1Penser le métier de directeur, c’est se projeter dans un avenir incertain autant pour le secteur que pour les conditions d’exercice du métier de directeur lui-même. C’est aussi penser, au-delà du contexte, à ce qui est immuable dans la pratique de tout exercice de pouvoir, en d’autres termes, penser aux fondamentaux à analyser et à travailler.
Le contexte qui annonce un changement de paradigme
2 Les établissements du secteur social et médico-social ont toujours cherché à s’adapter à l’évolution des besoins des publics accueillis, qu’ils y aient été contraints ou bien parce qu’ils désiraient innover. Ils sont aujourd’hui confrontés à des changements complexes et d’une grande ampleur, ayant surtout pour origine des mutations culturelles et idéologiques importantes.
3 Du fait de la rapidité de ces évolutions, il est difficile de suivre et d’ordonner des logiques que les divers acteurs interprètent ou subissent sans pouvoir identifier l’espace des possibles ou les voies sans issue. Citons notamment les impacts de la loi n° 2002-2, impliquant de prendre en compte les enjeux de la planification et le droit des usagers et ses pratiques, l’évaluation interne et, plus globalement, l’impact de la mise en œuvre de la démarche qualité pilotée par l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (anesms). La réforme de la Protection de l’enfance interroge de son côté la créativité du secteur dans sa dimension de prévention précoce et de diversification des réponses. L’évolution des Agences régionales d’hospitalisation (arh) vers les Agences régionales de santé (ars) inscrit, quant à elle, le secteur médico-social dans une dimension régionale et dans des logiques d’appels d’offres qui repositionnent chacun des acteurs de l’action sociale. En matière de gestion, les traductions pratiques de la loi organique relative aux lois de finances (lolf), du programme interdépartemental d’accompagnement des handicaps et de la perte d’autonomie (priac), ou des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (cpom), questionnent les logiques des secteurs sanitaire et médico-social, et engagent à une démarche d’anticipation pluriannuelle.
4 Nous sommes ainsi confrontés aux types de logique suivants :
5 – répondre aux besoins des usagers dans une dimension plus individuelle qu’institutionnelle, concrétisée par la création, depuis la loi n°2002-2, du projet individuel, en lien avec le projet d’établissement ;
6 – diversifier les modalités d’accompagnement et de prise en charge à partir d’une matrice commune, avec la création de services souples, multiformes et complémentaires ;
7 – maîtriser des coûts en mutualisant dans un cadre associatif, inter-associatif ou inter-établissements ; c’est-à-dire parvenir à faire mieux avec autant, ou parfois moins, de moyens, et donc justifier l’engagement des dépenses par une évaluation de plus en plus rigoureuse des prestations, sans compter sur la négociation d’une reprise de déficit.
8 Au sein des associations et des institutions, des plaintes émergent, souvent dans la nostalgie d’un passé idyllique. La prégnance de la gestion, des indicateurs, des statistiques est dénoncée ; de plus, le temps passé à répondre aux nouvelles exigences semble réduire celui consacré aux projets, à la relation aux usagers, à l’ouverture vers l’extérieur.
9 Ces sentiments ont des origines diverses, mais le changement culturel profond qui met à mal les fonctionnements existants est surtout en cause. La gestion des ressources humaines, notamment, ne pourra plus s’opérer sur un mode familial. Les interrogations sur les qualifications et les métiers pèsent sur les pratiques de prise en charge, tandis que l’absence d’un pouvoir associatif, garant du dispositif, laisse les salariés en général et les équipes de direction en particulier dans un sentiment d’isolement qui, à moyen terme, prend le pas sur le dynamisme d’un collectif.
10 De leur côté, les établissements sociaux ou médico-sociaux sont souvent vulnérables ; ils n’ont pas toujours des moyens adaptés aux enjeux actuels et laissent parfois le pouvoir à qui veut le prendre : des usagers, des salariés représentés par les syndicats, les autorités de contrôle ou certains directeurs, qui se convertissent de fait en pdg et ne rendent aucun compte à personne. Dans ce contexte, le concept de gouvernance n’est pas qu’un effet de mode mais bien une urgence face aux dérives constatées ici ou là dans l’exercice du pouvoir.
11 Les groupements de coopération sociale et médico-sociale (gcsms), mis en place par le décret n° 2006-413 du 6 avril 2006, constituent une réponse au cloisonnement des actions, à l’essoufflement des modes de prise en charge, au non-fonctionnement de certains établissements à la taille critique.
12 Ces groupements de coopération, qui se concrétisent dans certains départements, s’inscrivent dans un processus qui participe à un changement de mentalité, déplace et repositionne la gouvernance. Ainsi, le pouvoir, sa pérennité, ses modalités d’exercice sont au cœur de ce nouveau décret.
13 Par ailleurs, le décret, tant attendu, du 19 février 2007, relatif à la qualification des directeurs des secteurs sociaux et médico-sociaux publics ou privés (le dernier de la loi de janvier 2002), et sa circulaire d’avril de la même année ont essayé de clarifier le contenu du métier de directeur et la définition des délégations. Là encore, une clarification des organigrammes hiérarchiques s’impose depuis la direction générale jusqu’aux directeurs de structure et aux cadres intermédiaires. En effet, ce texte et sa circulaire imposent de formaliser les relations entre pouvoir politique et délégations techniques.
14 Nous avons aussi voulu tenir compte des enjeux des politiques publiques. Ainsi, le nouveau cafdes (certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ou de service d’intervention sociale) insiste beaucoup sur la dimension stratégique de la fonction de direction, devant suivre des logiques : – d’inscription territoriale et de concurrence dans le cadre des appels d’offres, déjà à l’œuvre pour le développement des projets de la Protection de l’enfance et, dès janvier 2010, dans l’organisation des ars ;
15 – de budget pluriannuel d’investissement depuis le décret de novembre 2003, dans le cadre des cpom et des conventions tripartites, et demain pour l’ensemble des budgets ;
16 – de gestion prévisionnelle pluriannuelle des emplois et des compétences par une politique de formation, de mobilité, etc.
Faire et être directeur : un défi permanent
Les fondements de l’exercice du pouvoir
17 souvent confondus dans le langage commun, ces deux concepts, pouvoir et autorité, nous semblent importants à distinguer, si nous voulons comprendre les mécanismes qui sont en jeu dans les postes de direction.
Le pouvoir
18 Le pouvoir est la possibilité de contraindre, c’est-à-dire de modifier le comportement de l’autre (sans lequel il n’aurait pas agi ainsi). Le pouvoir, c’est la possibilité de faire, d’agir, de faire faire, c’est la possibilité de faire des choix. Le pouvoir est une délégation que confère une personne morale, à un individu, du fait d’une position statutaire.
19 Ce pouvoir, qui n’appartient jamais à celui qui l’exerce, est lié à l’idée de responsabilité de missions que lui confèrent les mandants (peuple, conseil d’administration, État). À ce titre, il n’y a pas de pouvoir sans rendre compte, sans déterminer au moment de la délégation de quelle manière, à quelle fréquence, celle-ci sera vérifiée, contrôlée, évaluée.
20 Le pouvoir vertèbre, verticalise toute organisation. Dans le milieu associatif et de manière formelle, ce sont les instances associatives (assemblée générale, conseil d’administration, bureau) personnalisées par leur président, secrétaire général ou trésorier, qui détiennent le pouvoir. Elles tirent celui-ci de leur assemblée générale qui donne les délégations pour animer, gérer, développer les projets.
21 Ainsi, par l’absurde, toute absence de vie associative régulière et efficace entraîne une vacance du pouvoir. Comme toute organisation humaine a peur du vide, cet espace laissé vacant sera réfuté par telle ou telle personne, ou groupe formel ou informel.
22 Toute délégation n’est jamais acquise une fois pour toutes, il y a obligation de rendre compte périodiquement, en d’autres termes, il s’agit de rechercher une nouvelle légitimité. Toute délégation doit être régulièrement actualisée, remise en jeu et renouvelée. Cette délégation doit définir les contours exacts, les objectifs et les missions fixées, les moyens mis à disposition de cette délégation de pouvoir. Ainsi le fonctionnement démocratique des instances sera un rempart à la prise de possession incontrôlée d’une délégation. L’essentiel sera donc d’éviter toute personnalisation abusive du pouvoir, soit par négation de la délégation, soit par confusion entre fonction et personne et, par conséquent, entre pouvoir et autorité.
23 Trop souvent ces deux termes sont confondus. Cette confusion ne permet aucune clarification et surtout, empêche de repérer les dérives inhérentes à toute situation. La gestion du couple pouvoir-autorité ne sera jamais mise en fiche, jamais réglée par un décret, elle relève en grande partie de la volonté des hommes vivant en collectivité.
L’autorité
24 L’autorité est foncièrement liée à la personne. Elle s’exprime par les qualités, les capacités, la personnalité, les attitudes d’une personne. Une première thèse affirme en effet que l’autorité est une qualité inhérente à la personne. sa source est intrinsèque à l’individu, à ses qualités spécifiques. Elle est un don singulier, un ascendant naturel, que certains pourraient exercer sur d’autres. Une seconde thèse, au contraire, voit dans le groupe la source de l’autorité. La collectivité des dominés fait émerger un leader et établir son autorité. En fait, ces deux thèses sont complémentaires. sans vouloir contester la seconde, il nous semble toutefois que la force du groupe ne saurait créer à elle seule l’autorité du leader. si la dynamique groupale est indispensable pour faire émerger un leader, encore faut-il que ce dernier possède les qualités nécessaires à l’exercice de l’autorité.
25 L’autorité est dépendante du pouvoir. Dans un groupe, on peut la définir comme une influence légitime et reconnue qui vient s’inscrire dans un réseau relationnel, indépendamment de la situation statutaire et de la position hiérarchique de son auteur. Certaines personnes peuvent ainsi avoir plus d’autorité que le détenteur du pouvoir institué. Mais cette autorité sans pouvoir risque de tourner rapidement à l’impuissance ou à la domination. Celui qui fait autorité sera donc, en ce sens, un anticipateur et un porteur de sens, capable de discernement dans l’imbroglio du réel. Il sera aussi un auteur, autrement dit un créateur et un fondateur. Voilà pourquoi l’autorité peut faire grandir et progresser, elle se dévoile comme volonté créatrice et comme responsabilité dans l’organisation du groupe. Elle s’opposerait ainsi au pouvoir, qui se définit par la délégation.
26 Mettre sa personnalité, ses compétences au service de projets définis en commun. se souvenir que l’autorité n’est pas seulement innée. Elle peut s’acquérir (en partie), elle est aussi le résultat d’un travail personnel. L’autorité est au pouvoir ce que le rôle est à la fonction. Cette dernière est de nature à la fois symbolique et formelle : le rôle, au contraire, renvoie à des modèles individuels et socioculturels. Il présente, pour un sujet, sa manière propre de s’acquitter des tâches liées à la fonction qu’il occupe. Le rôle est la façon de mettre en jeu sa personnalité, ses qualités spécifiques, dans son rapport avec autrui.
27 Au contraire du pouvoir, formellement fixé, l’autorité est informelle : l’autorité peut prendre une infinité de figures, suivant les personnes et les contextes socioculturels. L’enjeu de l’autorité se trouve à la croisée d’une double dynamique : celle de la personne et celle du groupe.
28 Si la distinction entre pouvoir et autorité est nécessaire au plan conceptuel, elle est évidemment moins nette dans la pratique. L’autorité d’un dirigeant est conditionnée en partie par les délégations de pouvoir dont il bénéficie et inversement, son autorité personnelle peut entraîner l’évolution de la zone de pouvoir qui lui a été initialement attribuée. De même, la délégation de pouvoir doit-elle être régulièrement et explicitement renouvelée pour renforcer la légitimité de son bénéficiaire. Il ne peut y avoir ici de « tacite reconduction », qui risquerait d’exposer les deux parties à de rapides déconvenues. Le couple pouvoir-autorité fonctionne ainsi à la fois en opposition et en complémentarité.
29 En opposition, car la coexistence des deux concepts n’est possible que dans un rapport bien défini, et le danger de l’annulation de l’un au profit de l’autre persiste toujours. En complémentarité, car c’est bien l’autorité qui donne vie et expression au formalisme du pouvoir. Celuici est en lui-même statique. L’autorité est toujours dynamique. Leur coexistence est donc indispensable.
30 Asseoir la direction d’un établissement ou service sur la seule délégation de pouvoir, c’est risquer de la faire dériver vers une bureaucratisation sans âme. Mais l’asseoir sur une trop grande personnalisation – sur le culte de la personnalité -, c’est privilégier l’informel, l’interpersonnel aux dépens des nécessaires structures formelles.
Déléguer
31 Le directeur doit pouvoir se concentrer sur l’essentiel : les orientations stratégiques, l’analyse et l’évaluation des actions en cours. S’il est sans cesse débordé, s’il se disperse dans des tâches innombrables, il perd sa faculté de discernement, devient incapable de hiérarchiser ses activités. Tour à tour plombier, chauffeur, éducateur, comptable, confident, confesseur... comme c’est souvent le cas, dans les petites structures en particulier, il perd la distance indispensable pour assumer sa fonction. La lassitude, l’usure prématurée le guettent. Pour éviter d’en arriver là, après avoir déterminé les priorités, il lui faut apprendre à déléguer.
32 C’est à sa capacité de déléguer que l’on juge l’efficacité d’un directeur. Qui dit déléguer dit choisir des collaborateurs compétents. Le directeur timoré, peu sûr de lui et donc des autres, choisira des collaborateurs à l’envergure limitée. À moins qu’il ne redoute pardessus tout d’abandonner une parcelle de son (fragile) pouvoir, auquel cas il entonnera l’antienne bien connue : « Je voudrais bien déléguer, mais je n’ai personne de compétent autour de moi... » C’est alors le style de management qui est en cause. Celui-ci est souvent le fait de personnalités anxieuses, voulant tout maîtriser, ou de directeurs qui, n’ayant pas reçu eux-mêmes de délégation claire, s’interdisent d’en mettre en place pour d’autres.
33 Déléguer, c’est accepter de se dessaisir de certains champs pour en confier la responsabilité à autrui. Cela pose la question de la confiance accordée à ses propres collaborateurs et du risque induit par l’indispensable marge de manœuvre dont ils devront disposer.
34 Déléguer, c’est savoir faire faire, en commençant par préciser les termes de la mission assignée, son inscription dans les objectifs de l’organisation. La marge de manœuvre du destinataire de la délégation doit être soigneusement définie et comprendre le droit à l’erreur. L’inscription de la mission dans le temps permet de planifier l’aide et le soutien que le directeur doit à la personne désignée, tout en prévoyant les modalités qui permettront à celle-ci de rendre compte de sa délégation.
35 Déléguer, c’est maîtriser les repères essentiels de l’échiquier institutionnel. Le directeur doit être capable en permanence de (re)positionner l’ensemble des acteurs institutionnels. Malgré tous les organigrammes, fiches de poste ou lettres de mission, ce positionnement n’est jamais acquis. Il entre dans le jeu normal des acteurs d’interpréter la règle ou la lettre d’un contrat, généralement d’ailleurs pour le plus grand profit de l’institution : les initiatives individuelles ou collectives améliorent la productivité globale. Mais ces initiatives finissent par faire bouger l’ensemble des autres acteurs dans le jeu institutionnel. Le directeur doit être en mesure de les repositionner pour que l’organisation reste en adéquation avec ses objectifs.
La veille institutionnelle
36 La veille institutionnelle constitue l’une des composantes essentielles du métier de directeur. Pourtant, a contrario du projet, de la mission, de la gestion ou encore de la stratégie – autant de champs de mieux en mieux repérés par les directions des établissements et services sociaux et médico-sociaux -, celle-ci apparaît souvent floue et approximative. Comme toute action de prévention, elle est apparemment non urgente et peu visible car elle appartient au domaine de la réflexion et de l’écoute. Et non à celui de l’action qui, lui, est bien visible.
37 La veille institutionnelle permet, à partir d’indicateurs et de grilles de lecture, de déchiffrer l’institution ou le service que l’on dirige. Ce qui, pour le directeur, signifie parvenir à se distancer (mais pas à se désengager) du réel et du quotidien pour observer, analyser les points forts et les fragilités de sa structure. Il s’agit de rendre plus objectifs les sentiments, les perceptions que l’on a sur sa propre organisation. Un recul nécessaire pour préparer les décisions structurelles à venir tout en réduisant le risque de s’engager dans une voie sans issue. Les indicateurs à mettre en place doivent, bien sûr, être adaptés non seulement à la structure mais aussi à la personnalité de « l’observateur ».
Les leviers de la veille
38 Ils peuvent évidemment être multiples. À l’égard des usagers, ils peuvent s’articuler autour de l’évolution des symptômes dans le placement des personnes reçues, l’existence d’une liste d’attente, la perception de la structure par les organismes « placeurs » ou encore la concurrence et/ou la complémentarité entre structures existantes.
39 Autres indicateurs : l’attente des usagers envers la structure, la place des familles dans le dispositif, les conditions et modalités de sortie des personnes.
40 Concernant l’organisation et les salariés, l’attention se portera plutôt sur les relevés d’incidents organisationnels et leur répétition, sur l’absentéisme, la productivité des réunions, la capacité à mobiliser et à s’adapter ainsi que sur l’évolution des compétences – niveau de qualification, formation continue... Il sera aussi opportun de se pencher sur les procédures et règlements en vigueur, sur le degré d’appartenance des salariés à l’organisation ou encore sur la permanence ou la mobilité de ceux-ci. La veille peut également aborder l’association par le biais de la fréquence des relations entre le « politique » et la « technique », le contenu de ces échanges et la signification des sujets non abordés. Enfin, à l’égard de l’environnement extérieur, on scrutera les relations avec les pouvoirs publics, les partenaires techniques, les financeurs et aussi le voisinage.
Éviter les dérives
41 Paradoxalement, ce rôle de vigie prend d’abord toute son importance surtout quand tout va bien. Pour citer Fernand Deligny, « quand tout marche bien, il est grand temps d’entreprendre autre chose », temps de s’inquiéter sinon d’être vigilant. Car si le fonctionnement d’une structure est harmonieux, les grands équilibres acquis et respectés, le directeur risque de se satisfaire de l’existant. Et c’est lorsque la veille n’est plus suffisamment assurée que l’organisation se démobilise et génère des dérives et des conflits que, la plupart du temps, l’on n’a pas vu venir. Lorsque tout va mal, en revanche, cette fonction de vigie est moins dominante car il s’agit alors de rétablir une situation dans l’urgence, en déterminant les domaines prioritaires du redressement, les acteurs étant conscients de l’importance de celui-ci. La mobilisation de tous permet alors de sauver l’outil de travail, en tout cas d’améliorer le fonctionnement institutionnel.
42 La veille apparaît ainsi comme un moyen de prévenir les crises institutionnelles et, si elles ont lieu, d’être en meilleure capacité de les résoudre. Bien évidemment, le directeur n’est pas seul dans cette démarche. Les consultants, les commissaires aux comptes, les stagiaires de tous secteurs reçus dans l’établissement peuvent être eux aussi déterminants pour comprendre la situation par leurs regards extérieurs, leurs expertises et leurs apports informatifs. Aussi s’agit-il pour la direction de placer ces « experts » en capacité d’exprimer leur propre analyse. Et la prise en compte de ces données issues de visions croisées apportera une meilleure garantie à la compréhension du dispositif.
43 La veille institutionnelle prépare également les organisations à la mise en œuvre des outils futurs que sont l’évaluation et la démarche qualité. C’est elle qui permettra de fournir les éléments de base de l’autodiagnostic prévu dans les textes. Le réflexe de l’analyse étant posé, la mobilisation de tous sera plus facile.
44 Mais si la veille institutionnelle permet d’anticiper et non de subir, ce qui est trop souvent le cas, encore faut-il prendre conscience de son importance et dégager le temps nécessaire au suivi des observations et des indicateurs qui en découlent. Les grands équilibres institutionnels et leur pérennité ne passent pas ce temps dégagé.
L’éthique, moteur et miroir du directeur
45 Ce qui caractérise en propre le métier de directeur, c’est l’art de la décision. Or décider, c’est trancher dans le réel. L’art du directeur consiste par conséquent à poser des choix et à affirmer des valeurs et des préférences. Ces valeurs seront souvent paradoxales : choisir entre le projet ou la gestion, répondre aux orientations de l’association mais aussi aux injonctions des autorités de contrôle. ses décisions seront donc en rapport avec deux critères constamment mis à l’épreuve face aux exigences de son métier : celui d’une conception de l’homme et celui d’un véritable engagement éthique.
Conception du monde
46 Comme pour nous tous, la conception de l’homme que chaque directeur se construit est sans cesse en évolution. Elle dépend de l’histoire du sujet, de sa formation, de son expérience personnelle, de sa maturité dans la fonction. La philosophie de l’homme est pour chaque dirigeant profondément dialectique parce qu’elle se fonde et repose sur des champs culturels différents – religieux, philosophique, idéologique – où s’affrontent des idées divergentes, ellesmêmes issues de courants de pensée variés – psychanalytique, comportementaliste, éducatif. Une conception du monde fonde tout projet institutionnel. Celui-ci est l’outil qui structure l’action éducative, thérapeutique et d’accompagnement auprès de jeunes ou d’adultes en souffrance, en exclusion, en dépendance. Ce qui veut d’abord dire respecter l’autre, accompagner sa différence, espérer dans un mieux-être et un « vivre-ensemble ».
47 L’éthique du directeur pourrait dès lors se résumer à quatre principes : l’exemplarité, l’écoute, l’espérance et l’engagement. La politesse vis-à-vis des résidants, la loyauté envers l’association, la fidélité et la solidarité avec l’équipe de travail sont bien des qualités, sinon des exigences, que l’on pourrait rassembler sous la valeur de l’exemplarité : on ne peut exiger des autres ce que l’on ne peut vivre soi-même.
48 La deuxième valeur pourrait être celle de l’écoute : regarder, comprendre la réalité plutôt que la juger, l’idéaliser ou la cautionner. L’écoute pour permettre une connaissance de la réalité dans et hors les murs de l’institution et/ou des services ; mais aussi l’écoute de soi-même dans l’analyse de son propre positionnement et de son rapport au pouvoir. La compréhension est une pensée complexe qui fait obstacle à l’indifférence, au repli sur soi (personnel ou institutionnel).
49 La troisième valeur est celle de l’espérance. Rien à voir avec une quelconque connotation religieuse : mais bien plutôt espérance dans un acte éducatif ou d’accompagnement qui produit du mieux-être pour l’enfant comme pour l’exclu et, surtout, qui aide à réduire les déterminismes. Espérance dans le sens d’un avenir, d’une anticipation, d’une promesse de réduction des fractures sociales.
Et le politique ?
50 Dernière valeur, enfin, l’engagement de chaque directeur : car si les conceptions de l’homme relèvent de la morale commune qui s’éprouve dans la conformité à des normes collectives, l’engagement éthique, lui, relève du caractère singulier et personnel de chaque directeur, renvoyant à des valeurs qui lui sont propres. Le gage est ce que l’on dépose ou laisse entre les mains de quelqu’un à titre de garantie. Il est une caution ou un dépôt. La responsabilité éthique est, de ce point de vue, toujours un engagement à l’endroit de l’autre. S’engager, c’est ainsi se lier par une promesse vis-à-vis de l’établissement ou du service. C’est créer les conditions possibles pour la réalisation d’actions cohérentes et de qualité. L’engagement éthique consiste bien, pour chaque directeur, à donner et à nommer le sens et le pourquoi des actions ainsi que les modalités de l’exercice du pouvoir.
51 Toutefois, la question éthique ne doit pas occulter la dimension politique. Cornelius Castoriadis faisait remarquer que l’éthique apparaît chaque fois que la politique s’affaiblit : « L’épiphanie de l’éthique serait donc en ce sens la manifestation de l’éviction de la politique. » Dans le même sens, Spinoza, avant lui, concluait : « On part du constat que les hommes ne sont pas bons. Ils ne sont généralement pas conduits par la raison mais d’abord par leur affect, par la peur ou la haine, le désir de gloire et de puissance, de séduction et de richesse. Dès lors, on ne saurait attendre l’arrivée de dirigeants vertueux pour que s’améliorent les dirigeants ou les régimes politiques. Au contraire, il appartient aux institutions de contraindre les hommes à la vertu. Si elles en sont incapables, elles sont mauvaises. »
Les sphères du métier de directeur
52 Ces sphères sont essentiellement au nombre de trois : sphère technique, sphère stratégique et sphère de l’intime. Et chacune d’elles est composée de quatre dimensions. Il nous semble que nous avons là la totalité du territoire d’un directeur
La sphère technique
53 Exercer une fonction de directeur constitue un métier, et des outils spécifiques, que nous allons passer en revue, sont nécessaires à cet exercice. Malgré les péripéties dans la construction et dans la consolidation du secteur social et médico-social, le directeur d’établissement ou de service reste le garant unique du projet institutionnel, de sa réalisation, de son animation, de son évaluation et de la gestion, qui est le moyen au service de la mission.
54 À la différence de l’hôpital ou de l’Éducation nationale, pour ne citer que ces secteurs, il n’y a pas dichotomie entre gestion et projet de service. Le directeur, dans l’action sociale, est responsable de l’admission et de la sortie des usagers présentés par la Maison départementale des personnes handicapées (mdph), l’Aide sociale à l’enfance, la justice, le 115, etc. Il possède la pleine responsabilité de ces deux domaines, même quand certaines associations centralisent la gestion dans des sièges pléthoriques, au motif erroné que les directeurs pourront mieux se consacrer au projet en ne possédant pas la maîtrise de la gestion. Motif erroné car une étude menée au début des années 1990 par l’ex-École nationale de la santé publique (ensp), devenue depuis ehesp, a montré que les directeurs ne consacraient pas plus de temps au projet en étant dessaisis de la gestion mais, qui plus est, passaient un temps important à la saisie des données et à leur restitution permettant le suivi du budget, pour un traitement extérieur, en l’occurrence par les sièges associatifs. Toutefois, avec la mutualisation des moyens que va entraîner la création des cpom, la gestion risque d’être centralisée et les structures de prise en charge vont être dessaisies de celle-ci.
55 Certaines structures reviennent sur la centralisation de la gestion, la considérant préjudiciable à la qualité de la prestation des établissements. En effet, une gestion qui n’est plus maîtrisée au plus près de la dépense est une gestion déresponsabilisée, et il est facile de dénoncer les choix réalisés puisqu’ils échappent au directeur. Être responsable du projet et de la gestion signifie pour le directeur assumer et garder la maîtrise des décisions dans ces deux domaines, même s’il peut être utile que les sièges centralisent les comptes bancaires, la paie, la comptabilité, etc. Si la direction d’un établissement suppose un travail d’équipe, de concertation, de compromis, le directeur est, en dernier ressort, le décideur.
56 Les directeurs eux-mêmes peuvent avoir privilégié la gestion, en laissant au directeur adjoint ou au chef de service le soin d’organiser, d’animer la réalisation du projet : comme si la préoccupation du directeur s’arrêtait à la conception, le reste étant entièrement délégué. Cette dérive, souvent constatée, peut s’expliquer de la manière suivante. Quand les directeurs sont issus du sérail avec un diplôme professionnel de prise en charge (éducateur, assistant de service social, psychologue, kinésithérapeute, psychomotricien, etc.), il peut exister une lassitude du contact avec les usagers après de longues années sur le terrain ; pour eux, la fuite, l’envol (?) vers d’autres sphères comme la gestion représentent alors une porte de sortie. Un directeur peut s’enfermer dans cet espace et s’éloigner de la relation éducative, avec la croyance parfois justifiée que la crédibilité d’une structure passe par une bonne gestion. En effet, s’il peut déléguer à un chef de service l’évaluation de la prestation éducative, sociale, thérapeutique, d’accompagnement, la gestion administrative et financière reste souvent le seul domaine d’objectivité et de rationalité qui lui permette d’être à distance des finalités du projet et des modalités de sa mise en œuvre.
57 L’inverse peut également avoir lieu, le directeur gardant la totale maîtrise du projet (réception des familles, réunions de synthèse, réunions d’équipe) et laissant à son adjoint la gestion financière et comptable, la gestion du personnel étant conjointe. or, la gestion est nécessaire et même indispensable pour « panser » ou « penser » l’éducatif et le projet en général. Mais elle doit rester un moyen au service du projet, car le directeur a pour seule légitimité celle des conditions de réalisation de la mission sociale à réaliser auprès des usagers, et non une technostructure à construire. Donner les directives pour établir la paie, décider d’une dépense et de son affectation comptable : tout cela relève de sa décision et il doit en assumer les conséquences, les justifier et en rendre compte. La définition des répartitions de responsabilités évite la recherche d’un éventuel bouc émissaire. La grandeur de la mission, sa complexité, ses paradoxes font bien partie des exigences de la fonction et des compétences d’un directeur.
58 Le décret du 19 février 2007 traduit, semble-t-il, l’enjeu du métier et l’obligation d’acquérir des compétences liées à l’évolution et à la complexité du paysage de l’action sociale.
Les compétences du directeur technicien, garant de la mise en œuvre des politiques sociales
59 Nous allons ci-après étudier en détail ces différents pôles de l’aspect technique de la fonction de directeur d’un établissement social ou médico-social. Ainsi, le projet est le domaine qui permet au directeur d’acquérir sa pleine légitimité. C’est le cœur de métier, qui consiste à être le responsable, le garant, l’évaluateur de la mise en œuvre du projet.
60 La réalisation du projet et sa qualité requièrent les trois outils que sont l’organisation, la veille institutionnelle et la gestion. La veille institutionnelle permet l’observation, l’analyse du dispositif et, ainsi, de réduire les écarts, voire les dérives entre organisation et projets. Même si la volonté de réaliser un rêve doit être à l’origine de tout projet, un tel dispositif est soumis à la réalité de la gestion. Les coûts, les options techniques, l’investissement matériel nécessitent des arbitrages, des compromis stratégiques indispensables.
La sphère de la stratégie
61 Les formations en management (cafdes, master, etc.) ont toujours beaucoup de difficulté à situer la stratégie et la posture dans un enseignement technique de directeurs. on peut identifier plusieurs raisons à cela :
62 – les contraintes liées à la durée des formations obligent les structures à prioriser les enseignements qui favorisent l’appropriation des politiques publiques, de la gestion des ressources humaines, de la gestion financière, de la méthodologie de projet, de l’environnement, permettant de s’inscrire dans une logique de complémentarité et de concurrence ;
63 – il existe une méfiance idéologique à l’égard de la notion de stratégie, qui est initialement un terme militaire, domaine n’étant habituellement pas adapté au champ de l’action sociale ;
64 – le mot stratégie est complexe. Il ne renvoie pas qu’à une somme de connaissances ; il s’agit d’une mise en action par un directeur, un président, un directeur général. En d’autres termes, toute stratégie est portée par une personne, avec sa sensibilité, son intuition, sa perception des enjeux du dispositif, ce qui fait qu’une stratégie ne pourra pas être commune à tous : la réalisation comme les attendus ne seront pas les mêmes.
65 La stratégie est portée par des stratégies, chacun avec ses enjeux, ses tactiques, son tissu relationnel. Une stratégie définie par une instance associative, ou autre, sera portée différemment en fonction du directeur et de sa personnalité. si la stratégie permet l’éclairage de la politique de l’établissement et des objectifs élaborés, cela suppose que les délégations soient clarifiées de façon à établir les interactions absolument nécessaires entre les deux domaines de la politique et de la stratégie. La maîtrise de ces domaines par un seul acteur – l’association ou l’établissement, le directeur général, ou le directeur – ne permet pas la mise en commun des connaissances environnementales, ni les régulations, les ajustements des actions en cours.
66 La stratégie suppose de connaître où se trouvent les lieux de décision, donc d’utiliser les rapports de force qui se jouent au sein des organisations sociales, publiques ou privées, ainsi que de connaître le fonctionnement des instances. De nombreux projets n’ont jamais vu le jour, faute d’avoir su saisir des opportunités, mais surtout en raison d’une méconnaissance des rapports humains qui structurent toute collectivité. La veille institutionnelle, évoquée précédemment, doit permettre de baliser, d’objectiver le terrain pour réduire les erreurs, voire les échecs, mais il restera toujours une part d’inconnu, donc d’incertitude quand à la réalisation des objectifs fixés.
Les quatre pôles de la stratégie d’un directeur
67 – Le premier pôle correspond au projet associatif ou de l’établissement, qui ponctue les objectifs et orientations de l’association ou de la structure. Une stratégie ne peut être mise en place sans la maîtrise de ce pôle.
68 – Le deuxième pôle concerne la délégation, qui est l’acte par lequel les instances dirigeantes et les directions conçoivent le projet et répartissent leurs missions pour permettre un ensemble cohérent. Le décret du 19 février 2007 sur la qualification des directeurs officialise cette délégation avec l’élaboration d’un document unique à présenter aux autorités de contrôle.
69 – Le troisième pôle représente les modes, les postures managériales adoptées dans les différentes situations de l’exercice du pouvoir, vis-à-vis de la décision, de la sanction, du projet et de sa réalisation, des valeurs pratiquées, de la capacité de rassembler et de motiver. Ces postures sont le fruit de plusieurs paramètres : la délégation reçue, le cycle de vie de l’organisation [] (développement, déclin), un environnement médico-social concurrentiel de collaboration, de complémentarité, les choix organisationnels associatifs ou d’établissement (siège centralisateur ou décentralisé, etc.), les caractère et personnalité de celui ou celle qui incarne le pouvoir. C’est dire que les styles managériaux, qui sont souvent présentés comme étant issus de la seule personnalité du directeur, sont des caricatures qui ne représentent pas la réalité. La grande qualité d’un manager est d’adopter la meilleure posture à la situation et au moment présents. Dans une journée, il est souvent nécessaire d’être tour à tour directif, coopératif, de laisser faire, d’être à distance ou empathique.
70 – Le quatrième pôle concerne l’information, et les moyens de la transmettre par la communication. C’est le dernier volet incontournable à toute stratégie cohérente et permanente. La communication institutionnelle est toujours l’objet de critiques, d’insatisfaction, tant des émetteurs que des récepteurs. Il s’agit fréquemment d’un trop-plein non synthétisé qui ne permet pas de comprendre les finalités de l’information ; la communication peut aussi être tronquée, succincte, et aboutir aux mêmes incompréhensions. L’absence de questionnement sur les pratiques et l’organisation de la communication empêchent de réajuster l’existant. C’est dans l’échange, la rencontre communicante, qu’un contenu stratégique et opérationnel s’élabore. À partir de cette rencontre, une relation est possible, ce qui permettra la constitution de réseaux. Les groupements de coopération ne verront le jour que grâce à un tissu informatif et relationnel étroit.
71 Le projet politique et la stratégie ou gouvernance sont la colonne vertébrale d’un dispositif institutionnel. Ils forment la référence utile et ultime, au-delà des aléas quotidiens, des relations professionnelles ou des organisations choisies.
72 L’organisation de l’information et de la communication, à travers les instances, le conseil d’administration, les réunions d’équipe, les séminaires des cadres, les réunions de projet, en lien avec les postures managériales, doivent permettre la mise en œuvre du projet politique, mais surtout de donner souplesse, adaptation, espaces possibles à ce qui pourrait être un montage technocratique.
La sphère de l’intime
73 Cette sphère est le domaine de l’histoire du sujet directeur, il s’agit de tenter de voir comment celle-ci peut influencer sa manière de diriger une organisation et donc l’organisation elle-même, ce consciemment ou inconsciemment. Ainsi, E. Enriquez souhaite intégrer dans son approche les dimensions historique, institutionnelle, pulsionnelle. Il écrit : « La sociologie clinique d’inspiration psychanalytique tient compte aussi bien du rôle du sujet humain que de celui des groupes sociaux et de la complexité de leurs rôles. Si l’individu (comme les groupes organisés) se définit d’abord par la clôture, par l’instauration d’une membrane protectrice (identité), il est capable de s’ouvrir à lui-même, à autrui et au monde. Il peut aimer la servitude volontaire comme vouloir être “créateur d’histoire”. L’être humain comme les groupes sociaux sont considérés à la fois dans leurs aspects de rationalité élargie, de sagesse, de réflexion, de réflexibilité, de folie autodestructrice et de folie créatrice, de jeu de mouvement. »
74 Le directeur de structure sociale ou médico-sociale – comme tous ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir – doit ajuster ses postures en se fondant sur les exigences de l’organisation ; il y procède avec son histoire, son éducation, sa personnalité, lesquelles vont, consciemment ou non, colorer ses actions. Cette réalité est complexe et il est forcément difficile, lorsqu’on recherche les causes d’une action, de déterminer quelle est la part de ce qui appartient à l’organisation et celle qui revient au sujet-directeur.
75 V. de Gaulejac [], de son côté, pose la problématique en ces termes : comment penser les rapports entre le sujet social et le sujet de désir ? Comment concilier la recherche de l’objectivité tout en intégrant la question de la subjectivité ?
76 Le directeur lui-même peut éprouver des difficultés à effectuer un cloisonnement psychologique entre sa vie privée et sa vie publique ou professionnelle : diriger de 8 à 12 heures par jour donne des tournures, voire des réflexes psychologiques qui se retrouvent souvent dans la vie privée. Cette manière d’envisager les rapports aux autres faisait dire à une adolescente, désolée et fâchée, à son père, au repas tardif du soir : « Ici, tu es papa, pas directeur général ! » Les incompréhensions, voire les souffrances, vécues dans l’une des zones, privée ou professionnelle, vont se répercuter dans l’autre ; faute de clarification, les deux zones peuvent devenir source de souffrance. La difficulté de cloisonner vie privée et vie professionnelle tient en grande partie à l’implication, l’engagement, l’investissement du sujet directeur dans l’une et l’autre. Il importe que ce dernier parvienne à poser des priorités.
77 L’exercice du pouvoir exigerait, dans l’idéal, de rechercher l’équilibre entre la connaissance de soi (veille personnelle) et le repérage stratégique (veille institutionnelle), les deux étant toujours à interroger. Mais cet équilibre est presque impossible à respecter totalement. Or ce déséquilibre est souhaitable car la stabilité est un leurre, voire une erreur. Tout processus managérial repose ainsi sur un paradoxe fondamental : devoir atteindre des buts qu’on s’est fixés à soi-même sans avoir la maîtrise ni de son environnement, ni même de ses propres acteurs. Freud a bien indiqué qu’il existe trois métiers impossibles : éduquer, diriger et gouverner.
78 La sphère de l’intime met en évidence trois pôles fondamentaux : l’histoire du sujet directeur, la personnalité et le positionnement des directeurs, le choix de vie sociale.
L’histoire du sujet directeur
79 « L’homme en tant qu’être objectif et sensible est un être qui souffre et comme c’est un être qui ressent la souffrance, c’est un être passionné. La passion est la force essentielle de l’homme qui tend énergiquement vers son sujet. » Cette phrase de K. Marx citée par V. de Gaulejac montre le lien étroit entre la souffrance et la passion, qui sont des éléments moteurs de l’histoire des hommes.
80 C’est dans la dimension socio-historique que le sujet se construit ; ce dernier est le produit d’une histoire qu’il cherche à s’approprier. L’homme est histoire.
Personnalité et positionnement des directeurs
81 L’histoire de son parcours est évidemment importante pour un directeur qui cherche à savoir qui il est ; mais il convient de mettre cette histoire en lien avec ce que l’on croit être tout comme avec ce que l’on veut devenir en tant que directeur.
82 Diriger met la personne en avant, sur la scène institutionnelle. Le directeur est regardé, écouté en permanence, et plus les interventions sont fréquentes et longues, plus les regards, les sentiments, les jugements sont porteurs d’avis péremptoires, voire absolus et définitifs. Dans toute institution, chaque salarié a ainsi un avis sur le caractère, le comportement de celui ou ceux qui dirigent. Cette importance donnée à l’acteur principal est due au rapport que tout un chacun a avec le pouvoir. Objet de désir, d’aspiration, de vénération, le pouvoir concentre également sur lui la méfiance, le rejet, l’opposition systématique. Le pouvoir n’est jamais neutre et s’il est peu conséquent parfois, l’on recherchera immédiatement une personne pour l’exercer, que celle-ci soit légitime ou non.
Choix de vie sociale
83 Le travail de construction personnelle, du rapport au monde et à soi-même, pour un sujet directeur, est une réflexion permanente. Ce travail, cette pensée évoluent au gré des rencontres et des événements tels que deuils, joies, traumatismes. Ces expériences structurent une intimité, des choix de vie, des postures. Il s’agit de s’accepter et de s’aimer, avec son histoire, ses origines sociales, ses potentialités, ses faiblesses et ses fragilités. Toutefois, s’accepter ne signifie pas rester tel qu’on est, ni qu’on ne puisse rien engager. De même, s’aimer n’implique pas suffisance ou égocentrisme désagréables pour les autres.
84 Faire au mieux avec soi-même, c’est aussi savoir utiliser l’échec pour renforcer sa capacité d’analyse et pour acquérir une maturité encore plus grande. Cela revient à concilier les niveaux d’aspiration, de réalisation, de possibilités, de réussite. « Celui qui réussit, c’est celui qui sait ce qu’il perd et s’il perd. » Mais pour faire au mieux avec soi-même, il importe également de se « muscler » culturellement pour qu’existe, comme le souligne Enriquez, « le plaisir de la pensée ».
En guise de conclusion : du directeur à l’équipe de direction
85 Depuis la circulaire du 26 février 1975, la fonction de directeur est progressivement devenue un métier. De plus en plus exigeant et structuré malgré ses tâtonnements, celui-ci est reconnu par l’ensemble du secteur et exige en retour un exercice irréprochable, sinon exemplaire, du pouvoir. Pourtant, des tensions se font jour entre les directeurs et interlocuteurs : associations, salariés, usagers, directeurs, autorités de contrôle.
Repenser le pouvoir
86 Et des dérives existent : solitude du directeur avec sa cohorte de souffrance psychologique et physique ; toute-puissance du directeur dans le déni de rendre compte ; personnalisation et charisme dans l’exercice de pouvoir qui font que le titulaire devient propriétaire de sa charge ; annulation de l’association au profit des autorités de contrôle. Face à ces difficultés, liées en grande partie à l’évolution des organisations sociales et médico-sociales, il apparaît aujourd’hui nécessaire de penser le pouvoir non plus en termes individuels mais collectifs. Plusieurs raisons poussent à cette évolution. Et d’abord le fait que les compétences requises pour exercer le métier de directeur sont de plus en plus vastes : décider, mobiliser, projeter, organiser, communiquer, évaluer. Autant de champs de savoirs et de savoir-faire qu’une seule personne peut rarement embrasser tout en étant capable de connaître et d’analyser les besoins de l’organisation, les attentes des salariés, les enjeux politiques pour l’institution dans une période donnée.
87 Par ailleurs, les cadres intermédiaires formés sont de plus en plus nombreux. Leur statut a évolué dans les conventions collectives et les positionne dans les métiers de direction. Ils prennent logiquement toute leur place et participent au diagnostic et à l’analyse prospective du service. Ils souhaitent prendre part à l’élaboration des stratégies et des politiques à mettre en œuvre.
La théorie des pétales
88 Enfin, la configuration du secteur évolue et la loi du 2 janvier 2002 propose, pour répondre aux besoins multiples des usagers, de diversifier les modes de prise en charge. De nombreux services se créent ainsi à partir d’un établissement ou d’un service principal, formant comme les pétales d’une marguerite. L’encadrement de ces « pétales » (sessad, placement familial, soins à domicile, cuisine centrale...) est assuré par des cadres intermédiaires, des chefs de service ayant reçu une subdélégation d’un directeur général ou d’un directeur. Ils assurent une délégation de l’employeur et remplissent une fonction d’expertise technique et d’animation des équipes.
Solutions en interne
89 Toutes ces raisons entraînent nécessairement une évolution de l’exercice du pouvoir avec un positionnement et une représentation beaucoup plus collective. Car l’équipe de direction n’est pas l’addition d’individus mais bien un collectif responsable du fonctionnement institutionnel. Toutes les fonctions opérationnelles (gestion, projet, soins, production, accompagnement social) devraient pouvoir être réparties auprès de chacun de ses membres. Ce qui suppose l’existence de compétences spécifiques, transversales et transmissibles, ainsi qu’une adhésion à un projet commun et la capacité à accepter une régulation collective face aux dysfonctionnements. L’équipe de direction peut alors aller jusqu’à suppléer les absences de l’un de ses membres. D’autant que le rapport au temps de travail semble enfin évoluer avec les nouvelles générations de cadres, comme il le fait dans les autres secteurs de la vie économique et sociale. Compte tenu des contraintes budgétaires, les remplacements sont de moins en moins possibles ; il faut donc trouver en interne les solutions.
Complémentarités
90 Par ailleurs, l’équipe de direction se mesure aux complémentarités des différents profils « psychologiques », entre le gestionnaire pragmatique et le stratège visionnaire qui anticipe et se projette. Ce « collectif directeur » devient alors un espace de régulation, de compensation et de cohérence qui permet de transmettre une image sécurisante et dynamique du pouvoir. Certes, l’équipe de direction n’est pas la panacée. Elle est elle-même porteuse de risques et de dérives. Mais elle doit permettre transparence, rigueur et lucidité au service d’une dynamique institutionnelle, maître d’œuvre du projet. Et préparer les relèves nécessaires des directeurs en poste.
Mots-clés éditeurs : autorité, stratégie, pouvoir, éthique, délégation
Mise en ligne 16/08/2010
https://doi.org/10.3917/empa.078.0038