Empan 2011/3 n° 83

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Article de revue

La disparition des Sourds ?

Pages 14 à 17

Notes

  • [1]
    Le titre de ce texte doit rester accompagné d’un point d’interrogation et nous ne souhaitons pas qu’il disparaisse lors de citations éventuelles. Sur le plan typographique, nous utilisons aussi un caractère majuscule au terme de « Sourd », suivant une norme, critiquable à certains égards, utile pour distinguer les Sourds en tant que membres de la communauté linguistique utilisant la langue des signes de ceux atteints de surdité mais dont la langue première est le français oral. Cette marque distinctive ne connote aucun jugement de valeur. Son défaut est d’instituer une démarcation rigide entre les sourds utilisant la langue des signes et les sourds oralisés qui ne correspond pas toujours à la réalité.
English version

1La disparition des Sourds est-elle une interrogation légitime ou est-ce un fantasme agité par des militants de la « cause sourde » pour mettre en alerte sur la situation de leur communauté [1] ? Résumons en premier lieu les données de fait : il existe une communauté linguistique de sujets utilisant la langue des signes. Il est exact d’attribuer à cette communauté linguistique une référence à une culture commune, la culture sourde, dans la mesure où :

  1. – les signes véhiculent des significations transindividuelles, enracinées dans une diachronie linguistique et connotées par des références collectives ;
  2. – l’expérience sociale de la surdité entraîne des actes sociologiques spécifiques partagés ;
  3. – il existe une communauté d’expériences phénoménologiques, diverses selon les critères cliniques de la surdité, mais toujours plus proches entre les Sourds que l’expérience commune aux entendants ;
  4. – il existe une endogamie fréquente ;
  5. – il existe des anthroponymes gestuels, marqueurs d’une identité. Cependant, la communauté des Sourds n’est pas une entité ethnique, sinon par analogie partielle. Elle n’est pas un groupe déterminé sociologiquement (des Sourds peuvent appartenir à des groupes sociologiques différents). Elle n’est pas non plus une culture dominante exclusive – les cultures nationales, religieuses, ethniques coexistent avec la culture sourde et sont parfois d’implication plus profonde. La culture sourde est coextensive aux autres cultures, elle ne les supplée pas. Cette communauté linguistique et culturelle des Sourds est-elle en voie de disparition ? La question n’est pas absurde puisqu’elle est régulièrement posée par les associations de Sourds. Sans montrer d’ironie particulière contre les ethnologues, on pourrait se dire que l’intérêt récent des ethnologues pour la communauté des Sourds, n’est pas de très bon aloi. Il semble bien que cela soit au moment où elles disparaissent que les cultures deviennent objet de l’anthropologie… Abordons la question sans jugement préconçu et listons les facteurs concourant à la disparition de la communauté des Sourds et ceux qui contribuent à son maintien.
Le premier facteur est lié à la découverte récente des gènes impliqués dans les surdités génétiques. Il est maintenant possible de réaliser des prédictions précises sur les risques de surdité dans les familles dont l’un des membres a eu une surdité génétique. Il s’ensuit une diminution du nombre de grossesses dans ces familles qui sont informées de ce risque lors des consultations de génétique médicale. Certaines familles ne sont pas influencées dans leur désir d’enfant mais la plupart prennent cette annonce en considération et ne font pas d’autre enfant.

2Le deuxième facteur concerne la conjonction entre le diagnostic systématique à deux jours de vie, en maternité, et la possibilité d’implantation précoce avec des systèmes très performants. Ce n’est pas le lieu ici d’expliciter en détail cette conjonction mais de façon générale, il est maintenant clair que des implantations cochléaires dans la première année de vie, bien préparées, bien réalisées, bien suivies, permettent aux enfants sourds d’avoir une perception auditive de grande qualité comparativement aux systèmes prothétiques anciens. Ces enfants entrent dans des processus de développement psychologique et linguistique très différents. Le destin social d’un enfant sourd implanté est actuellement plus ouvert que celui d’un enfant sourd profond non implanté. Il faut avoir des sacrées œillères idéologiques, ou être de mauvaise foi, pour dire désormais le contraire. La réalité de ce constat et sa connaissance par un ensemble large des professionnels et par les familles amènent à la systématisation des implants cochléaires. Dès lors, il est évident que les enfants sourds implantés aujourd’hui, et dont un nombre croissant ont un développement génératif naturel de la langue orale, vont avoir du mal à se reconnaître dans les idéaux et les représentations collectives qui sous-tendent la communauté linguistique des Sourds gestuels. Cela ne signifie pas qu’ils soient des entendants. Ils vont constituer une forme nouvelle d’entité sociale. Ils partageront beaucoup plus avec les entendants que ne le faisaient les sourds gestuels, seront plus facilement intégrés sociologiquement et professionnellement, mais seront néanmoins différents des entendants. Il est possible que les progrès en implantologie (implants binauraux, processeur implanté) viennent réduire encore cette différence. Et l’on n’oubliera pas les avancées dans les thérapies géniques et les reconstitutions d’épithéliums à partir de cellules souches, qui invitent à penser qu’il sera un jour possible de pallier les altérations cochléaires.

3Le troisième facteur est lié à l’intégration des enfants sourds dans les écoles suite à la loi de 2005 et, corrélativement, à la disparition progressive des structures éducatives spécialisées – en particulier les internats, lieux historiques de propagation de la culture sourde. Il est encore trop tôt pour prédire la pérennité de cette politique d’intégration – personnellement, nous doutons encore de la légitimité de sa systématisation –, mais l’effet attendu sur la communauté des Sourds risque fort d’être drastique. C’est lorsque les enfants sourds sont éduqués ensemble que se structure la communauté linguistique des sourds signeurs par la transmission des signes, souvent de façon transgénéalogique par les enfants sourds de parents sourds. L’intégration systématique est le facteur le plus négatif à l’encontre de la communauté des Sourds. On ne fera qu’évoquer ici les prises de risque sur le plan psychologique (affectif et cognitif) à considérer un enfant sourd, même implanté, comme un enfant entendant.

Inversement, d’autres facteurs jouent en faveur du maintien de l’existence de la langue des signes comme langue vivante

4Le premier facteur est d’origine étiologique. Il est illusoire de penser que les connaissances dans la transmission génétique, l’amélioration de la périnatalité, les vaccinations, les conseils génétiques et les futures thérapies géniques vont éradiquer totalement la surdité. À la disparition d’une cause étiologique répond souvent, quelques années plus tard, la survenue de nouvelles étiologies. Par exemple, l’étiologique rubéolique est moins fréquente (on la voit encore) mais le cmv (cytomégalovirus) a pris la place. Les progrès en néonatalogie permettant à de nombreux grands prématurés de vivre se payent également en retour de troubles associés dont des surdités profondes. Nous pouvons donc nous attendre au maintien d’une certaine prévalence de la surdité dans la population des jeunes enfants. S’il y a disparition des Sourds, cela ne pourra être du fait de la disparition des surdités car celles-ci continuent à exister, même si leur forme diffère. Enfin, rappelons que, dans la plupart des pays du monde, le développement médical est très loin de l’avancement en Europe ou aux États-Unis. Beaucoup d’enfants sourds du monde n’auront jamais accès ni à la prophylaxie ni aux implants. Beaucoup d’entre eux aussi, malheureusement, n’auront pas accès à une langue des signes structurée faute de sa reconnaissance en tant que langue. Compte tenu de la mondialisation et des migrations, il est plus que probable que les communautés européennes de Sourds se verront grossir de la venue de ces personnes sourdes migrantes. Enfin, l’existence de familles de sourds sur plusieurs générations, inscrites dans une forme de filiation assumée, ne semble pas compromise par les conseils génétiques et il est certain que les enfants sourds de parents sourds continueront à nourrir la langue des signes de nouveaux locuteurs.

5Un autre facteur est celui du maintien de la nécessité de l’usage de la langue des signes dans l’éducation de l’enfant sourd. C’est une évidence pour les enfants sourds à troubles associés (en nombre croissant). C’est probable pour les enfants qui sont aujourd’hui orientés en intégration mais qui vont être en difficulté, et vont devoir être réorientés en direction d’écoles spécialisées, malgré la prétention et la naïveté de l’Éducation nationale. C’est certain aussi, à notre avis, pour les enfants sourds implantés qui continuent, pour beaucoup, à avoir besoin de signes pour construire la symbolisation. Le fait est controversé et parfois récusé par certaines équipes d’audiophonologie qui déconseillent l’usage des signes aux parents. Pour nous, la langue des signes est un atout central de l’éducation pour tous les enfants sourds. L’usage précoce de la langue des signes permet aux enfants de rentrer dans le monde de la symbolisation et aux parents de pouvoir rapidement installer une communication avec leur enfant. L’usage de la langue des signes précoce ne préjuge pas que l’enfant deviendra plus tard un sourd adulte signeur. La clinique montre que des enfants sourds implantés utilisant précocement la langue des signes deviennent à l’âge adulte des personnes à l’aise avec la langue orale et pouvant aussi utiliser avec les Sourds la langue des signes. La langue des signes ne disparaîtra donc pas avec la généralisation des implants cochléaires. Pour reprendre une expression ancienne, utilisée par un pédagogue oraliste du xixe siècle à l’encontre des signes, et repris ici de mémoire : « Celui qui a goûté une fois au délice du langage gestuel, il ne l’oublie pas. » Peu importe la justesse de la citation, l’idée est exprimée : la langue des signes touche au plus profond de l’énonciation symbolique. C’est bien pour cela qu’elle est l’objet d’une ambivalence forte : répulsion de l’originaire pour certains, séduction de l’universalité pour d’autres.

6Le troisième facteur en faveur du maintien de l’existence de la langue des signes tient justement à la fascination qu’elle exerce chez beaucoup d’entendants. On dit qu’il existe en France plus d’entendants connaissant la langue des signes que de sourds signeurs. C’est peut être exagéré car beaucoup d’entendants ne connaissent que des rudiments de la langue des signes. Mais en tout cas, il est certain que la langue des signes continue à susciter un engouement important chez les entendants. La demande est profonde. Elle n’est pas uniquement motivée par le désir de communiquer avec les sourds mais elle relève du désir de connaissance en soi d’une langue visuelle gestuelle. Dès lors, si ce mouvement se poursuit – et l’on ne voit pas pourquoi il s’arrêterait –, on imagine mal la disparition de la langue des signes. Mais il est vrai que ce mouvement entraîne également des modifications avec des phénomènes normaux de contamination linguistique entre le français et la langue de signes. La contamination touche les aspects syntaxiques, avec une majoration des structures type français signé, et le plan lexical, avec la genèse de nouveaux signes pour transcrire les concepts du français. En revanche, de façon remarquable, la structure iconique reste le ferment symbolique de la langue des signes et ne semble pas touchée par les phénomènes de contamination avec une langue orale (non iconique). Enfin, on ajoutera à ce facteur propice le développement des communications numériques, qui assure une fonction de transmission des liens entre les membres de la communauté linguistique des Sourds et permet une diffusion extensive des dictionnaires vidéo de signes au monde entendant.

Trois facteurs d’un côté, trois de l’autre. Qui va gagner ?

7Selon nous, et c’est une conjecture personnelle, la communauté linguistique des Sourds va se réduire en volume dans les prochaines décennies. Il y aura moins de Sourds utilisant la langue des signes pour communiquer. Beaucoup d’entre eux seront des personnes présentant, en plus de leur surdité, des troubles associés ou auront eu des parcours éducatifs déficitaires (du fait des migrations, etc.). D’autres, très minoritaires, seront les enfants sourds de parents sourds et qui ont été élevés dans la culture sourde, plus quelques enfants sourds de parents entendants militants pour la langue de signes. Globalement, son effectif sera en nette diminution.

8On assistera en revanche à l’émergence d’une autre forme de communauté, celle des sourds implantés oralisés, qui seront en interaction croissante avec les entendants mais qui auront également besoin de se retrouver entre eux et de créer des liens sociaux particuliers, liés à leur expérience commune de la différence. Dans ces groupes, l’utilisation de la langue des signes ne sera plus un critère discriminant ou identitaire. L’endogamie entre ces personnes sourdes sera en nette diminution mais restera néanmoins présente.

9Cependant, la langue des signes restera une langue vivante, objet de curiosité et de désir de la part des entendants, outil privilégié et ludique pour l’éveil linguistique, tant pour les enfants de maternelle que sur un plan plus technique pour l’aide aux enfants en difficulté linguistique (dysphasies, autismes). Enfin, au sein de l’éducation de l’enfant sourd, elle gardera une place primordiale, celle d’une langue permettant de mieux comprendre un certain nombre de vécus phénoménologiques liés à l’expérience de la surdité et d’avoir accès à des universaux sémiotiques utiles, tant sur le plan métalinguistique que pour la communication pragmatique. La langue des signes est une langue vivante, elle n’appartient à personne d’autre qu’au trésor des langues de l’humanité. Elle est certes la langue originaire des Sourds, qui l’ont créée et nourrie de leur génie sémiotique, mais la condition de sa survie sera probablement celle de son déploiement dans le monde entendant.

Bibliographie

Bibliographie

  • Virole, B. 1989. Figures du silence, Paris, L’Harmattan.
  • Virole, B. 1996. Psychologie de la Surdité, De Boeck ; troisième édition 2006.
  • Virole, B. 2009. Surdité et sciences humaines, Paris, L’Harmattan.

Mots-clés éditeurs : implant cochléaire, génétique, langue des signes, surdité

Mise en ligne 13/10/2011

https://doi.org/10.3917/empa.083.0014

Notes

  • [1]
    Le titre de ce texte doit rester accompagné d’un point d’interrogation et nous ne souhaitons pas qu’il disparaisse lors de citations éventuelles. Sur le plan typographique, nous utilisons aussi un caractère majuscule au terme de « Sourd », suivant une norme, critiquable à certains égards, utile pour distinguer les Sourds en tant que membres de la communauté linguistique utilisant la langue des signes de ceux atteints de surdité mais dont la langue première est le français oral. Cette marque distinctive ne connote aucun jugement de valeur. Son défaut est d’instituer une démarcation rigide entre les sourds utilisant la langue des signes et les sourds oralisés qui ne correspond pas toujours à la réalité.
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