la toile de fond d’une activité qui nous incite à penser, donc à faire des détours. Ce sont les détours qui nous relient les uns aux autres, parce qu’ils sont la source de la rencontre, de l’attention, de la surprise. Ce sont eux qui nous rendent capables d’accélérations lorsque c’est nécessaire, faisant alors de l’accélération un beau moment de mobilisation, souvent collective, des savoir-faire.

12L’urgence est encouragée pour noyer les vélléités de penser autrement la vie et le travail. Fabriquée conjointement par les suppressions d’emplois qui tendent les organisations, le détournement des outils vers le contrôle, le remplacement du langage (pas le temps de se parler) par les énoncés PowerPoint. Par tous ces moyens, l’entreprise est vidée de son humanité. On n’y travaille plus ensemble, on y travaille en clients ou concurrents les uns des autres. Se souvient-on encore qu’on nous a fait beaucoup de promesses avec l’arrivée de ce qui s’est appelé dans les années 1970-1980 « les nouvelles technologies », aujourd’hui installées dans nos vies ? Moins de peine, plus de supervision, plus de communication. On s’est servi, pour nous berner, d’un rêve ancien et légitime : utiliser les machines pour qu’elles libèrent l’homme. À l’arrivée, ce que nous avons, c’est une peine moins visible et d’autant plus difficile à supporter. Parce que la modernisation, l’informatisation, engagées sur fond de profits financiers, ont été détournées de l’objectif civilisateur : nous rendre maîtres de notre emploi du temps, au sens propre du terme. Les machines ont remplacé l’homme sous la folle assertion qu’elles travaillent mieux. Mais les machines ne travaillent pas, elles fonctionnent. On a réduit l’intervention humaine autant que possible bien que les alertes n’aient pas manqué : les ordinateurs ne remplacent pas l’homme, ils changent son travail. En fait de libération, on a mis l’homme au chômage. Mais cela ne suffit pas. L’objectif aujourd’hui est de nous ramener sous contrôle et d’en finir avec cette promesse d’humanisation que portaient les penseurs de l’industrialisation naissante.

13L’urgence nous dépossède de l’arbitrage dans nos priorités, qui est à la fois un droit élémentaire et une condition de notre efficacité.

14La résistance dans les entreprises a souvent eu pour enjeu le contrôle du temps. Qu’on se souvienne du métro-boulot-dodo de 68. C’est encore l’actualité avec le report de l’âge légal d’accès à la retraite. Mais cet enjeu est à la fois sous nos yeux et invisible. Sous nos yeux parce que la « souffrance au travail » désigne souvent pour responsable l’intensification jusqu’à l’étouffement. Invisible parce que, malgré cela, la protestation contre cette souffrance renvoie plus à une demande de temps dit libéré qu’à une demande de travail aéré, respirant.

15Le management par l’urgence est pourtant aussi une preuve de faiblesse. Pour s’imposer, il rame contre la réflexion qui est la condition de l’humain. Au point de s’en priver lui-même. Les managers externalisent la réflexion. Ils paient des consultants pour imaginer un fonctionnement sans heurt (donc sans gaspillage), sur le papier au moins, ou plus précisément sur les slides[4] de PowerPoint. Ils en paient d’autres pour réparer les dégâts. Personne ne calcule le temps (et l’argent) perdu pour cause d’objectif de gain de temps (et d’argent) et, comme on sait, dans notre monde, ce qui ne donne pas lieu à calcul n’existe pas.

16Pour stopper la dérive, ce n’est pas tant « travail » qu’il faut penser que « humanité ». L’homme producteur, cherchant toujours à se reconnaître dans ce qu’il produit, ne peut pas aller « droit au but » car son but n’est pas celui de l’entreprise. Il est chercheur, toujours. Il reste à chacun à l’assumer. En quoi est-il moins urgent de lire un texte, de rencontrer des collègues, que de « régler » tel problème si je le règle mal parce que je vais trop vite ? C’est une question concrète, à portée de main, à portée de résistance. Si l’on veut cesser de travailler dans l’urgence, il faut considérer que le plus nécessaire est de réfléchir à ce qui nous empêche de travailler autrement. Un bouclier humain contre la fabrique de l’intravail.


Mots-clés éditeurs : travail, intravail, management, penser

Date de mise en ligne : 22/02/2012

https://doi.org/10.3917/empa.084.0090

Notes

  • [1]
    Site de France Info.
  • [2]
    On parle aussi de la méthode des cinq zéros, correspondant à zéro panne, zéro délai, zéro papier, zéro stock et zéro défaut.
  • [3]
    En fait, il s’agit de la traduction dans la version sous-titrée. Dans la version française, « Le temps pour nous est devenu de l’argent ». L’original : « The faster we’re carried, the less time we have to spare ».
  • [4]
    En français, on les appelle des diapositives, mais « slide » veut dire glisser et la traduction fait perdre le côté très justement éphémère de l’objet, son inconsistance en fait.

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