Empan 2010/4 n° 80

Couverture de EMPA_080

Article de revue

Les tablées se sont animées…

Pages 105 à 107

Écrits travaillés dans le cadre de la préparation au diplôme d’État d’assistant familial organisée et animée par le centre de formation des ceméa de Montpellier (Hérault).
Amicalement recueillis et communiqués par Yves Sourp, responsable de formation.
ysourp@cemealr.org

1Notre lieu d’accueil… En quittant la route, un chemin marqué d’un calvaire vous mènera dans la cour de la ferme des Enclauses. N’ayez crainte des tourterelles ! De l’envolée des moineaux qui se disputent la soupe des chiens avec une pie, ni de maman poule et son unique poussin, toute gonflée devant « l’intrus ».

2En clauses, Clauzes, Les Closes, nom et architecture, tout indique un besoin de se protéger et de protéger la vie de la ferme : bâtiments épais vieux de plus de huit siècles, rares fenêtres donnant sur la cour. La maison du porcher à droite, et son enfilade de cases à cochons, puis l’étable, l’atelier, en face l’écurie, la bergerie, sombre et fraîche l’été, et la chambre du berger se succèdent.

3En avançant vers l’extrême gauche de cette cour dite en « U », on pénètre dans l’antre du fermier : ne pas toquer à la porte ! La vieille chienne dort sous la cheminée. Il faut descendre deux marches et quand les yeux seront habitués à la pénombre, il y a de fortes chances d’être accueilli par une tablée de paysans bien rangés ! Un escalier et une échelle meunière montent à l’étage : il y a quatre chambres et deux salles de bains. Entre la cuisine et l’écurie, la grange est devenue une grande salle : lecture, jeux ou les repas dès que nous sommes nombreux. Dans la continuité, le grenier à grains a été aménagé en maison de vacances.

4Ma question : « Comment permettre au jeune accueilli de découvrir les qualités qu’il a en lui, de se valoriser parmi nous et de se placer face à la réalité qu’offre l’accueil dans une ferme ? »

5Paul est arrivé chez nous parce qu’il sortait de prison, Jean parce qu’il était dans la rue et endetté, Henri est déscolarisé… Quelles que soient leurs difficultés, pour tous la journée commence entre 8 heures et 8 h 30, avec un « vrai » petit déjeuner pris ensemble, puis la journée se déroule en fonction du rythme du troupeau et des soins aux animaux. C’est le rituel de la Vie. Chacun a un rôle, chacun a une place. Yves, mon mari, est l’organisateur de la maisonnée : préparation et heure des repas, les courses ; il nous sert et a sa place au bout de la table. Sa cuisine a beaucoup de succès, ce qui est important ! Il intimide aussi par son physique imposant… et sa grosse voix déroute quand il parle des étoiles, de l’historique de la ferme ou de ses origines, de ses marionnettes. Il reste solide devant les injures ou les menaces de mort des jeunes qui explosent. C’est la sécurité et le calme. Sa présence rassure aussi, protégé dans un environnement ouvert. Aucun des enfants, adolescents ou jeunes majeurs ne reste indifférent (certains font la cuisine avec lui, le pain, le pâté, des confitures). Tout cela aide le jeune accueilli à donner un sens à sa journée, à ses gestes. Un repas partagé n’est pas anodin. Quel plaisir de repartir avec un pain à la châtaigne ou de retrouver son pot de pâté de chevreuil après trois jours de fugue !

6Autre figure de la ferme : notre salarié agricole, Gérard. Il a un rôle assez curieux, il fait partie de la maisonnée sans être dans la famille d’accueil, il repart chez lui le soir. C’est un adulte en situation professionnelle, les jeunes parlent, il écoute. Les mains dans la mécanique par exemple ! « Il est sympa Gérard, il me comprend », m’a dit M. un jour. Je pense que Gérard avait surtout compris que M. avait besoin d’une oreille : l’avenir, les scooters, les voitures volées… les garçons semblent se sentir « entre hommes » avec lui.

7Quant à moi, quelles sont ma place et ma fonction d’assistante familiale dans cet espace d’accueil ? J’essaye, du mieux possible, de lier tout le monde, tous unis : qui fait quoi ? Où sont les animaux ? Est-ce que chacun a eu à manger ? Les grands comme les plus jeunes ne me quittent pas et ceux qui veulent s’isoler sont souvent étonnés car je sais où ils sont. Certains adolescents s’expriment plus facilement à travers des actes que des paroles, actes souvent répréhensibles. Leur apprendre à verbaliser leur pensée, leurs envies, leur mal de vivre, leurs besoins… c’est mon métier.

8Comment permettre au jeune adolescent d’être « au mieux » chez nous ? Il n’y a pas de manuel « Ado, mode d’emploi » ! Beaucoup ont besoin d’une adaptation progressive à la micro-société que constitue une famille déjà établie. Chacun s’observe !

9Mon mari et moi-même sommes sensibles aux attitudes de Jacques : pas d’horaires réguliers, inversion jour/nuit, difficultés pour accepter, respecter des consignes simples mais qui apportent une contrainte. Ce comportement empêche ce jeune de s’intégrer dans une équipe professionnelle, dans une famille d’accueil, dans la pérennité d’une activité. Il faut trouver des solutions qui permettront une action concrète.

10La pédagogie de faire, faire ensemble. La ferme est un lieu qui permet la création. Quelle sont sa motivation, ses centres d’intérêt ? Que peut-il nous apprendre ? du rap, de la danse, à parler « jeune », la mode vestimentaire… À travers la création dans ces différentes activités, il va avoir un échange et on va rire : rire de soi, de l’autre ;

11L’état de morosité de Paco, par exemple, provoque un défaut d’investissement, d’intérêt. Donc, trouvons les mots-clés de la communication : laisser parler, laisser venir la demande : textes, chansons à rimes ou poterie. La matière originelle. Il finit par s’éclater : « Ah ! Si mes potes me voyaient, ils me reconnaîtraient pas »…« J’y crois pas. »

12À la ferme, un adolescent peut repasser par l’enfance : les cinq sens, se salir, se mouiller, marcher dans la boue, sauter dans le foin, sentir une autre odeur que celle de son corps : être autre ! Des activités qu’il ne concevait même pas. C’est l’éveil : on sent, on touche, on s’étonne, on joue. « Découvrir est la seule matière active de connaître, faire découvrir, la seule manière d’enseigner », écrit G. Bachelard. Tout au long de la journée, le jeune va voir le résultat de son action : on porte une balle de foin, on la donne à la jument qui se régale, on termine par une promenade sur son dos. De même pour curer les boxes !

13Il ne faudrait pas penser que « tout se passe bien » grâce à quelques étincelles de gaieté.

14L’adolescence est un passage, un bouleversement physique, intellectuel, social. L’ado revendique son indépendance, son autonomie, mais il se heurte à une dépendance financière et légale. Il est mineur alors qu’il se sent comme les adultes. Il peut présenter une maturité trompeuse qui lui fait perdre parfois le recul nécessaire et le fait agir par impulsion. C’est dans cet état d’esprit que nous arrive Marc. Comment l’aider à apprécier son corps, à mettre en valeur ses pensées positives ? En lui proposant, je pense, un cadre structurant ! La notion d’espace sur une ferme peut être un atout comme un obstacle : la nuit dans la rue n’est pas la nuit à la campagne ; l’anonymat de la ville n’existe pas au village. On n’est pas maître de l’espace, c’est un support pour vivre. Aucun geste n’est gratuit.

15L’ordre, ordonner sa pensée, c’est un moyen pour se construire. Le rire et l’ordre, c’est la poésie et la rigueur, l’équilibre que nous recherchons, et nous travaillons à accompagner le jeune accueilli, le temps d’un séjour, dans sa recherche du bien-être.

16Voici une évocation de mon travail d’accueil qui aura permis, je l’espère, de mieux cerner en quoi ce travail dépend :

  • des spécificités du lieu : milieu rural éloigné d’une zone urbaine, maison ancestrale qui a « une histoire » ;
  • de ma famille : nos enfants quand ils nous rendent visite, mon mari et moi-même, chacun avec notre savoir-faire et savoir être, pour accompagner l’adolescent ou le jeune majeur ;
  • de notre vie de paysans, mêlée étroitement à la vie familiale et sociale au rythme des saisons.
Cette fonction d’accueil est composée des mille petites choses du quotidien, enrichie – ô combien ! – par le passage dans notre vie de Kelly, de Sandrine… et de nos futurs accueils…


Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/empa.080.0105

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