1Écrire, c’est toujours témoigner de sa solitude, de son être au monde. C’est toujours appel à soi. La feuille blanche est le lieu et le temps de notre singularité. Les mots prennent formes en quittant leurs sonorités et nul ne les écrit de la même façon. Leurs tonalités s’expriment dans les signes qui s’accrochent, s’espacent, points et accents les surplombant pour leur donner du champ. À ceci s’ajoute le style, c’est-à-dire ce que les mots ne disent pas mais qu’ils suggèrent dans une posture corporo-psychique qui nous double et met en perspective l’Autre.
2Écrire, c’est se donner du temps, soit pour raconter, « refaire l’action » comme le propose Paul Ricœur, soit pour mettre en latence des actes afin de les « réfléchir » dans ces petits mouvements de la main qui grattent le papier, qui nous grattent la peau.
3Écrire peut aussi être une fuite devant sa vie afin de la regarder par la lucarne du papier dans un mouvement d’inquiétante étrangeté, voire de dépersonnalisation, en tentant d’exténuer sa force de vie.
4Écrire, c’est mettre des mots sur le sentier de la ligne à suivre, tout en faisant l’école buissonnière, c’est-à-dire en échappant à leurs figures.
5Écrire, c’est laisser une trace de son passage, de sa pensée du travail et de soi : un repaire-repère, un cairn sur la route du temps qui passe. Espace-feuille et temps de l’écriture sont les matrices et les cadres qui vont organiser et border le travail de la pensée toujours en mouvement.
6Les écrits qui sont proposés dans ce numéro d’Empan sont des matériaux bruts de professionnels. Ils sont métaphoriques et c’est dans cet esprit du soin qu’il faut les lire. Il ne s’agit pas ici de « bien écrire », de mettre en ordre des plans détaillés d’une pensée qui se pense et tient à se transmettre, mais plutôt d’« écriture vraie ». Ces écritures sont le plus souvent tues dans les revues, les journaux… Cette littérature grise d’un quotidien ordinaire est en fait le terreau de tout travail de pensée et doit permettre de « donner la parole écrite » à tous, même à ceux qui savent à peine lire et écrire, et qui bien souvent sont plus à l’aise avec les ratures des mots qu’avec les actes de parole.
7Il s’agit ici de maux et d’émotions, où les mots sont au service de transcender la chair, tout en en gardant les reliefs.
8Autofiction, poétique et romanesque sont les outils de ce bricolage, au sens de Lévi-Strauss dans La pensée sauvage, sur la voie de la professionnalisation. Cette écriture, subvertissant l’écriture officielle sans pour autant vouloir la remplacer ou la contester, incite à la lecture et à l’écriture qui devient alors un territoire libre, une jachère à investir, à explorer, exploiter et féconder. En faire une trouvaille, « ce merveilleux précipité du désir », comme le propose André Breton dans L’amour fou.
9Dans ces temps où le sujet est en danger de meurtre et d’effacement, il nous a paru essentiel de montrer combien chaque être est au centre de sa vie et au centre de toute tentative de professionnalisation, quand il va s’agir de rencontrer, d’écouter, d’entendre l’Autre et de conjuguer : je, tu, il, nous, vous, ils à tous les temps du présent, du passé et du futur.
10Le passage du mot écrit au mot transcrit dans les caractères d’imprimerie de l’ordinateur n’arrive pas à gommer la rondeur des voyelles et les aigus des consonnes. Une nouvelle distance par rapport à l’acte de parole est là à l’œuvre, mais l’oralité présente dans le grammatical défaillant de l’écrit nous permet de garder la trace en nous de la douleur tapie qui nous agit, nous motive.
11Je vous convoque aux ratures, aux ratages, témoins de notre mésestime de nous, du passé sur lequel on ne peut revenir, mais l’espoir devient de le bricoler.
12Henri Michaux écrit, dans Émergences-Résurgences : « De tous les ratages de ma vie, cette peinture à l’eau en était le rappel, en est également l’issue. Triomphe par le ratage même, puisque non sans un certain scandale que je ressens, il devient réussite, où en plus je me dégage de ce que j’ai haï le plus, le figé, le statique, le prévu, le satisfait. »