Empan 2011/1 n° 81

Couverture de EMPA_081

Article de revue

La perception du risque par les usagers

Pages 98 à 103

Notes

  • [1]
    Intervention aux journées de réflexion et d’échanges organisées par le chu de Toulouse et la Conférence régionale de santé Midi-Pyrénées le 10 octobre 2009, « Regards croisés. La qualité à l’hôpital. Le malade au cœur de notre projet ».
  • [2]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, gf, 1981, tome 2, p 399.
  • [3]
    U. Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001, p. 8.
  • [4]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Seuil, 2004, p. 3.
  • [5]
    I. Querval, entretien publié dans Télérama.
English version

1Nous n’en finissons pas d’essayer de caractériser le monde dans lequel nous vivons, de le nommer afin de le saisir. Il se dérobe à notre prise car nous manquons d’un point extérieur qui pourrait clore l’époque et la trouver belle, changer de régime et ainsi permettre de définir l’ancien. Ce dont nous ne manquons pas et que nous pouvons d’ores et déjà repérer tient en quelques mots, quelques maîtres mots qui organisent notre temps. À l’évidence, la santé et le risque qu’elle encourt, le risque que son éventuelle altération ferait encourir au sujet figurent en bonne place sur la liste que nous pourrions en dresser.

2Si, désormais, « l’essentiel c’est la santé », comme nous le rappelle le mantra qui décore le cartable obligeamment offert à l’orée de ces journées de travail, pourquoi tout le monde, tous ceux qui le peuvent, ne se soignent-ils pas ? Faut-il aller jusqu’à les y contraindre ? Doit-on, comme France Culture en pose ce soir la question, vacciner les populations malgré elles ? Ne perçoivent-elles pas, lesdites populations, les risques auxquels elles s’exposent ?

3À partir de la psychanalyse, « la perception des risques par les usagers » se laisse difficilement saisir. Deux raisons y concourent. Elles tiennent toutes deux à la faille que Freud découvre installée et opérante, active au cœur même du sujet. Le moi n’est pas maître chez lui, écrit-il. Il est chez lui mais il se trouve contesté, partagé, divisé entre la recherche de son bien, par exemple la conservation de la santé, la mise à distance des dangers, la fuite des risques, et un au-delà de ce rapport raisonnable, confortable, paisible, harmonieux à l’existence. Cet au-delà Freud le nomme du terme effrayant de pulsion de mort.

4Le conflit entre poursuite du bien et aspiration à un au-delà plus fort encore rend le sujet étrange à lui même, opaque. Ce qu’il veut, ce qu’il cherche vraiment, au fond des choses, au bout de ses conduites, devient question à l’humain, lui pose question, le soumet à la question parfois. En tant que question, cette raison de vivre est susceptible de diverses réponses. La psychanalyse fait de cette exploration des différentes réponses possibles un usage méthodique en permettant au sujet d’explorer les différentes formes qu’elles peuvent prendre pour lui.

5La thèse freudienne – le moi n’est pas maître chez lui – comporte plusieurs conséquences qui nécessitent l’introduction d’un bouger dans la problématique de la perception des risques par les usagers.

6J’en distingue deux, les deux raisons que j’évoquais au départ.

7Premièrement, le tout de notre rapport au monde ne tient pas à la perception. Nous n’abordons pas le monde avec les seuls appareils sensoriels. Le programme initial qui saurait pour nous, à notre place, ce qui est bon pour nous, nous fait défaut. Nous n’avons pas d’instinct qui nous conduirait à reculer devant le danger, à fuir le risque identifié clairement. Nous ne savons pas tout à fait ce que nous aimons, pas toujours très bien ce que nous craignons.

8Une infinie diversité en résulte. Le risque, le goût du risque y figurent en bonne place. Le risque n’est pas toujours ce que l’on fuit. Il est parfois, au su ou à l’insu du sujet, ce qui est recherché. Sans même convoquer les addictions, le goût des sports de l’extrême, les conduites à risque, les trajets individuels dans lesquels le risque encouru se confond avec le goût de la vie. Me revient en mémoire le titre d’un feuilleton américain gentillet, Pour l’amour du risque, dans lequel un milliardaire américain et sa femme pimentaient leur vie en franchissant les barrières de leur confortable vie pour se risquer à un travail de détective amateur, pas sans danger. Plus sérieusement, qui ne se souvient du jeu du loup de son enfance, de la peur délicieuse, des questions qui s’assurent de la présence et de l’effectuation des préparatifs – « Loup y es-tu ? » –, de l’attente anxieuse des réponses, du calcul plus ou moins élaboré de la bonne distance, du jeu avec le danger de la dévoration ?

9Notre rapport au risque n’est pas univoque. Son approche fait vibrer certaines harmoniques de notre être. Le risque nous divise et il n’est pas exclu que nous le recherchions.

10Deuxièmement, notre monde, le monde dans lequel nous vivons, est à la fois un monde reçu – il nous est transmis – et un monde construit. Nous n’en sommes pas seulement les usagers mais aussi, mais plutôt, les coauteurs. En effet, nous entrons dans le monde en même temps qu’il entre en nous.

11Dans son livre Le traumatisme de la naissance, Otto Rank fait de la séparation qu’entraîne la naissance la matrice de toutes les séparations ultérieures, la source, le dénominateur commun de toutes les angoisses. Jacques Lacan en propose une autre lecture, d’une évidente limpidité. Nous venons au monde, en un sens, dès avant notre naissance, en y étant attendu à une certaine place, porteur potentiel de certaines caractéristiques, d’un sexe, d’un nom… Le monde qui nous accueille est plein de significations qui nous précèdent et dans lesquelles nous devons nous orienter. En ce sens, nous recevons le monde, un monde, un monde humain dans lequel rien n’est naturel et tout est configuré par la culture. Le monde entre en nous par les significations qu’il véhicule et qui donnent sens à la vie.

12En même temps, nous entrons dans le monde et y forons une place, nous intégrons, comprenons, nuançons, contestons, transformons les significations reçues. Le monde doit compter avec nous. Nous n’en usons pas seulement comme consommateurs, comme usagers, nous en fabriquons, nous en inventons les usages. Nous le faisons selon notre modalité de réception, selon la façon dont nous recevons ce qui nous est donné, indissolublement destinataire et créateur.

13En ce sens, chacun son monde et être secourable à quelqu’un nécessite d’abord d’entrer dans son monde. C’est l’option déclinée par l’approche clinique. Elle n’empêche pas de considérer que le monde tel qu’il est donné présente des caractéristiques communes, variables selon les époques, et qu’elles constituent comme une donne de départ sur le terreau de laquelle le sujet construit le monde qui le contient.

14Le monde commun qui nous porte aujourd’hui est résolument le monde du nouveau, un monde où seul le nouveau a une valeur. Un monde dans lequel le traditionnel est ancien, l’ancien, vieux, le vieux, obsolète. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Déjà Tocqueville, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, signalait ce changement et s’en alarmait : « Je remonte de siècle en siècle jusqu’à l’Antiquité la plus reculée ; je n’aperçois rien qui ressemble à ce qui est sous nos yeux. Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres [2]. »

15Peut-être pouvons-nous nous montrer sensibles à la promotion du nouveau sans nous abîmer dans une vaste déploration sur le temps qui passe, sans nous affoler de l’obsolescence de notre ancienne boussole, sans sombrer dans le catastrophisme de la désorientation, sans fixer nos regards apitoyés sur les formes estompées qui apparaissent dans le rétroviseur ?

16Dans L’avenir d’une illusion, Freud diagnostique trois sources de souffrance pour l’être humain, trois dangers, trois risques majeurs : le poids écrasant de la Nature, la caducité de la vie et l’inadéquation de la civilisation aux exigences d’une vie heureuse.

17La Nature ne semble pas aujourd’hui aussi menaçante qu’hier et de toutes parts nous vient la prière de la protéger. La faiblesse est passée de son côté. La science travaille à rendre réversible, en totalité ou en partie, la caducité de la vie et obtient d’incontestables succès. Elle remanie en profondeur tous les aspects de la vie. Faiblesse de la Nature, désormais à protéger, puissance démiurgique de la Science, à encadrer de toute urgence par des comités d’éthique, font glisser la frontière du côté du troisième danger repéré par Freud, celui qui se trouve paradoxalement lié à l’arrangement social, censé nous protéger et nous torturant de fait. La société, la civilisation, s’est profondément modifiée. Nous vivons aujourd’hui dans la société du risque et du principe de précaution qui se propose d’y parer, de circonscrire l’imprévisible part du hasard.

18Pour le sociologue Ulrich Beck, « À la différence de toutes les époques qui l’ont précédée, la société du risque se caractérise avant tout par un manque : l’impossibilité d’imputer les situations de menaces à des causes externes. Contrairement à toutes les cultures et à toutes les phases d’évolution antérieures, la société est aujourd’hui confrontée à elle-même [3] ». La société du risque, telle qu’il la définit, est sans extériorité. Aucun domaine, aucune dimension de la vie ne lui sont étrangers. Elle s’étend à l’ensemble du lien social. Sans limite extérieure, rien ne lui échappe, sans limite intérieure, aucun aspect de la vie ne lui semble hors d’atteinte. Elle nous conduit à nous prémunir contre les risques éventuels, à les anticiper, à les prévoir. À considérer le hasard comme éradiquable, à nous considérer nous-mêmes comme un capital à protéger, voire à faire fructifier. Chacun gère son capital santé comme un avoir. Chacun l’investit dans l’existence en mesurant le rapport qualité/prix, l’ampleur du retour sur investissement et cherche le secours de techniques appropriées.

19Dans ce contexte, la santé se présente à nous comme une affaire individuelle, comme un souci personnel, comme une inquiétude devant la dimension biomédicale de la vie, comme la rencontre avec un aléatoire profond que les vœux de bonne année tentent d’arrimer un peu.

20Notre santé, la santé de nos proches est aussi, et depuis toujours, une affaire collective, sociale, profondément liée aux conditions, favorables ou non, que propose tel ou tel moment de la civilisation. Le collectif exerce sa prise sur la santé de deux façons et, à sa façon, nous contraint à réaliser le programme ethnographique que nous assignait Claude Lévi-Strauss : « Faire nôtre ce qui est autre et autre ce qui est nôtre. » Celle que nous percevons comme extérieure, qui s’impose à nous, les vaccinations obligatoires par exemple, mais aussi celle qui est intériorisée. Nous pourrions là distinguer, en quelque sorte, une intériorisation consciente, à la disposition du sujet, ce qui ne signifie pas qu’il parvienne à agir dessus, et une intériorisation inconsciente, que le sujet ne connaît pas.

21En un sens, les pouvoirs publics, représentants du collectif, se sont toujours intéressés à la santé, même si nous ne souscrivons plus à leurs initiatives voire si nous n’en comprenons plus la profonde rationalité. Ils ne restaient pas sans réaction face à la lèpre, face à la peste, et se sont massivement engagés dans les campagnes de vaccination. Ils s’y sont toujours intéressés mais pas toujours de la même façon, pas toujours à partir du même paradigme.

22Les modes de gouvernance sont passés, comme le montre magistralement Michel Foucault, d’un état défini par un territoire à un état de population. Ils s’assignent aujourd’hui la tâche de gouverner le risque. Ce n’est que progressivement, à partir d’approches différentes, au long cours des siècles, qu’a émergé la santé comme objet régalien, comme objet de la sollicitude de l’État, comme objet dont il a la charge. Napoléon, en bonne place dans le cœur des Français, n’hésitait pas à dire : « J’ai cent mille hommes de rente. » Pas de capital, de rente. Je peux en dépenser cent mille par an.

23Aujourd’hui, la santé, la conservation de la vie, de la vie en pleine santé sont devenues, non seulement, des objets de la politique – dont l’augmentation vertigineuse des budgets sous l’État providence témoigne, même si, en sens inverse, apparaît une difficulté majeure qui prend la forme d’un déficit chronique –, mais aussi comme son but ultime. Tout comme la sécurité, la santé est devenue pleinement un objet régalien, un objet de l’État et de ses différentes institutions ou émanations. Le pouvoir comme prélèvement des biens sous la forme des impôts, le pouvoir comme prélèvement des vies, ce que l’on appelait justement l’impôt du sang, fait désormais place à un pouvoir s’exerçant sur le déroulement de la vie, un bio-pouvoir. Michel Foucault propose de l’entendre comme : « … l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique… [4] »

24L’exercice du bio-pouvoir ne vise pas le singulier, ne raisonne pas en termes d’individus, ni même de sujet, mais considère la pluralité, le groupe, les populations. Le souci de la santé de chacun s’en déduit et hisse le droit à avoir un corps en bonne santé à la hauteur d’un habeas corpus contemporain. Il ne peut pour autant fixer les usages de ce corps. Il ne peut définir des finalités, répondre à la question du pourquoi.

25Isabelle Querval, auteur d’un ouvrage qui prend pour thème Le corps aujourd’hui, situe la place de la santé pour nos contemporains : « L’ensemble des individus s’approprie ainsi un projet d’existence qui passerait par le corps puisque c’est là que se joue l’espoir de la vie bonne, c’est à dire longue […] L’horizon du xviiie siècle était le bonheur, celui du xixe la liberté, celui du xxe et a fortiori du xxie est la santé. Et ces ambitions, érigées en valeurs collectives, deviennent vite […] des injonctions morales avec ce qu’elles produisent de culpabilité. C’est ainsi que s’articulent la prévention de l’hygiène publique et le projet individuel. La prescription collective permet à la fois de prévenir les maladies et de contrôler les individus en agissant sur leurs modes de vie. L’on voit bien comment les assurances et les banques prennent le relais des médecins en faisant dépendre leurs garanties de ces “facteurs de risque” que sont l’âge, le poids, les antécédents familiaux, le cholestérol, la consommation de tabac, d’alcool […] La santé est aujourd’hui, comme dirait Kant, une finalité sans fin. Un but sans projet [5]. »

26Délestée de la question du pourquoi, la centration sur le corps, sur le droit au corps en bonne santé, accompagne un profond changement de paradigme. Comme le souligne Jean-Claude Milner, nous passons du couple question-réponse au couple problème-solution. À tout problème, sa solution sans reste, transparente.

27Freud fixe des bornes étroites à cette entreprise en lisant le processus civilisateur comme une lutte entre le principe de plaisir poursuivi par le sujet et les exigences du programme de la culture. La prise du sujet dans la civilisation lui impose un renoncement, des renoncements qu’il ne peut consentir sans dommage : satisfactions substitutives, symptômes, culpabilité rappellent qu’il n’est pas aisé de perdre une satisfaction, une fois qu’elle a été rencontrée. Pour Freud, il n’existe pas de convergence possible entre la recherche du plaisir et les exigences de la civilisation. D’abord, parce que la civilisation exige un renoncement mais, ensuite, pour une raison interne en quelque sorte au principe de plaisir, à la recherche du plaisir.

28Dans son lien à la civilisation, le principe de plaisir se présente sous deux aspects : un aspect de contrainte, de cadre – pour conserver le plaisir, il est nécessaire de respecter certaines limites –, mais aussi un aspect de facilitation en quelque sorte, une incitation à aller au-delà. En effet, si Aristote affirme que l’homme cherche le Bien, dans sa forme affaiblie, son bien, un bien qui vaille pour lui, Freud découvre, dans son travail clinique, la présence d’un au-delà de ce bien, une exigence libidinale plus forte même que la conservation de la vie, une exigence libidinale portée par l’insistance de la pulsion. Pulsion qui se fabrique, se monte, se fixe peut-on dire, de telle sorte qu’elle se montre peu ou pas éducable, rétive aux techniques de l’éducation, impossible à rectifier. Sa satisfaction compte plus que tout pour le sujet, parfois plus que sa vie même.

29La proposition faite, un temps, par Madame Boutin, mettre les sdf à l’abri de gré ou de force, prendre soin des personnes, des individus, au-delà de leur position subjective, confronte à ce point indépassable. La personne sans domicile fixe présentifie dans son refus, dans son impossibilité à loger son corps dans un abri qui lui soit acceptable, à la fois le dénuement du sujet, de tout sujet, qui ne peut prendre soin de sa vie qu’à l’inscrire dans le social, et la position intime que cette démarche d’inscription emporte, le consentement à une forme d’aliénation qu’elle requiert et n’obtient pas toujours.

30Cette faille constitue à la fois le prisme au travers duquel se perçoit le risque et une limite à sa gestion, elle trace une limite subjective à la gouvernance des risques, elle conduit, comme le proposait Canguilhem, à distinguer « la maladie du malade » et « la maladie du médecin ».


Mots-clés éditeurs : santé, risque

Date de mise en ligne : 02/05/2011

https://doi.org/10.3917/empa.081.0098

Notes

  • [1]
    Intervention aux journées de réflexion et d’échanges organisées par le chu de Toulouse et la Conférence régionale de santé Midi-Pyrénées le 10 octobre 2009, « Regards croisés. La qualité à l’hôpital. Le malade au cœur de notre projet ».
  • [2]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, gf, 1981, tome 2, p 399.
  • [3]
    U. Beck, La société du risque, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001, p. 8.
  • [4]
    M. Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Seuil, 2004, p. 3.
  • [5]
    I. Querval, entretien publié dans Télérama.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions