Empan 2009/1 n° 73

Couverture de EMPA_073

Article de revue

Quelques réflexions à propos des groupes de parole pour les hommes auteurs de violences conjugales

Pages 90 à 97

Notes

  • [1]
    Voir par exemple E. Harding, Les mystères de la femme, Paris, Payot, 2001.
  • [2]
    En 2000, 1 247 femmes ont été tuées par leur partenaire intime. Family Violence Prevention Fund, « The facts on health care and domestic violence » [en ligne], s. d. Disponible sur : http:// endabuse. org/ resources/ facts/ HealthCare. pdf
  • [3]
    Groupe de travail animé par le Dr Coutanceau, « Auteurs de violences au sein du couple : prise en charge et prévention » [en ligne], mars 2006. Disponible sur : http:// www. femmes-egalite. gouv. fr/ se_documenter/ ressources_doc/ bibliotheque/ docs/ rapport_coutanceau. pdf
  • [4]
    Voir à ce sujet l’article de K.L. Scott, « Predictors of change among male batterers : Application of theories and review of empirical findings », Trauma, Violence and Abuse, vol. 5, n° 3, juillet 2004, p. 260-284.
  • [5]
    E.W. Gondolf, « How batterer program participants avoid reassault », Violence Against Women, vol. 6, n° 11, novembre 2000, p. 1204-1222.
  • [6]
    C.S. Silvergleid, E.S. Mankowski, « How batterer intervention programs work : Participant and facilitator accounts of processes of change », Journal of Interpersonal Violence, vol. 21, n° 1, janvier 2006, p. 139-159.
  • [7]
    H. Stephanakis, « Desistence from violence : Men’s stories of identity transformation », Dissertation Abstract International : Section B : Sciences & Engineering, 60(8-B), (umi n° 2000-95004-245), 2000.
  • [8]
    L.J. Stalans, M. Seng, « Identifying subgroups at high risk of dropping out of domestic batterer treatment : The buffering effects of a high school education », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, vol. 51, n° 2, avril 2007, p. 151-169.
  • [9]
    Voir par exemple L. Mucchielli, « Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914) : débats médicaux sur l’élimination des criminels réputés “incorrigibles” », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 2, 2000, p. 57-88.
  • [10]
    ensea Junior Études, « Recensement national des morts violentes survenues au sein du couple en 2003 et 2004 », dans C. Vautrin, « En France, tous les quatre jours, une femme sur quatre meurt victime de violences conjugales. Violences conjugales : chiffres et mesures » [en ligne], dossier de presse, 23 novembre 2005, p. 23-47.
    Disponible sur : http:// www. sosfemmes. com/ infos/ pdf/ dossier-presse_violences-conjugales_20051123%5B1%5D. pdf
  • [11]
    C. Herbert, S. Le Gal, « Dispositif socio-judiciaire de prévention de la récidive des violences conjugales » [en ligne], Journal international de victimologie, n° 14, mars 2007. Disponible sur : http:// www. jidv. com/ JIDV14-Herbert-LeGal. htm
  • [12]
    Sur les importations conceptuelles non travaillées et leurs effets réels dans le champ des sciences sociales et le champ pénal, voir P. Bourdieu et L. Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121-122, 1998, p. 109-118 et L. Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
  • [13]
    N. Sarkozy, M. Onfray, « Confidences entre ennemis » [en ligne], Philosophie magazine, n° 8, 2007. Disponible sur : http:// www. philomag. com/ article,dialogue,nicolas-sarkozy-et-michel-onfray-confidences-entre-ennemis,288. php

1La violence conjugale n’est que récemment devenue une problématique politique et un objet scientifique. L’examen des définitions permet de constater que son acception est large. En effet, celle-ci ne se limite pas à la violence physique mais inclut des formes de violence différenciées. La violence physique, comprenant les secousses, les coups ou les viols qui deviennent dès lors des violences sexuelles, s’accompagne de violences verbales (menaces, injures, cris, etc.). D’autres formes de violences sont généralement distinguées telles la violence économique (privation d’argent, vol, chantage, etc.) et la violence psychologique (humiliation, mépris, pressions, etc.). Ces formes plus ou moins proximales de domination se combinent selon les cas.

Les travaux nord-américains

2Au-delà de l’appréhension des théories et des pratiques, il s’agit de découvrir les racines épistémologiques des actions menées dans les dispositifs de prise en charge des violences conjugales mis en place à l’étranger. Les théories employées pour saisir celles-ci peuvent s’inscrire de façon schématique dans trois grands modèles. Le modèle sociohistorique ou macro favorise une compréhension diachronique de la violence conjugale comme fait culturel. Il est possible d’inclure ici certains travaux féministes sur les implications des valeurs patriarcales en termes de comportement violent de genre ainsi que les approches sociologiques considérant les modalités de socialisation, les taux de prévalence comparés, etc. Un modèle dialectique, ou relationnel, s’intéressant aux niveaux méso et micro peut comprendre les approches cognitivo-comportementales, systémiques et les théories psychanalytiques. On objectera qu’il est difficile de rapprocher des modèles aussi différents que la psychanalyse et le comportementalisme. Ils ont pourtant en commun de postuler l’existence de processus d’intériorisation et de reproduction de modalités interactionnelles acquises au long d’expériences spatio-temporelles historiquement situées. Les deux modèles sociohistorique et relationnel s’opposent à un troisième : le modèle typologique. Ce dernier privilégie le plan synchronique et micro tout en négligeant l’histoire du sujet et de ses groupes d’appartenance au profit d’une lecture anthropologique de type naturaliste. Si les approches de type éthologique ou sociobiologique de l’agression demeurent dialectiques a minima, en ce sens que leur théorie de l’action se fonde sur la plus ou moins grande inséparabilité de l’être et de son milieu, le principe explicatif reste au fond l’instinct. La propension actuelle à la re-biologisation de la psychiatrie implique une conception essentialiste de l’homme constituant l’envers de la mythologie du féminin que l’on peut d’ailleurs retrouver, sous une forme métaphysique, dans certains travaux jungiens [1]. Nous reviendrons sur cette tendance contemporaine dans la conclusion.

3De ces différentes perspectives, compréhensives ou objectivistes, découlent évidemment des orientations de recherche. La plupart des travaux nord-américains s’inscrivent sans surprise dans l’orientation positiviste. Mais on aurait tort de condamner d’emblée ce penchant au nom d’une subjectivité insaisissable ou transcendante. En effet, les Nord-Américains accordent à juste titre une importance décisive à l’évaluation des prises en charge. Quand la violence conjugale tue, aux États-Unis, plus de trois femmes par jour, il s’agit concrètement de savoir ce qui marche ou non [2]. Si l’on ne peut douter que la psychanalyse constitue une anthropologie autrement plus riche que certaines théories de type mécaniciste, on peut en revanche regretter qu’elle doive subir le dilettantisme interprétatif et l’absence de rigueur théorico-pratique de certains professionnels en mal de reconnaissance sociale. Cette remarque ne saurait pour autant cautionner le manque d’épaisseur d’une clinique du check-list à laquelle il faut cependant reconnaître le mérite de fournir quelques indications statistiques permettant de cerner des tendances invisibles par la seule compilation aléatoire des études de cas. On estime par exemple, aux États-Unis et en France, que plus de 85 % des victimes de violences conjugales sont des femmes. Aussi, dans le contexte français, une femme meurt tous les quatre jours. En Europe, entre un homme sur 20 et un homme sur 10 a été violent avec sa compagne. Plus largement, une femme sur 10 a subi une agression sexuelle au cours de sa vie et une femme sur cinq est victime de violence dans l’espace public en France [3].

4Les recherches sur la prise en charge des auteurs de violence conjugale aux États-Unis ont produit un corpus de savoirs numériquement important mais d’une portée heuristique limitée selon les chercheurs eux-mêmes [4]. Toutefois, certains résultats font plus ou moins consensus. La majorité des prises en charge sont axées sur un ensemble de techniques psychopédagogiques visant à l’autocontrôle, dont les plus employées semblent être les méthodes d’interruption et de discussion [5]. Celles-ci paraissent être acquises plus durablement au travers d’une médiation groupale génératrice de nouvelles normes collectives et, dans le meilleurs des cas, d’un climat affectif sécurisant. Les animateurs (group facilitators) engagent pour cela le groupe dans une dynamique de « soutien-confrontation ». Le groupe favoriserait également les processus identificatoires et le monitoring, que l’on peut traduire par une forme de patronage mutuel et bienveillant. Silvergleid et Mankowski isolent, à partir des résultats de plusieurs recherches, un certain nombre de « processus de changement » qui se révèlent selon nous être davantage des conditions ou des effets du changement que de réels processus [6]. Les auteurs distinguent les « processus » agissant à trois niveaux : individuel, groupal et « communautaire ». Le premier niveau comprend la « responsabilisation » de la part de l’auteur liée au dépassement du déni, le développement de l’empathie, la réduction de la dépendance, l’amélioration des facultés de communication, l’engagement de changer d’attitude et de comportement ainsi que de « tirer le meilleur de la situation » (to make the most of the provided opportunity). Les processus de changement de niveau groupal sont identifiés comme des environnements étayants offrant, pour le niveau communautaire, des occasions concrètes de « créer une nouvelle identité non violente ». Sur ce dernier point, les auteurs, se basant sur l’étude de Stephanakis [7], donnent les exemples de l’engagement dans le bénévolat ou des « expériences spirituelles ». Enfin, et peut-être surtout, les hommes auteurs de violences conjugales engagés dans les programmes de réhabilitation avancent que les injonctions du système judiciaire, des services de protection infantile et les menaces de rupture de la part de leur conjointe ont eu une importance décisive dans leur changement comportemental.

5Le taux d’abandon (drop out) de la part de ces hommes constitue un problème dont certains « facteurs de risque » ont pu être repérés, comme l’échec scolaire, le chômage et la toxicomanie [8]. Stalans et Seng avancent par exemple que le fait de posséder un niveau d’instruction de lycée (high school education) constitue un « effet tampon » (buffering effect) même lorsque les sujets sont sans emploi et/ou toxicomanes. Nous avons ici un exemple caricatural de recherche pragmatiste dont les résultats sont davantage destinés aux acteurs du champ pénal qu’aux travailleurs sociaux – groupes d’agents dont les logiques, les intérêts et les objectifs à plus ou moins long terme peuvent se rejoindre mais aussi, il faut bien l’avouer, s’opposer. Une des suggestions avancées par les auteurs afin de réduire le taux d’abandon des participants traduit tant la philosophie sociale implicite imprégnant une part non négligeable des actions dans ce secteur aux États-Unis qu’une appréhension biaisée des causalités. Leur constat les amène en effet à proposer l’apprentissage de « compétences de vie basiques » (basic life skills) comme la lecture ou les techniques de communication. On ne saura pas s’il s’agit là d’herméneutique biblique ou d’applications managériales. Les chercheurs n’évoquent pas non plus les causes sociales de « l’échec scolaire » pourtant révélées depuis longtemps déjà par de nombreux travaux en sociologie de l’éducation. Cette négligence favorise tacitement la réapparition du spectre héréditariste de l’intelligence. En effet, le raisonnement en termes de lacunes individuelles, qui associe sur le mode de l’équation violence et idiotie, nous renvoie aux premières heures de la criminologie [9]. Davantage, cette lecture annule d’emblée l’hypothèse plausible d’un lien entre violence sociale et violence conjugale.

Quelques aspects de la situation française

6Cette hypothèse découle de résultats obtenus il y a peu en France. Une récente étude concernant les morts violentes survenant au sein des couples [10] a révélé, grâce à un travail statistique exhaustif, des aspects méconnus de la violence conjugale. Elle montre de même un certain aveuglement. Si l’on fait l’effort de regrouper entre elles certaines classifications, il apparaît un aspect qui passait inaperçu avec le fractionnement opéré en termes de catégories socioprofessionnelles (csp) : on remarque que plus de 70 % des auteurs d’homicide ont été, au moment des faits, sans profession, ouvrier ou employé. En revanche, trois autres csp (les artisans, commerçants et chefs d’entreprise ; les professions intermédiaires puis les cadres et professions intellectuelles supérieures) ne comptabilisent que 14 % des homicides. Cette répartition, pourtant frappante, n’est pas commentée. Davantage, elle amène curieusement les chercheurs à conclure qu’il s’agit d’un « phénomène qui touche toutes les couches de la société ». Tout au plus nous dit-on que « le fait que les deux membres d’un couple exercent une profession apparaît comme un élément en partie protecteur ». Pourquoi donc le fait que 75 % des victimes de sexe féminin appartenaient au groupe socialement dominé n’est-il pas discuté ? Le fantasme des « classes dangereuses » serait-il encore trop vivace qu’il faudrait l’étouffer d’un pudique « phénomène qui touche toutes les couches de la société » ? Non seulement cette disproportion pour le moins significative doit être sérieusement appréhendée mais elle doit l’être autrement qu’en des termes qui occultent le problème fondamental des inégalités sociales ou qui renforcent, s’il en était besoin, l’idéologie d’un travail salvateur en soi.

7D’autres remarques peuvent être faites sur le cas français. De façon générale, on note une pauvreté de la recherche empirique, un retard relatif au niveau légal (comparé à l’Espagne et aux pays scandinaves par exemple) ainsi que des pratiques balbutiantes et peu coordonnées. Le compte-rendu en mars 2006 du groupe de travail relatif aux auteurs de violences au sein du couple, animé par le docteur Roland Coutanceau, témoigne en effet d’un retard par rapport aux actions menées aux États-Unis, au Canada ou en Norvège. Parmi les rares initiatives françaises, le dispositif expérimental mis en place en 2003 dans le Val-d’Oise par le Service pénitentiaire d’insertion et de probation (spip) et les associations Espérer 95 et Du côté des femmes constitue un exemple d’action innovante dont le déroulement a récemment été présenté [11]. On y remarque un certain nombre de lignes directrices qui influeront sans doute sur le développement des prises en charge des hommes auteurs de violence conjugale. Il semble dès lors opportun de contribuer à la réflexion autour de cette expérience pilote courageuse.

8Les animateurs du groupe de parole la présentent comme une action socio-judiciaire visant à prévenir la récidive d’hommes condamnés pour des actes de violences physiques. Ce programme, qui possède un caractère obligatoire, se déroule durant sept séances hebdomadaires pendant lesquelles la sociologue praticienne et le psychologue clinicien abordent un certain nombre de thématiques (la violence, le genre, la famille, l’estime de soi, etc.). On peut distinguer trois objectifs, non exclusifs l’un de l’autre, à cette action transversale. Le premier, tel qu’il est mis en avant par les auteurs, concerne un aspect préventif. Il s’agit de protéger les conjointes. Un deuxième aspect touche à la dimension de l’assistance. Il se base sur le régime de la parole en groupe. Un troisième aspect peut enfin être caractérisé par l’action pédagogique. Il s’agit là de faire intérioriser de nouvelles représentations culturelles liées aux relations de genre. La « responsabilisation » constitue un pivot du dispositif. À long ou moyen terme, l’entreprise de pacification des hommes auteurs de violences physiques vise à induire une demande d’ordre psychothérapeutique. En dépit de la présence d’un psychologue clinicien dans ce dispositif, l’axe thérapeutique est mis à l’écart au profit d’une approche psycho-éducative. Au regard des modèles que nous avons présentés ci-dessus ainsi que de l’exposé fait par les deux animateurs, il ressort que des approches féministes et psychotypologiques sont ici employées sans pour autant être explicitement présentées comme telles. Le versant clinique combine une perspective nosographique, une orientation plus psychanalytique et un regard psychophysiologique lorsque intervient le facteur d’alcoolisation. Un nombre non négligeable de difficultés liées aux caractères innovants et complexes d’un agencement sociojudiciaire de ce type semblent avoir été surmontées par les deux pionniers. Étant donné le stade initial auquel se situe cette action, il paraît indispensable d’alimenter la réflexion et de garder ouverte la discussion.

9Un premier commentaire est d’ordre épistémologique. L’absence d’une analyse meso au profit de lectures macro et micro, lorsque l’on travaille au niveau groupal, pose problème. Comment travailler sur les processus de changement dans les groupes sans se référer à une théorie groupale du changement, cela d’autant plus que le groupe est considéré par les auteurs comme un facteur décisif de transformation ? La contribution des animateurs indique néanmoins que les processus psychosociaux sont perçus. Ceux-ci tentent d’être maîtrisés, entre autres, à l’aide des éléments du cadre mais ne sont pas analysés. La théorie psychanalytique individuelle est mobilisée pour tenter de nommer certains phénomènes mais il s’agit là d’une lecture interactionnelle qui ne prend pas en compte les effets de structures sur les échanges selon le principe que le tout diffère de la somme des parties. Si la psychanalyse est choisie comme instrument d’interprétation, il s’agit par conséquent d’opter pour sa forme la plus adaptée : la psychanalyse groupale.

10Une seconde remarque concerne le niveau théorique. Nous avons noté plusieurs références conceptuelles s’inscrivant dans des cadres théoriques différents, ce qui semble indiquer un certain flottement quant à la démarche générale de l’action. Parallèlement à des catégorisations typologiques de nature psychiatrique, on remarque que l’approche psychanalytique est accompagnée par la notion de « responsabilisation ». Dès lors, on s’inscrit dans un registre cognitivo-comportemental qui postule les processus de changement en termes d’apprentissage conscient. Cette grille de lecture entre en contradiction avec l’approche clinique d’obédience psychanalytique qui n’a pas vocation, en principe, à présenter de façon normative des modèles de conduite à reproduire. Ainsi, en ce sens, l’approche cognitivo-comportementale semble-t-elle plus adaptée à un dispositif socio-judiciaire. Il ne s’agit pas en effet d’une action thérapeutique mais bien pédagogique puisqu’elle vise à une rééducation cognitive et axiologique pouvant éventuellement déboucher sur une psychothérapie individuelle.

11Ces remarques s’inscrivent dans une préoccupation plus générale d’ordre éthique. Remarquons d’abord que la situation de ce dispositif socio-judiciaire est frappée d’un paradoxe que l’on retrouve d’ailleurs dans l’ensemble du secteur social : l’assistance contrainte. On pourrait même ajouter qu’il s’agit d’une assistance contrainte consentie. Elle ne serait plus contrainte puisqu’elle finit bien souvent par être acceptée. Autre paradoxe rarement perçu comme tel : susciter la demande. Sans entrer dans une discussion sur les antinomies des nouvelles formes de contractualisation et du choix forcé dans le champ de l’assistance, arrêtons-nous un instant sur cette notion de « responsabilisation ». D’abord, celle-ci ne relève pas du domaine scientifique mais du registre de la morale. Si la question de la responsabilité fait sens pour le juge ou le militant, elle demeure plus problématique pour le chercheur. En outre, cette expression gagnerait à être explicitée, surtout lorsqu’elle est employée dans une pratique clinique. De quoi parle-t-on au juste ? D’un renforcement du moi ? D’une rééducation des schèmes de pensée ? Quoi qu’il en soit, tout porte à croire qu’il s’agit d’une action pédagogique. Mais la psychologie clinique ou la sociologie ont-elles vocation à imposer des significations culturelles dans un contexte judiciaire, aussi légitimes puissent-elles socialement apparaître ? Les éducateurs spécialisés ne possèdent-ils pas en la matière un mandat plus adapté à la situation ? Il n’incombe pas en effet à ces professionnels une neutralité axiologique, ce qui leur permet, contrairement aux psychologues en l’occurrence, d’affirmer clairement et sans détour l’ensemble des règles sociales régissant la vie de la cité. De plus, il n’y a aucune contradiction fonctionnelle à ce qu’un éducateur éduque. Le problème serait qu’il se mette à faire des interprétations d’ordre clinique. L’inverse est également vrai. La division du travail médico-social étant ce qu’elle est, avec l’arbitraire des hiérarchies qu’elle recèle, on peut penser qu’une partie de l’efficacité escomptée de la part de cette action socio-judiciaire repose implicitement et partiellement sur l’autorité symbolique associée, à tort ou à raison, aux statuts de spécialistes des sciences humaines et sociales. Autrement dit, l’appel à la science augmenterait l’efficacité du dispositif. Cette croyance reste cependant à démontrer.

12Parallèlement à la question de l’identité professionnelle des animateurs, c’est le problème de la « résistance au changement » qui se trouve posé. Si les déterminants impliqués dans ce phénomène sont d’ordres différents, le seul sur lequel les animateurs de groupe espèrent pouvoir agir en situation est le facteur psychologique. L’inertie est donc perçue, c’est-à-dire construite, à partir de la catégorie du déni qui fait ainsi en grande partie l’objet du travail groupal. Les implications sociohistoriques sont d’autant plus mises entre parenthèses que l’une des difficultés majeures réside, pour les professionnels, dans l’appréhension justifiée que l’auteur de violences ne s’empare de l’argument culturel pour appuyer sa projection, renforcer son aveuglement ou cautionner ses actes violents. Cela éventuellement à l’aide des autres membres du groupe pouvant devenir complices dans le scellage d’une redoutable alliance défensive. Mais le déni considéré comme mécanisme de défense inconscient, plus ou moins normal ou pathologique, pourrait lui aussi servir d’alibi aux membres du groupe. On voit donc que la situation n’est pas simple. La confrontation évoquée par les animateurs anglo-saxons réside dans ce cas en un rapport de force visant à s’opposer systématiquement au démenti de l’auteur. Cette position découlant d’un parti pris pédagogique, mais peut-être aussi d’une contre-attitude défensive érigée en élément du cadre, mérite non seulement d’être interrogée cliniquement mais également de faire réfléchir sur la violence symbolique qu’elle implique en imputant à l’auteur de violences l’entière « responsabilité » de ses actes. Ici, la violence symbolique qui répond à la violence physique, faisant sans doute elle-même en partie écho à la violence du monde social, peut prendre l’allure d’un châtiment expiatoire qui vient se surajouter à la condamnation pénale dans un processus d’extorsion de l’aveu. Le fait que ces hommes ont parfois commis des actes de barbarie ou des assassinats n’autorise pas selon nous à dissoudre les distinctions essentielles élaborées entre psychothérapie, pédagogie et punition. Nous sortons historiquement à peine d’une telle confusion et il serait naïf de croire que le risque d’amalgame est inexistant. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer les dispositifs de « réhabilitation » (rehab’) pour les chômeurs et les criminels anglo-saxons ou, en France, le développement des catégories de pensées psychologiques et managériales dans le champ de la réinsertion.

13Du point de vue des sciences humaines et sociales, on ne peut en bonne logique accepter l’existence de déterminismes sociohistoriques (valeurs et institutions patriarcales) et psychiques (l’inconscient et la compulsion de répétition) tout en désignant dans un même mouvement le sujet violent comme entièrement rationnel. Le poids actuel de l’utopie utilitariste qui fait de chaque individu un sujet entièrement libre et responsable passant son temps à faire des choix responsables constitue un des obstacles les plus tenaces à la pensée anthropologique. Notons que cette idéologie a pour effet de justifier toutes les réussites et tous les échecs sur la base du volontarisme. La rationalité fait bien sûr partie des déterminants de l’action mais si elle était le seul, on ne pourrait expliquer les comportements délirants, addictifs, masochistes ou tout simplement contraires à un intérêt objectif. Concernant les violences conjugales, on ne peut nier qu’il s’agit, par définition, d’un phénomène proprement relationnel qui peut se révéler pathologique ou pathogène dans le cadre de logiques interactionnelles dangereuses ou de situations sociales particulières. Ignorer cela, c’est se condamner à ne rien comprendre à ce qui peut se (re)jouer dans une relation de couple. De même, expliquer l’acte violent par une causalité exclusive en termes de personnalité, c’est psychologiser un phénomène qui se rattache à des ordres de réalité relativement distincts et c’est par là même s’interdire d’en saisir la complexité. Mais, à l’inverse, la non-prise en compte des altérations psychiques de l’agresseur (défaillances du préconscient, tendances projectives, etc.) en rapport avec leurs conditions sociales et familiales de genèse empêche la compréhension clinique qui implique de reconnaître que le bourreau est souvent, à l’origine, lui-même une victime. Enfin, penser pouvoir modifier les structures mentales sans toucher aux structures sociales constitue une voie sans issue. Raisonner en ces termes implique de suspendre, ne serait-ce que quelques minutes, la tendance proprement sociale à l’indignation. Sans entrer dans le débat postmoderne sur la relativité de la notion de progrès, on doit constater que ce n’est qu’à ce prix qu’avancent non seulement la science mais aussi la justice.

Conclusion

14L’évolution du rapport de force entre les clans psychothérapeutiques paraît, en France, profiter plutôt à l’heure actuelle aux approches cognitivo-comportementales. La focalisation de celles-ci sur la rééducation des schèmes de pensées et des séquences comportementales en fait, malgré les problèmes qu’elles soulèvent indiscutablement en termes éthiques, des options possibles pour les dispositifs socio-judiciaires. Une autre particularité française réside dans la place relativement importante de la psychanalyse groupale et familiale. Celles-ci s’exposeront, si elles venaient à intervenir plus spécifiquement dans le secteur des violences conjugales, aux critiques, en partie justifiées, visant les approches interactionnelles. L’argument principal consiste à faire remarquer que ces pratiques ont tendance à traiter les partenaires du couple de façon égalitaire et, par conséquent, à escamoter les positions respectives d’agresseur et de victime. Les Anglo-Saxons ont développé l’expression « victim blaming » pour mettre en évidence des renversements qui ont lieu, de façon générale, dans les relations sociales d’assistance. Il est également concevable que se développent davantage en France des types de prises en charge inspirés du modèle Duluth lancé en 1981 aux États-Unis. Basé sur un travail serré de coordination entre différents agents des secteurs judiciaires et médico-sociaux dans la prise en charge énergique des hommes auteurs de violence, les programmes inspirés de ce modèle ont donné des résultats probants en matière de récidive. L’importation de cette pratique est déjà visible dans les dispositifs belges et français. Sa diffusion probable pourrait soulever des contradictions, notamment en ce qu’elle répondrait à des exigences pragmatiques propres à des acteurs ordinairement opposés sur les questions sociales et pénales : la droite et les mouvements féministes de gauche. En effet, une telle efficacité, mêlée à un alliage répression-prévention particulièrement équilibré, peut séduire. Si la répression peut être seulement considérée comme un mal nécessaire et non comme un bien en soi, l’aspect préventif implique ici une philosophie instrumentale de l’action socio-médico-judicaire qui tend parfois à faire de la sanction un outil « thérapeutique ». La réinterrogation des concepts scientifiques, comme des pratiques qui prétendent en découler, en rapport avec leurs conditions sociales de production, semble être un préalable indispensable à l’importation de tels dispositifs [12].

15Sur le plan pratique, la lucidité impose enfin de considérer la possibilité que, de façon plus générale, les causalités sociohistoriques et psychiques seront davantage occultées qu’elles ne le sont d’ordinaire avec la réémergence de l’idéologie héréditariste dont Nicolas Sarkozy s’est récemment fait le héraut lors d’un médiocre débat avec l’essayiste Michel Onfray [13]. On remarquera par ailleurs que les attitudes présidentielles, modelées par les conseillers en communication, ont eu récemment tendance à mettre en avant des postures hypersexuées : tenue de pilote de chasse pour M. George W. Bush, lunettes de soleil, chemise ouverte, yacht et top model pour M. Nicolas Sarkozy. Cette promotion des stéréotypes associés au mâle dominant (blanc, hétérosexuel et riche) s’accompagne de façon plus ou moins indépendante d’une psychologisation (le volontarisme) et d’une biologisation des phénomènes sociaux (la survie du plus fort) qui constituent bien souvent le corollaire de croyances anthropologiques erronées, c’est-à-dire idéologiques, mais surtout la conséquence d’une philosophie sociale biaisée en faveur de l’ordre établi.

16Il faut rappeler que c’est en grande partie contre ce dernier que se sont développés les groupes de parole pour les hommes auteurs de violences conjugales sous l’impulsion des travaux féministes. Ces groupes constituent, malgré leurs imperfections actuelles, une réponse progressiste à la violence masculine envers les femmes. On peut se féliciter, grâce à l’existence d’une pensée qui tente sans relâche d’opposer des alternatives à la barbarie, que la lobotomie ne soit pas encore à l’ordre du jour même si la pharmacologie en représente un doux euphémisme. Cependant, le groupe de parole ne constituerait qu’une caution morale s’il ne devait s’accompagner de pratiques proprement politiques de la part de tous les professionnels concernés. C’est parce que l’idée juste ne possède pas de force intrinsèque que la domination masculine, cause structurelle des violences faites aux femmes, doit être combattue par des actions concrètes mises en œuvre par l’ensemble du mouvement social.


Mots-clés éditeurs : politique, dispositif, hommes auteurs de violences conjugales, épistémologie, groupes de parole

Mise en ligne 05/06/2009

https://doi.org/10.3917/empa.073.0090

Notes

  • [1]
    Voir par exemple E. Harding, Les mystères de la femme, Paris, Payot, 2001.
  • [2]
    En 2000, 1 247 femmes ont été tuées par leur partenaire intime. Family Violence Prevention Fund, « The facts on health care and domestic violence » [en ligne], s. d. Disponible sur : http:// endabuse. org/ resources/ facts/ HealthCare. pdf
  • [3]
    Groupe de travail animé par le Dr Coutanceau, « Auteurs de violences au sein du couple : prise en charge et prévention » [en ligne], mars 2006. Disponible sur : http:// www. femmes-egalite. gouv. fr/ se_documenter/ ressources_doc/ bibliotheque/ docs/ rapport_coutanceau. pdf
  • [4]
    Voir à ce sujet l’article de K.L. Scott, « Predictors of change among male batterers : Application of theories and review of empirical findings », Trauma, Violence and Abuse, vol. 5, n° 3, juillet 2004, p. 260-284.
  • [5]
    E.W. Gondolf, « How batterer program participants avoid reassault », Violence Against Women, vol. 6, n° 11, novembre 2000, p. 1204-1222.
  • [6]
    C.S. Silvergleid, E.S. Mankowski, « How batterer intervention programs work : Participant and facilitator accounts of processes of change », Journal of Interpersonal Violence, vol. 21, n° 1, janvier 2006, p. 139-159.
  • [7]
    H. Stephanakis, « Desistence from violence : Men’s stories of identity transformation », Dissertation Abstract International : Section B : Sciences & Engineering, 60(8-B), (umi n° 2000-95004-245), 2000.
  • [8]
    L.J. Stalans, M. Seng, « Identifying subgroups at high risk of dropping out of domestic batterer treatment : The buffering effects of a high school education », International Journal of Offender Therapy and Comparative Criminology, vol. 51, n° 2, avril 2007, p. 151-169.
  • [9]
    Voir par exemple L. Mucchielli, « Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914) : débats médicaux sur l’élimination des criminels réputés “incorrigibles” », Revue d’histoire des sciences humaines, n° 2, 2000, p. 57-88.
  • [10]
    ensea Junior Études, « Recensement national des morts violentes survenues au sein du couple en 2003 et 2004 », dans C. Vautrin, « En France, tous les quatre jours, une femme sur quatre meurt victime de violences conjugales. Violences conjugales : chiffres et mesures » [en ligne], dossier de presse, 23 novembre 2005, p. 23-47.
    Disponible sur : http:// www. sosfemmes. com/ infos/ pdf/ dossier-presse_violences-conjugales_20051123%5B1%5D. pdf
  • [11]
    C. Herbert, S. Le Gal, « Dispositif socio-judiciaire de prévention de la récidive des violences conjugales » [en ligne], Journal international de victimologie, n° 14, mars 2007. Disponible sur : http:// www. jidv. com/ JIDV14-Herbert-LeGal. htm
  • [12]
    Sur les importations conceptuelles non travaillées et leurs effets réels dans le champ des sciences sociales et le champ pénal, voir P. Bourdieu et L. Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 121-122, 1998, p. 109-118 et L. Wacquant, Les prisons de la misère, Paris, Raisons d’agir, 1999.
  • [13]
    N. Sarkozy, M. Onfray, « Confidences entre ennemis » [en ligne], Philosophie magazine, n° 8, 2007. Disponible sur : http:// www. philomag. com/ article,dialogue,nicolas-sarkozy-et-michel-onfray-confidences-entre-ennemis,288. php
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