Empan 2010/1 n° 77

Couverture de EMPA_077

Article de revue

J'habite dans les livres

Pages 104 à 107

English version

1L’écran sur lequel je « saisis » ces mots, dans le logiciel « mot » (word), artefact d’une écriture dont je me suis dépossédé, cet écran qui ressemble de si près à celui de mon voisin, à celui de mon destinataire, qui me prive de l’émotion de recevoir la réponse attendue, calligraphiée avec plus ou moins d’adresse dans une enveloppe timbrée, cet écran me privera-t-il des livres qui font mon univers, comme ils font le vôtre ? La métamorphose technologique que nous vivons procède d’un double mouvement, de douceur et de grande brutalité. La souplesse avec laquelle les industries de l’informatique ont conduit chacun d’entre nous à appartenir à une société de l’information, et à en dépendre, est exemplaire d’efficacité, dans la construction simultanée d’une capacité à satisfaire un besoin et à le créer aussi immédiatement. À l’image de toutes les conquêtes, cela ne se fait pas sans une certaine rudesse, dans des partis pris de stratégies, de vitesse, de discours, de propagandes. De ces langages, de cette novlangue technique, globale et anglo-saxonne, des icônes et des marques procèdent de nouvelles et inquiétantes dépendances, et un nouveau rapport au savoir.

2Le savoir, celui des hommes de sciences, des philosophes, des hommes de lettres, des créateurs dans toutes les disciplines, aura fait l’objet de conservation dans des bibliothèques, sous les supports matériels les plus divers, tablettes, rouleaux, parchemins, codex, et autres volumes d’origines animale ou végétale. Peaux, feuilles, tissages, compressions de fibres, manipulés, léchés par des yeux avides et intrigués durant quelques dizaines de siècles au cours desquels s’accumuleront tant d’œuvres de tant de natures diverses. L’imprimerie aura contribué à assurer une double mission, celle de les reproduire, de les diffuser largement, d’en assurer ainsi la pérennité la plus grande, et celle de produire depuis cinq siècles et quelques décades les œuvres de nos temps successifs. Ce faisant et depuis la Renaissance, le papier de nos librairies a remplacé le vélin des armoires des congrégations religieuses. Les humanités qui s’y sont mêlées à toutes les expressions contemporaines ont trouvé progressivement place dans les demeures les plus diverses. Un grand bond en avant laisse derrière nous cinq siècles de progrès et de développement du goût des libertés. La faiblesse de l’analphabétisme, un essaimage de la production éditoriale marquent autant nos trente dernières années que l’affaiblissement de l’intérêt pour la lecture et son recul dans les pratiques culturelles. Les reliures de cuir, les dos nervurés aux titres dorés ont cédé la place à des brochages modestes, voire à des ouvrages au format dit de poche, et les riches et solides bibliothèques des maisons bourgeoises se sont transformées en étagères aux essences modestes et au dessin épuré. Venu de tous les horizons, vêtu plus ou moins élégamment, ce livre de papier est devenu un compagnon de nos vies, habitant les murs de nos maisons et, dans une ergonomie enviée par tous les informaticiens du monde, dépliant les mondes les plus lointains comme les plus imaginaires. La présence des livres n’est pas seulement indispensable pour ce que leur lecture nous apporte, elle manifeste un lien avec une communauté, avec une langue, une histoire, une civilisation, un espoir, un engagement. La soif d’une émancipation traverse nos siècles d’imprimerie avec les livres comme étendards, dépôts de savoirs si souvent réprimés pour leur dangerosité. Par la diversité de leurs formats, de leurs couvertures, de leurs papiers, de leurs couleurs, les livres ne manqueraient pas de former l’ensemble qui symboliserait le mieux l’identité collective que certains voudraient trouver dans quelques artifices de la nation. Il est bien trop tôt pour savoir si les explorateurs du réseau et les pionniers de la Toile sauront immatériellement construire la bibliothèque de tous les fantasmes, mais il est à craindre que l’aspect gazeux de nos livres de demain, rendant impalpable leur contact, ne nous prive du désir de les ouvrir. En attendant ces jours de froide tactilité, ils sont à portée de nos mains, et de nos regards.

3J’habite dans les livres. Je n’ai jamais su exactement ce qui m’a conduit à choisir leur présence permanente comme une nécessité, mais leur matière, leur empilement sur les tables, sur le sol, leur succession sur les étagères, sans souplesse, mais sans rigidité excessive, leur mesure donc, tout cela n’a jamais cessé de me procurer les émotions qui ont conditionné ma vie.

4Dans la sphère privée, la bibliothèque est le lieu de la collection. Il s’agit d’y accumuler, avec une obsession plus ou moins contenue, les assemblages de feuilles et de mots à lire et déjà lus, si possible à relire. Y voisinent donc le souvenir d’un plaisir et celui d’une déception ou d’un malaise, l’ajournement d’une rencontre, un oubli ou des objets égarés. Hétérogène, composite, l’ensemble imprévisible sera le reflet d’une construction identitaire. Le portrait y est surprenant, aux styles mêlés de réalisme, de bizarrerie et de monstruosité, de naïveté et d’académisme. Je me regarde dans cet agencement aux repères approximatifs – ma bibliothèque est toujours mal rangée –, où voisinent classements thématiques, productions d’éditeurs amis, intimes, livres à ranger, livres à lire de toute urgence, livres d’urgence ancienne encore inexplorés, livres à oublier. Je croise le souvenir des livres perdus, dans un déménagement, un voyage, prêtés, donnés et regrettés. Aujourd’hui tout ou presque se trouve, papier sur les sites de vente de livres anciens ou d’occasion, fichiers à télécharger en ligne, spécialisés, légaux ou illégaux. On en est presque à regretter le temps encore récent où seul le hasard d’un rayonnage de bouquiniste nous livrait l’objet d’un besoin ou d’une obsession avec un goût de victoire contre l’adversité. Le bout des doigts effleurant le clavier sur le site de Abebooks me fera-t-il retrouver l’émotion de ce samedi matin, voici vingt ans, où le désir inopiné de découvrir la première édition, rare, de L’espèce humaine de Robert Antelme s’assouvit à l’étal d’un bouquiniste de la place Saint-Étienne, provoquant une irrépressible bouffée d’angoisse devant l’abîme d’un hasard trop généreux. Je ne suis pas superstitieux, mais j’ai hérité de la peur des signes. Un effet de mon cerveau reptilien et de la vie de mes ancêtres dans les grottes.

5La bibliothèque reste le lieu paradoxal de la raison et des divagations. La mélancolie du lecteur s’y dissout et s’y régénère, dans le travail lent d’une appropriation, suivi d’un abandon désiré et aussitôt regretté. Comment comprendre ce mouvement d’accélération dans la lecture qui, dans la jouissance de la fin, revêt le masque d’une mort symbolique ? Et encore, à l’âge qui est le nôtre, aucun sentiment ne viendra remplacer la tristesse infinie qui s’est emparée de nous, jeunes gens, pris au piège du roman. Je me souviens de la lecture de Balzac, plus encore de celle de Dostoïevski, de Nabokov ou de Thomas Hardy. Le souvenir de l’exaltation me poursuit dans cette habitation de mes anciennes lectures, et le sentiment de la chose perdue m’opprime délicatement. Mon corps pèse plus encore dans le fauteuil d’entre les livres où il m’arrive de le loger. Il faut le lever pour retrouver le temps présent, et la société qui s’y débat, la maisonnée, l’intimité partagée. Quittant ce séjour de papier, je me demande à qui se destineront ces objets venus de la librairie, des amis écrivains, éditeurs, de mes dimanches de chine. Ces dimanches passés à accumuler quelques éléments tirés de la vente probable d’une bibliothèque ou d’une autre. Survient alors l’image de la mort, celle de la dispersion de cette production solitaire, au partage incertain, aux allures névrotiques. Qui voudrait hériter de ces égarements du cœur et de l’esprit, vestiges d’une vie. Telle est la question. J’attends des livres qu’ils contribuent à la réalisation de mon « impératif catégorique ». Face à ce projet, personnel, d’une construction de soi avec eux, leur transmission s’avèrera heureusement relative. À chacun de mes enfants de construire ainsi son propre reflet dans la compilation des éléments qu’il aura choisis pour sa progressive composition. Il reste à espérer l’héritage d’une impalpable inclination pour eux. Cette inclination qui engendra, il y a plus de trente ans, la vocation qui fut la mienne. Et ouvrit à la sphère publique un goût fasciné et respectueux pour les livres, creuset de toutes les formes de création, littéraire, artistique, scientifique. Nous quittions alors avec regret des années qui voyaient l’espace politique et intellectuel saturé par la chose écrite, revues, livres, journaux.

61975. Au Quartier Latin, on apprend la fin de La Joie de lire, la librairie carrefour où se côtoient les expressions de tous les engagements. C’est donc ailleurs, dans d’autres librairies, puis à Toulouse, ici, mais dans le choix non encore assumé de ce métier, que je me confronte à l’étendue de mon ignorance. Aujourd’hui encore, plus encore, il m’est difficile de m’approprier un tel univers en expansion sans craindre la dimension de l’imposture dans la mission qui est celle de ma profession, de le garder et de le « diffuser ». L’apprentissage dure encore. Et pourtant, il aura fallu qu’il commence. Et qu’ici, dans un temps premier, s’écrivent les frontières encore insoupçonnées entre les lieux des livres à soi, la bibliothèque dans la maison, et celle du travail, celle du « commerce ». La librairie est le lieu des désirs, d’un livre à l’autre se fantasment les lectures en gésine. Il faut accepter de composer, dans ce palais des illusions, entre l’exaltation des découvertes, et le regret des renoncements, des sacrifices. Il faut les aimer, qu’ils soient nos hôtes permanents ou de simples oiseaux de passage. Le temps en librairie est à l’image du visage des livres, composite, on s’y frotte à l’éternité des anciens dans leur incessante renaissance, comme à la création contemporaine en perpétuel renouveau, ou à tant de livres de circonstances, brillant d’un moment fugace de gloire. Chacun a sa place dans ce concert sans chef d’orchestre. Le livre offre cette double dimension de levier individuel et d’échafaudage social. L’histoire témoigne de cette fonction morale et politique. Même pris dans les convulsions d’une société dont les repères procèdent des modes de la consommation, le livre et la lecture préservent leurs vertus du bruit et de la fureur. Les rapports singuliers d’une solitude d’auteur s’adressant à des solitudes de lecteurs constituent un montage lui-même singulier et signifiant. Il y a dans le commerce des livres, qui sont des éponges à bien des névroses, une posture qui ressemble à celle du travail social, et qui fait des librairies des lieux de régulation collective insoupçonnés. Dans un lieu public des livres, l’intimité de chacun est ainsi conviée au banquet de celle des autres, assemblées momentanément, dans une fugacité unique et non reproductible. C’est de ces moments dont il s’agit aussi d’être le gardien, permettant aux livres d’en faire le lien. Veiller ici à associer les intimités consisterait à repousser les limites de la sienne, à l’inhiber.
Je continue d’être incertain sur ce qui m’a conduit là. La connaissance de soi est une affaire de limites. L’écriture de cela révèle que c’est bien une affaire de frontières, et que ces frontières sont mouvantes. D’un lieu à l’autre, d’une intimité à l’autre, le même livre, innombrable, m’accompagne, et selon la lumière qui l’éclaire, il offre des différences à mon regard et à ce qui m’attache à lui. Je ne le possède jamais de la même façon, nomade d’un côté de la ville, émancipé, sédentaire de l’autre, pris dans la vie de famille, embourgeoisé. Dire donc qu’étendu à tous les lecteurs, ce principe d’incertitude sur leur nature fait des livres résidant dans les librairies des sans-papiers en attente de régularisation, et d’adoption.
Un dimanche, l’après-midi. La rue est calme, désœuvrée. Je lève la grille de la librairie et entre dans la solitude des livres. Plus que partout ailleurs, l’apaisement y fait présence. La familiarité y repousse l’angoisse au-delà des murs. J’ai conscience du privilège. Et aussi de la distance à tenir face à autant de matière aussi dangereuse.


Mots-clés éditeurs : intime, métamorphose technologique, lecture

Date de mise en ligne : 01/05/2010.

https://doi.org/10.3917/empa.077.0104
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