Notes
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[1]
Interview de Y. Quéré, radio « Vivre fm », émission sur « Travail et intimité » du mercredi 18 novembre 2009, 12h-13h. L’exemple du disperseur de cendres est aussi présenté par Arlie Hochschild. Nous y reviendrons plus loin.
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[2]
Cet article reprend la thèse et certains résultats d’enquêtes de l’ouvrage collectif sous la direction d’Isabelle Berrebi-Hoffmann, Politiques de l’intime. Des utopies sociales d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2009.
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[3]
La première édition du dictionnaire de l’Académie française de 1694 en souligne ainsi la rareté d’emploi et donne l’unique définition suivante : « Il n’a guère d’usage qu’en cette phrase : Ami intime, qui signifie un ami cordial, un homme avec lequel on a une liaison d’amitié tres estroite. En ce sens il est quelquefois substantif. C’est son intime. »
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[4]
L’intime « caché » et l’intime « familier » inspirent, depuis le début des années 1990, plusieurs sociologues reconnus tels U. Beck (1995), Giddens (1992), ou A. Touraine (Le monde des femmes, Paris, Fayard, 2006)… On songe aussi à des courants récents comme la sociologie du corps, de la pornographie, de l’engendrement (Boltanski). Les questions des transformations de l’intimité et celles de la sociabilité et des liens familiaux sont plus traitées que celles qui concernent les autres registres de l’intime.
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[5]
Notons que l’expression des émotions et a fortiori les sentiments échappent curieusement aux définitions de l’intime. C’est ce que souligne remarquablement Halbwachs dans son étude sur les émotions (Halbwachs, 1947), en arguant de l’intérêt d’une sociologie des émotions et sentiments dans la mesure où ceux-ci sont bien plus socialement qu’individuellement définis.
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[6]
J. Clam (2007) dit bien l’impossibilité du regard dans la définition qu’il donne de l’intime au début de son ouvrage consacré à la notion. « Le dedans, l’intérieur de quelque chose est ce qui est encore plus dedans par rapport à ce qui s’offre de lui. S’il s’offrait entier, il ne serait pas intérieur, il serait bord » (Clam, 2007, p. 17).
« Il faut tout d’abord préparer les personnes à l’aspect maritime, les conditions météorologiques. Nous mouillons l’ancre sur le lieu qui est choisi communément avec la famille. La dispersion se fait à l’arrière, le navire est stable mais surtout, en plus, on est dans le silence de la mer […] Dans ma démarche personnelle, je cherche toujours à connaître, à converser avec la famille pour être proche d’elle. Au niveau du geste lui-même, je dois dire que… dans les trois quarts des cas, ce sont les familles qui souhaitent faire le geste elles-mêmes… Nous nous mettons à leur disposition mais en retrait. Les premières fois, il y a une hypersensibilité où… où on a l’impression d’être, quelque part, membre de cette famille. Et bon, il faut bien sûr s’en détacher a minima, les préparer, les accompagner… Mais la démarche est vraiment de se considérer comme un proche de la famille et d’agir en ce sens. »
1La philosophe Hannah Arendt nous a tôt invités à penser les sphères privées et publiques comme devant être nécessairement séparées. Dans La condition de l’homme moderne (1958), elle décrit notre modernité comme un rapport de force évolutif entre trois domaines : les domaines public, privé et le « domaine social ». L’Antiquité était organisée ainsi en deux domaines, le domestique ou la maisonnée (« l’Oikia ») d’une part, la sphère politique d’autre part. Au cours des temps, s’y ajoute « le domaine social » qui représente, selon la philosophe, les mondes du travail, de la technique et de l’économique qui se sont émancipés de l’ordre domestique. Ces trois domaines en tension, avec une prédominance progressive du domaine social, définiraient notre monde moderne.
2Mais, n’y a-t-il pas lieu, au temps d’Internet, de la mise en scène du Moi d’une part, de l’émergence d’un droit de la personne et de droits humains fondamentaux, des lois sur le corps d’autre part, de repenser les imbrications et frontières entre ces trois espaces que sont l’économique, le domestique et le politique ? Force est de constater que dans nos mondes contemporains, il y a de l’intime dans le travail, de l’intervention de l’État et de la sphère publique dans les familles, et de l’intime convoqué dans la sphère publique et politique. Les frontières entre le public et l’intime se redéfinissent. Prendre le temps de s’interroger sur les recompositions de frontières héritées des Lumières, qui sont aujourd’hui si souvent franchies et parfois brouillées, ne semble pas inutile, y compris pour saisir ce qui se passe aujourd’hui dans le « domaine social » actuel.
3Ce sont de ces recompositions modernes dont il sera ici question. Les mondes du travail et des services à la personne sont les premiers à l’expérimenter. C’est dans la construction d’une relation à la fois professionnelle et intime avec la personne que les professionnels des services ou de l’aide aux personnes disent pouvoir véritablement accomplir un travail de qualité.
Mais qu’est-ce qu’une relation d’ordre professionnel qui convoque l’intime ? Pourquoi ce type de relation, fruit de compétences relationnelles et professionnelles, reste-t-il si difficile à penser dans les catégories de l’action publique aujourd’hui ? Et puis d’abord, de quel intime parle-t-on ? Les définitions de l’intime et leurs transformations radicales au cours du temps ne sont pas étrangères à la difficulté à saisir d’un même mouvement ces situations. Je commencerai donc par présenter rapidement la notion et les évolutions de ces définitions, avant de proposer une grille d’analyse des relations entre intime et travail en quatre grands cas de figure : la marchandisation de l’intime, la privatisation du public, l’intime subversif et l’imbrication des registres – grille issue d’un ouvrage récent [2].
De l’intime familier à l’intime subjectif et personnel
4L’intime est une notion à la fois ancienne et moderne. Sa définition s’est profondément transformée depuis l’après-guerre. L’intime renvoie étymologiquement à un superlatif latin, « intimus », c’est-à-dire « l’intérieur de l’intérieur, ce qu’il y a de plus intérieur dans l’intérieur ». En ce sens, l’intime n’est pas le privé. En effet, dans la sphère privée moderne, la famille ou le cercle des familiers, il y a à la fois du public et de l’intime. En outre, l’intime contemporain n’a pas toujours existé, contrairement à l’espace privé dont Arendt donne la définition antique. On peut dire avec les historiens et sociologues du privé (Duby et Ariès, 1985 ; Prost, 1985) que la notion a été « inventée » à la Renaissance alors que les mœurs évoluent. La sphère de l’intime est une construction sociale moderne qui survient avec la découverte de la pudeur, de la fourchette et de la chambre à coucher – inventions que retrace si bien N. Elias dans La civilisation des mœurs (1939). La constitution de la notion contemporaine se lit ainsi au fil des encyclopédies depuis le xviie siècle. Du Moyen Âge au début du xixe siècle, l’intime renvoie à un unique sens social de proximité affective avec un tiers [3]. La notion dans ses usages courants contemporains de « ce qui est caché aux tiers, ce qui est séparé, gardé en dehors, préservé de l’extérieur, du regard » est bien une invention plus moderne. On trouve de nos jours plusieurs acceptions de l’adjectif « intime ». Dans la continuité du xixe siècle, une première définition littérale est : « Qui constitue l’essence d’un être ou d’une chose », comme dans l’expression connaître la nature intime de quelqu’un. De même, une deuxième définition s’énonce comme suit : « Qui existe au plus profond de nous », comme un sentiment intime, une conviction intime, une intime conviction disent les juristes. Une troisième acception, cependant, n’a pas un siècle : « Qui est uniquement privé, personnel ». Ce « qui est uniquement privé, personnel » concerne plus directement notre propos ; il est intéressant de noter le « uniquement » dans une définition qui devrait être économe en mots. Même le dictionnaire a besoin d’insister sur une séparation d’autres sphères, publiques, professionnelles, sociales, pour définir le caractère de l’intime face au privé. Ainsi, l’intime du Moyen Âge n’a rien à voir avec celui des Lumières, ou celui du xixe siècle. Au cours des temps se dégagent donc quatre définitions successives de l’intime bien distinctes que nous résumons ci-après (Berrebi-Hoffmann, 2009).
Le familier
5C’est l’intime social, les amis intimes, le privé familial et amical. L’intime familier se partage avec un groupe de proches. Cette catégorie de l’intime renvoie à la définition du Moyen Âge, préexistant à l’invention moderne de l’individu.
Le caché
6C’est l’intime construit par retranchement progressif de tous les espaces publics, celui qui échappe à la vue, celui de l’étymologie « l’intérieur de l’intérieur », fait pour être éloigné, mis en frontière avec les autres sphères. Une version du caché est l’intime sacré : ce qui est retranché du regard, du courant, du commun, du profane, du marché. Les relations intimes, euphémisme pour relations sexuelles, ainsi que le corps en relèvent. C’est d’intimité plus que d’intime dont il est ici question [4].
Le subjectif
7C’est le for intérieur, le libre arbitre individuel, la vie intérieure, l’imaginaire, la conscience intime. Définition liée à l’avènement de l’individu moderne des Lumières, cette catégorie de l’intime renvoie à ce que l’individu a en propre, à sa conscience individuelle. Le subjectif peut se montrer, tenter de se communiquer à travers, par exemple, les journaux intimes, mais se partage difficilement.
Le personnel
8C’est ce qu’il y a de plus unique dans l’individuel, ce qui est « uniquement privé », ce que l’on a en « propre » par rapport à ce qui, dans la sphère privée, comme dans la famille, est commun, c’est-à-dire public. Cette définition renvoie au caractère unique de la subjectivité individuelle, ce qui différencie au sein de la sphère privée même un individu d’un autre.
Les nouvelles frontières entre public et privé au travail
9Quelles que soient les définitions de l’intime [5], la tension entre le public et le privé est présente dans des acceptions qui reposent sur des séparations et des frontières, frontières qui évoluent donc au cours du temps [6]. Une rupture nette s’opère après la Seconde Guerre mondiale dans la sphère privée. Une exigence d’égalité généralisée à la sphère familiale et domestique, l’irruption du « sujet » et de son unicité comme idéal à atteindre participent d’une définition de l’individu différente, que les sociologues désignent parfois, à l’instar de U. Beck (2001) ou A. Giddens (1991), sous les termes de « seconde individualisation » ou « seconde modernité ». Dans cette seconde individualisation, il y a dédoublement du privé. L’individu défend sa sphère personnelle au sein même du privé familial. C’est le droit aux espaces à soi au sein de l’appartement familial, aux soirées à soi, hors du couple, pour les couples conjugaux, aux vacances et activités « personnelles ». C’est ce que nous avons désigné plus haut sous le terme d’intime « personnel ». L’intime personnel se construirait en opposition à l’intime familier et à l’intimité. G. Fraisse (2007) parle pour sa part de circulation entre les sphères et de transformation de la sphère privée à l’aune des valeurs démocratiques qui s’empareraient de l’espace domestique. « L’analyse de la dissociation des sphères, propre à la fondation démocratique moderne, m’intéresse moins ici que le mouvement inverse, contemporain, celui de la reconstruction de la comparaison entre la famille et la cité. Cette reconstruction se fait par le mouvement, inéluctable, de la contamination de l’exigence démocratique dans l’espace familial. Les principes d’égalité et de liberté s’introduisent dans la vie domestique » (Fraisse, 2007, p. 68).
10On le voit, dès lors, les transformations des frontières entre l’intime et le public vont bien au-delà des analyses dominantes dans le monde intellectuel et savant actuel, monde qui dénonce souvent uniquement la « marchandisation de l’intime » et la colonisation des mondes vécus pour parler de notre époque. Certes, nombre de désirs et besoins personnels autrefois régis dans les cercles familiaux et amicaux sont aujourd’hui l’affaire de ce que l’on nomme les « services à la personne », et nombre de métiers contemporains, depuis le « care » jusqu’aux services d’organisation des anniversaires des enfants, pénètrent des sphères autrefois réservées aux liens domestiques privés. La sociologue américaine des émotions Arlie R. Hochschild décrit ainsi ce que fait à nos vies intimes l’existence nouvelle dans le monde américain de services à la personne tels que les services de choix de cadeaux pour enfants, de rangement de photos familiales, ou encore de « location de maman » (Hochschild, 2009).
Mais les frontières sont également franchies et réinventées aujourd’hui de trois façons complémentaires. Le mouvement inverse, la privatisation de l’espace public, existe aussi bel et bien. L’intime peut être utilisé comme une arme et volontairement exposé dans la sphère publique pour, par son pouvoir émotionnel et transgressif, tenter de faire évoluer mœurs ou lois. Ce second cas de figure rappelle le slogan féministe des années 1970 : le privé est politique, et nous l’avons désigné dans Politiques de l’intime sous le terme d’« intime subversif ». Enfin, une troisième façon de réinventer les frontières consiste à reconnaître l’imbrication, forte aujourd’hui, des registres professionnel, privé, économique et politique dans toute relation de travail. C’est notamment le sens de travaux sur les relations développés en sociologie économique, tels ceux de V. Zelizer qui visent à construire une typologie des relations intimes et professionnelles (depuis le coiffeur, jusqu’au médecin/patient) pour montrer comment l’imbrication entre les registres peut aussi être vertueuse et signe de professionnalité. Le disperseur de cendres en mer qui ouvre cet article ne dit pas autre chose.
Bibliographie
Bibliographie
- Arendt, H., 1983. La condition de l’homme moderne, traduction française de The Human Condition (1961), Paris, Calmann-Lévy.
- Beck, U., 2001. La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier.
- Beck, U. ; Beck-Gernheim, E., 1995. The Normal Chaos of Love, Cambridge, Polity Press (trad. de la 1ère édition allemande, 1990).
- Berrebi-Hoffmann, I. (sous la direction de), 2009. Politiques de l’intime. Des utopies sociales d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Recherches ».
- Clam, J., 2007. L’intime : genèse, régimes, nouages, Paris, Ganse-Arts et Lettres.
- Duby, G. ; Ariès, P., 1985. Histoire de la vie privée, Paris, Seuil.
- Elias, N., 1939. La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
- Emirbayer, M., 1997. « Manifesto for a Relational Sociology », American Journal of Sociology, vol. 103, n° 2, septembre, p. 281-317.
- Fraisse, G., 1997. « Le privé et le public, une circulation nécessaire », Futur antérieur, n° 39-40, septembre 1997, numéro en ligne, non paginé.
- Fraisse, G., 2007. Du consentement, Paris, Seuil, coll. « Non conforme ».
- Giddens, A., 1991. Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Age, Stanford, Stanford University Press.
- Giddens, A., 2004. La transformation de l’intimité, traduction française de The Transformation of Intimacy (1992), Rodez, Le Rouergue-Chambon.
- Halbwachs, M., 1947. « L’expression des émotions et la société », publication posthume, Échanges sociologiques, Paris, Centre de documentation universitaire.
- Hochschild, A.R., 2003. The Commercialization of Intimate Life. Notes from Home and Work, Los Angeles, Londres, Berkeley, University of California Press.
- Hochschild, A.R., 2009. « Marché, significations et émotions : louez une maman et autres services à la personne », sous la direction d’I. Berrebi-Hoffmann, Politiques de l’intime. Des utopies sociales d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », p. 203-222.
- Prost, A. (sous la direction de), 1985. Histoire de la vie privée, tome V, Paris, Seuil (réédition, 1995).
- Schwartz, O., 1990. Le monde privé des ouvriers, Paris, puf, coll. « Quadrige », 2002.
- Zelizer, V.A., 2005. The Purchase of Intimacy, Princeton et Oxford, Princeton University Press.
- Zelizer, V.A. ; tilly, C., 2006. « Relations and Categories », dans Arthur Markman et Brian Ross (sous la direction de), The Psychology of Learning and Motivation, volume 47, San Diego, Elsevier, p. 1-31.
Mots-clés éditeurs : politiques de l'intime, services à la personne, sociologie de l'intime, « care », frontière public/privé au travail
Mise en ligne 01/05/2010
https://doi.org/10.3917/empa.077.0013Notes
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Interview de Y. Quéré, radio « Vivre fm », émission sur « Travail et intimité » du mercredi 18 novembre 2009, 12h-13h. L’exemple du disperseur de cendres est aussi présenté par Arlie Hochschild. Nous y reviendrons plus loin.
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[2]
Cet article reprend la thèse et certains résultats d’enquêtes de l’ouvrage collectif sous la direction d’Isabelle Berrebi-Hoffmann, Politiques de l’intime. Des utopies sociales d’hier aux mondes du travail d’aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2009.
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[3]
La première édition du dictionnaire de l’Académie française de 1694 en souligne ainsi la rareté d’emploi et donne l’unique définition suivante : « Il n’a guère d’usage qu’en cette phrase : Ami intime, qui signifie un ami cordial, un homme avec lequel on a une liaison d’amitié tres estroite. En ce sens il est quelquefois substantif. C’est son intime. »
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[4]
L’intime « caché » et l’intime « familier » inspirent, depuis le début des années 1990, plusieurs sociologues reconnus tels U. Beck (1995), Giddens (1992), ou A. Touraine (Le monde des femmes, Paris, Fayard, 2006)… On songe aussi à des courants récents comme la sociologie du corps, de la pornographie, de l’engendrement (Boltanski). Les questions des transformations de l’intimité et celles de la sociabilité et des liens familiaux sont plus traitées que celles qui concernent les autres registres de l’intime.
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[5]
Notons que l’expression des émotions et a fortiori les sentiments échappent curieusement aux définitions de l’intime. C’est ce que souligne remarquablement Halbwachs dans son étude sur les émotions (Halbwachs, 1947), en arguant de l’intérêt d’une sociologie des émotions et sentiments dans la mesure où ceux-ci sont bien plus socialement qu’individuellement définis.
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[6]
J. Clam (2007) dit bien l’impossibilité du regard dans la définition qu’il donne de l’intime au début de son ouvrage consacré à la notion. « Le dedans, l’intérieur de quelque chose est ce qui est encore plus dedans par rapport à ce qui s’offre de lui. S’il s’offrait entier, il ne serait pas intérieur, il serait bord » (Clam, 2007, p. 17).