Empan 2010/4 n° 80

Couverture de EMPA_080

Article de revue

À corps perdu

Pages 111 à 114

English version

1Troubles de l’endormissement les retours de week-end… Nous avons, avec l’éducatrice, tenté de déculpabiliser Marie. Je lui ai dit qu’« elle avait fait le choix de mettre tout le monde à l’abri, que c’était grâce à elle et qu’elle était vraiment solide de l’avoir fait ! » Ces paroles la rassuraient mais on lui avait dit de se taire, elle devait donc être loyale envers sa famille et dès lors tenir le secret. « Ce qui ne s’exprime pas avec les mots s’exprime avec le corps », ce que nous faisions était insuffisant. En accord avec l’équipe, Marie a donc commencé un suivi psychothérapeutique. Je l’ai aidée à comprendre dans le temps son histoire familiale, à démêler l’enchevêtrement complexe de sa généalogie : je lui ai offert un album et le nécessaire pour faire du scrapbooking. Nous avons pu parler de son père absent depuis ses 5 ans.

2Marie mentait et fabulait beaucoup, elle manipulait les autres avec dextérité, elle cherchait à se disculper même quand elle était prise la main dans le sac. Elle volait aussi de temps à autre. Elle a poursuivi son cheminement et ses progrès, tout en continuant ponctuellement à nous tester et à sonder nos limites. Serions-nous assez costauds, assez patients, étions-nous capables de l’aimer bien et beaucoup ? Chez elle, une petite sœur est née et sa maman s’est mariée, un essai de visite médiatisée avec son père a tourné court.

3En décembre dernier, Marie m’a déposé des révélations concernant sa famille et j’ai effectivement dû « être assez solide », comme on dit en formation, pour les recevoir. Nous l’accompagnons actuellement dans la démarche et la procédure qu’elle a initiées. Elle est ponctuellement dans la séduction, voire dans la provocation avec mon mari. ll continue de marquer sa posture d’homme référent et lui confirme sa place d’enfant. Elle peine de nouveau à prêter attention à son travail, se fâche avec ses copines, elle refait les choses dans la précipitation et casse par maladresse de la vaisselle.

4Le chemin est difficile, nous sommes épaulés par l’équipe et la psychothérapeute. Lors d’une réunion de concertation, nous avons pu réfléchir ensemble au rythme des visites et à la suite à donner à tout ça. J’ai préparé, comme d’habitude, un bilan dont j’ai transmis une copie à la secrétaire administrative. Nous aurons en retour un relevé des décisions prises. Lors de la réunion précédente, l’adjointe éducative avait reçu la famille et posé certains points plus clairement : ses résultats scolaires sont très bons, elle rentrera en cm1 en septembre, l’appréciation note une amélioration du comportement. Elle est maintenant très loyale avec ma fille. Elle a brillamment participé au spectacle de danse africaine et de percussions, sa mère et son beau-père étaient fiers d’elle. Cependant, les trois enfants restent pour eux très difficiles à gérer. Marie a envie d’avancer. Elle veut devenir infirmière, elle en a le potentiel et nous devrions pouvoir la soutenir dans ce souhait. La décision judiciaire de prolongation du placement sera revue à l’automne. Si elle est reconduite, Marie pourra poursuivre son cursus scolaire et continuer de consolider ce qu’elle reconstruit.

5On peut donc dire que Marie, en puisant dans ses ressources intimes, entre en résilience, que nous faisons pour elle référence, que nous l’étayons suffisamment par notre accompagnement. Nous avons conscience de la fragilité de cette reconstruction. La démarche qu’elle a initiée peut, si elle n’est pas accompagnée avec attention par toute l’équipe, le psychothérapeute et sa famille, en bouleverser l’édifice.

6Comment recevoir la révélation d’inceste de l’enfant accueilli sans induire ? Comment l’accompagner dans sa démarche ? Dans mon parcours de formation et mon vécu professionnel récent, cette problématique s’est imposée et précisée. Ce choix m’a permis de mieux analyser les démarches initiées par Marie, de faire un pas de côté et de travailler avec plus de discernement et de clairvoyance. J’avais appris, lors de mes précédents accueils, la nécessité de laisser venir les choses et d’observer. Aussi, après avoir précisé le sens des mots « révélation » et « induire », nous reprendrons tout ce qui a fait signe et m’a amenée à des présomptions dont je ne posais pas encore l’origine. La spirale de ces signes a abouti aux révélations de Marie, au récit du traumatisme et au secret partagé. Nous verrons ce qu’elle a déclenché : les processus personnel, familial, institutionnel, judiciaire, et la façon dont nous l’avons accompagnée.

7Tout d’abord quelques précisions étymologiques : « Révélation, révéler », vient du latin revelare, « découvrir », issu lui-même de velum, « voile » ; « induire », du latin ducere, « conduire, diriger, mener, aboutir ». Par extension : induire en erreur, tromper à dessein. On peut donc dire que Marie a choisi de lever le voile sur son secret et que ma posture d’assistante familiale m’a permis d’accepter ce qu’elle m’a présenté sans diriger, en restant le plus neutre possible, tant dans mon écoute que dans ma réaction émotionnelle.

8Ces révélations sont l’aboutissement d’un long cheminement de deux ans. Deux ans nécessaires, au cours desquels elle a sans cesse testé nos limites, notre cadre et la position de chacun. Toute cette période, durant laquelle elle ne s’est pas donné l’autorisation de parler avec des mots, par loyauté envers sa famille, pour ne pas faire de vagues à nouveau (n’oublions pas que pour sa famille elle est coupable du placement de la fratrie), parce qu’elle ne pouvait pas le penser et le mettre en mots. Tout ce temps, où elle disait les faits et criait son angoisse par son agitation et sa précipitation à corps perdu. J’ai donc observé, relevé tous ces signes au fil du placement : les troubles de l’endormissement malgré le doudou maternel, les cauchemars dont elle m’a de rares fois confié le contenu, l’angoisse transparaissant dans ses postures, ongles trop rongés, doigts triturés, lèvres sans cesse mangées et léchées, pleurs ou plutôt braillements sans larmes quand elle était trop en détresse, masturbation envahissante… Tous ces signes étaient concentrés dès que l’instabilité regagnait trop sa famille. Précipitation dans les gestes quotidiens, y compris dans les gestes d’hygiène intime.

9Gribouillant sa production de dessins, qu’elle trouvait toujours moches, elle s’enferrait dans des mensonges, fabulait et manipulait les autres, dont ma fille. Elle était dans la séduction, facilement émoustillée dès qu’elle côtoyait un garçon. Nous l’avons rassurée par notre cadre contenant. Elle s’est peu à peu posée et s’est autorisée sa réussite à l’école. En effet, si au cours de son année 2007-2008 nous avons pu observer une recrudescence de ces conduites, tout ce qui touchait au scolaire a continué dans une bonne dynamique. L’instituteur remplaçant a souligné qu’elle était dans sa « bulle scolaire », ses résultats ont été brillants. Parallèlement, elle s’est beaucoup attachée à ma fille et elle est devenue très loyale avec elle. Elle a commencé à se laisser aller à quelques confidences. Tous ces signes étaient porteurs d’hypothèses. J’ai régulièrement rédigé des relevés d’observations. Nous avons, avec l’éducatrice et en concertation avec l’équipe, pu partager nos réflexions et faire certaines adaptations au placement avec l’accord du juge.

10En décembre, les soucis liés au comportement paternel ont de nouveau cristallisé ces symptômes et ont réactualisé le projet de visites médiatisées avec les trois enfants. Après les vacances de Toussaint, son comportement à l’école a commencé à se dégrader, l’institutrice m’a signalé des chatouillis trop poussés avec une copine qui n’était pas d’accord. Cette provocation a été le catalyseur de la révélation. J’ai reposé brièvement le cadre du respect de soi et de l’autre, dans la voiture. À la question : « ça veut dire quoi ? », elle a répondu : « c’est mon père… » J’ai attendu d’être dans de meilleures conditions d’écoute. Après le goûter, dans la sécurité et l’intimité de sa chambre, au calme, nous nous sommes assises face à face, les yeux à la même hauteur, j’ai ouvert mes mains et elle y a posé les siennes et a commencé à me faire le court récit de ses souvenirs traumatisants. Les conditions d’écoute sont déterminantes. Le fait de prendre mon temps m’avait permis de gérer au mieux l’émotion de ce qui faisait écho chez moi. Je crois que j’ai été le plus neutre possible, du moins je m’y suis appliquée. Je savais que la manière de poser les questions peut induire définitivement la réponse et fausser le récit. Marie m’avait fait confiance, elle s’était autorisée à parler de l’indicible, elle déposait son secret en triturant ses paupières et en se tordant les mains ; je devais être assez solide, écouter et l’accompagner. Marie voulait protéger sa mère et qu’elle ne sache rien. Elle se sentait à la fois coupable et soulagée, ses épaules se sont relâchées. J’ai conclu : « Je te comprends mieux, tu portais une valise bien trop lourde pour toi. – C’est quoi cette valise ? – C’était le secret. Tu vois, quelquefois on a un bagage trop lourd à porter tout seul, si on le porte à deux, ça va mieux, on peut avancer, je peux t’aider, tu sais que je suis costaud. » Marie a accepté que l’on partage ce secret avec l’éducatrice. J’ai préparé un écrit le soir, quand tout le monde a été couché, et j’ai téléphoné le lendemain à l’éducatrice qui m’a demandé de le dater et de le signer.

11Marie a accepté d’en parler au psychothérapeute et elle s’est entretenue avec son éducatrice du déroulement et des suites de la procédure. Il a été difficile pour moi de ne pas en parler à mes deux collègues qui accueillent ses frères, j’ai attendu l’accord des services pour pouvoir le faire. Par son comportement et ses sous-entendus, Marie a mis sur la piste les membres de ma famille et mon mari. Il est pour elle le référent masculin, il a dû et doit encore régulièrement préciser sa place. J’ai expliqué à mon conjoint que l’histoire de Marie n’était pas notre histoire et que nous devions être tous vigilants à ne pas troubler son cheminement.

12Elle a été entendue au printemps dans le cadre du protocole de la brigade de prévention de la délinquance juvénile (bpdj), c’est la gendarmerie du domicile de son père qui a la charge du dossier ; sa maman a été entendue et la procédure avec son père devrait suivre son cours. La famille traverse donc à nouveau une période de turbulences, chacun de ses membres réagit de façon différente. Ce trimestre, l’institutrice note des améliorations dans le comportement mais beaucoup d’étourderies, cependant les résultats restent très corrects. Est-elle aussi attachée à son père qu’elle semblait l’être ? C’est difficile à savoir pour l’instant, tant le poids de sa famille est important. Les lenteurs administratives, si elles l’ont agacée en mai, lui permettent de se reconstruire et de se poser à nouveau. Je lui ai expliqué la possibilité d’une réparation, l’éventualité d’un classement sans suite et que tout dépendait du juge. La procédure est incontournable, mais l’important est que nous agissions dans l’intérêt de l’enfant, que nous en parlions en équipe autour d’un suivi de projet. Lui permettre d’aimer son père malgré tout, respecter son rythme, ses silences, nommer ce qui est autorisé socialement quand elle déroge à la règle, poursuivre mon travail d’assistante familiale sur le respect intime de son corps et sur celui de l’autre. Préciser, comme avant, la place de chacun dans la famille, dans la société, parler quand c’est le moment de sexualité saine ou malsaine. Redire tout cela pour qu’elle finisse par l’intégrer et que l’empreinte de l’inceste s’estompe.

13Autant de pistes de travail qui peuvent l’amener à la résilience, à l’estime d’elle-même, et lui faire comprendre que, quoi qu’il se soit passé, ça n’empêche pas d’exister. Elle va de l’avant, elle joue à nouveau à des jeux de son âge, j’essaie qu’elle prenne auprès de sa petite sœur sa place de sœur aînée et non celle de sa mère. En accord avec les services, un travail familial s’est mis en place avec un psychothérapeute pour aider Marie et ses frères, cependant tout dépend du cheminement des adultes autour d’eux.

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