Notes
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Ferme thérapeutique le Fauron ajh, 31390 Bois-de-la-Pierre.
1Réflexions croisées de deux intervenantes au quotidien, amp et Monitrice d’Atelier, représentantes du personnel au conseil de vie sociale, à la ferme thérapeutique le Fauron [1], foyer d’hébergement accueillant des malades mentaux et favorisant l’insertion au travers des ateliers éducatifs et ergothérapeutiques.
2Chaque métier, chaque fonction peut se définir par un sous-titre qui oriente le sens, colorie une ambiance, délimite le cadre.
3« Prendre soin au quotidien » désigne bien la fonction d’amp, « je prends soin au quotidien de vous Louis, Fiona, Françoise, Luc et les autres… ».
4La fonction amp, l’appellation amp réduit à une formation sans la dévaloriser, elle renvoie à une idée de métier, ballotant le diplômé entre des connaissances d’un corps (médical) et d’un esprit (psychologique), d’un être déchiré dans une souffrance peut-être indéfinissable.
5Le sous-titre « prendre soin au quotidien » est plus parlant, il dit presque tout à lui seul. L’amp qui se définit par « je prends soin au quotidien de… » définit son cadre de travail, son référentiel. L’amp soigne, apaise, répare, réconforte, est attentif à, encourage, veille sur, porte, supporte… Soigner renvoie à la réparation, la blessure, la souffrance, la douleur, la peur… à des notions fortes, des idées plutôt tristes.
6L’amp intervient au quotidien… « Vous avez dit quotidien, routine ? » Tous les jours se lever, déjeuner, se doucher, travailler, s’occuper, regarder la télévision, se dire bonjour, s’habiller, être propre, sentir bon… L’amp doit veiller à ce que tout cela soit fait, à ce que tout cela soit appris. Le quotidien de l’amp est ponctué d’accompagnement et d’apprentissage de gestes de la vie quotidienne.
7Le sous-titre se complique dans le « prendre soin », car c’est finalement de cela dont il s’agit, de prendre le quotidien de l’autre qui ne convient pas pour en faire quelque chose d’acceptable dans le groupe, la société.
L’amp soigne
8Le soin commence tôt le matin, finit tard le soir, et cela tous les jours. Au moment de frapper et d’ouvrir la porte, premier acte « soignant », ne pas être brusque, bien réveiller dans la douceur. Au moment de la toilette et du petit déjeuner, s’assurer que le résident ait tout ce qui est nécessaire pour bien se laver. Pour bien déjeuner, prendre le soin de regarder ce qu’il y dans le bol et autour, faire en sorte que le premier repas de la journée ait son importance. Savoir poser son regard sur une chevelure hirsute révélatrice d’une nuit agitée. Pouvoir poser son odorat sur un corps mal lavé ou des vêtements non changés. L’amp sous prétexte du « soin » doit éviter une certaine forme d’acharnement par lequel il impose une façon d’intervenir sans tenir compte de la demande du résident.
9Mathieu, tous les matins émet une réticence violente. « Je ne veux pas aller à l’atelier, je veux rester au lit. »
10En écoutant la première parole du résident et en sachant y répondre, la journée s’amorcera de meilleure façon. Tout amp sait bien qu’un bon mot évite souvent des situations douloureuses et le but est d’apaiser. Rester au lit ne signifie-t-il pas ? : « Je suis bien au chaud, c’est douillet, c’est mon cocon. La vie que vous me proposez à l’extérieur est trop froide et cruelle. » Dans nos pratiques quotidiennes nous rencontrons tous les jours cette période de dépendance. Le lit de l’adulte dépendant est le refuge où l’attitude du soignant le protège de tout ce qu’il peut vivre comme agression. Ne pourrions-nous pas employer l’expression « être aux petits soins », être « cocooning », ce mot aurait pu être inventé par un amp.
11Mathieu déambule dans les couloirs, les yeux hagards. Il n’y voit rien, il casse ses lunettes par d’éternelles colères. Pas d’argent pour les remplacer, donc sans solution, nous sommes contraints de le laisser ainsi. Refus du père, refus des caisses. Refus, refus… nos propres yeux ont du mal à supporter cet état de fait.
12Malgré cet inconfort visuel, l’amp prodigue au quotidien une attention particulière, il le soigne avec la parole, la communication, tout en restant dans la question : pourquoi le laissons-nous ainsi ?
13Août 38°; Louis, part aux ateliers avec sa doudoune, seul vêtement ayant de profondes poches pour tenir le tabac à l’abri, bien près du corps. Le soin de faire comprendre à Louis qu’il y a danger, que sa tenue n’est pas adéquate à la saison restera vain.
14Il y a toujours dans le soin l’évocation implicite d’un danger, d’une protection. À travers les repas, l’accompagnement des « régimes » comme on les appelle si durement, est un moment de soin intense. Ce moment pourrait être banal et pourtant il faut le faire accepter en mettant en valeur la beauté du corps qui se remodèle, ce corps déjà tant marqué par la maladie, ou du regard qui s’illumine en constatant les kilos perdus. Il en est de même pour l’acceptation des médicaments, insister sur les effets désirés et obtenus avec le sourire, le mot gentil.
15Le soin est autant acte que parole. Dans ces différents actes, le soin aboutit au « prendre soin ».
16Quel est l’amp qui, à ses débuts, ne s’est pas lancé à bras-le-corps dans la « maladie » au point d’en occulter sa propre personne, à fond dans la problématique de l’autre. Après expérience et réflexion, l’amp comprend qu’avant de prendre soin de l’autre, il faut prendre soin de soi, pour pouvoir être solide et prêt à entendre « j’ai mal ». Il est impératif de connaître ses propres faiblesses, ses propres cicatrices. Prendre soin de l’autre nécessite un grand investissement et dans notre domaine la grande frustration est de ne pas voir le soin suivi de guérison. Ce ne sera qu’une synergie de tous pour soulager, aider et accompagner.
17Patrice, coprophage, insupporté par une expo-photos sur le thème de la famille, s’enferme dans les toilettes et en ressort le visage et les mains souillés. Première réaction de l’amp : il faut laver, il ne faut pas que cela se voit.
18Est-ce qu’en prenant soin de ne pas heurter le regard extérieur, la souffrance de Patrice aura été prise en compte ? L’effet de surprise, le déroulement imprévisible sont fréquents dans notre quotidien où il nous faut parer à l’urgence en préservant la dignité de la personne dont on s’occupe, en oubliant soi-même, parfois sa propre gêne.
19Il est bon aussi de parler des « petits soins » à travers le plaisir. Coiffer, maquiller une résidente pour une visite à l’extérieur. Aller la vêtir pour être dans le vent. Qu’elle sache qu’on l’écoute dans sa souffrance comme dans ses plaisirs. Ne prenons-nous pas à cet instant un rôle maternant ?
20Françoise ne s’aime pas. Elle se trouve laide, grosse, détestable et pourtant… La fête de fin d’année arrive. Il faut se faire belle, penser à la vêture. Essayage, essayage… crise de larmes à chacun. Rien n’efface l’image de ce corps, puis un regard sur un rayon, la parole qu’il faut, le miracle est là. Françoise essaie, elle est rayonnante, et le reste s’enchaînera… le bleu aux yeux, le rouge aux lèvres, les boucles aux cheveux. Le bonheur sera éphémère. Le lendemain, au réveil, Françoise tiendra les mêmes propos sur elle et tout sera à recommencer.
21Cependant le premier soin ne vient-il pas le premier jour, dès l’arrivée d’un résident en visite pour une semaine, ne devrait-il pas commencer à sa « visite de chambre » ? L’attention que l’on porte à la propreté de celle-ci. Montrer que cette « visite » a de l’intérêt à nos yeux. Quel regard posons-nous sur ce premier accueil, ce nouvel arrivant dans notre quotidien institutionnel ?
L’amp intervient au quotidien
22S’il est bien un métier du paradoxe du quotidien, c’est bien celui de la relation d’aide. Celui qui aide, qui soigne, entre dans le quotidien de l’autre pour l’attirer dans le sien, cherchant à apporter des solutions, l’accompagnant dans son mal-être pour l’amener vers une construction possible, quelquefois rêvée, objectif à atteindre.
23Chaque jour nous entrons dans le quotidien du malade mental, malade de la relation à l’autre, traduisant sa « maladie » dans l’expression presque concrète d’attitudes qui nous interpellent, nous dérangent, nous font réagir, nous indiquent le malaise, recommençant parfois chaque jour ce qui la veille avait été acquis.
24John, depuis quelque temps, urine régulièrement dans ses pantalons et, déniant le problème, reste dans ses habits souillés et malodorants. Pouvons-nous parler de soutien d’accompagnement ou d’apprentissage de gestes cohérents, comme se laver et se changer pour ne pas imposer ses odeurs au groupe et être respectueux envers la lingère en lui apportant des vêtements prélavés ?
25Recommencer sans cesse pour réparer l’expression, les résultats d’un mal-être qui peuvent difficilement être dits avec des mots, sachant qu’on ne répare que le visible, ce qui doit être convenable pour le collectif tant que le véritable sens ne nous advient.
26Le quotidien du résident devient celui du professionnel de l’amp, du soignant. La prise en charge se situe à l’intersection de deux vies, celle du résident dont l’histoire trop souvent douloureuse règle sans cesse les actes du moment, celle du soignant à l’intersection également de ses deux propres histoires, professionnelle et privée. Chaque histoire se nourrissant de l’autre pour en faire une troisième commune celle-là, celle de l’institution, où devra(it) se construire un avenir meilleur.
27Fiona, ancienne anorexique, est hospitalisée à sa demande, en clinique psychiatrique. Son retour au foyer est compromis face à sa difficulté à y vivre et à son refus de toute idée d’évolution. La mémoire collective des anciens rappelle la prescription initiale, à l’arrivée de Fiona, voilà déjà seize ans, d’une rupture familiale. Pour revenir dans de bonnes conditions, Fiona doit écrire ses attentes envers le foyer. Il faudra trois écrits avant d’obtenir un engagement de sujet. La référente, de son côté, remet en question sa propre pratique et lui exprime son envie de continuer à travailler avec elle. Rapidement, Fiona prend une réelle place dans l’institution et montre beaucoup d’attention au groupe.
28Le quotidien n’est pas figé, il est à questionner, repenser, bousculer des deux côtés. C’est dans ce questionnement que se construit une place, la place du résident dans le groupe. Cependant, sommes-nous toujours à même de comprendre tout ce qui se joue dans la vie de l’usager, posant comme objectif son mieux-être ? En essayant de l’amener dans la vie du foyer institutionnel, source de réconfort, on en oublie quelquefois sa vie, son histoire.
29Serge part, en vélo, un week-end, à l’improviste, au village voisin rendre visite à ses grands-parents. Toute la famille est là, Serge n’est pas attendu, et est mal accueilli. Serge en parlera peu, très peu. Serge devient de plus en plus agressif, voire dangereux, incontrôlable. De longues semaines plus tard, un retour définitif en hôpital psychiatrique s’imposera.
30Les quotidiens des uns et des autres, résidents et encadrants se percutent, se croisent et se nourrissent aussi l’un de l’autre. Les malades mentaux participent également de leur expérience à l’élargissement des connaissances de la communauté.
31Luc, le plus ancien du foyer, a une grande connaissance des insectes, peu lui sont inconnus, si bien qu’à chaque découverte de nouvelles petites bêtes il peut nous renseigner. Sa compétence enrichit les utilisateurs de la ferme thérapeutique qui veulent bien l’entendre. Et aussi Claude, autiste d’une trentaine d’années, féru de mécanique dont aucun boulon n’a de secret pour lui, renseigne, au bon moment, les animatrices moins expertes.
32Se dessine malgré tout le questionnement de l’abord de la prise en charge au quotidien entre routine ou habitude, cette dernière qui formate une attitude en oubliant de se poser la meilleure des questions parce qu’on ne peut veiller sur tous, à tout instant de chaque jour avec une égale vigilance, et la routine, celle qui naît de l’expérience, qui ajuste la bonne réponse au bon moment. Le curateur du quotidien s’invente des garde-fous pour rester « éveillé », dans le bon contact, le bon feeling, l’empathie. Sous-titrer, renommer les moments d’intervention participe à cela. Arrive-t-on avec le même état d’esprit à sept heures du matin si on vient, « faire le lever » ou participer à « l’accueil du matin » ? Partage-t-on le même moment, à midi, à « être de repas » ou en se pausant, ensemble, malades mentaux et animateurs pour un repas convivial où chacun réapprend le partage et l’échange en servant tour à tour ses camarades.
33Fiona, ancienne anorexique, est toujours préoccupée encore par la nourriture. Spontanément, de temps en temps, elle sert son équipe à midi, lentement, sûrement, ajustant ses cuillérées une à une, imposant de la patience à toute la tablée qu’elle plie gentiment à son rythme, cependant, gagnant dans un nouveau domaine une place supplémentaire.
Prendre soin de…
34Prendre soin au quotidien et non pas donner soin. Cette vision s’oppose aux soins de l’infirmière qui panse, répare, apaise sans rien demander aux malades. Dans le « prendre soin au quotidien » l’animateur l’interpelle, sollicite le résident demandeur ou non. Il ne se contente pas seulement de l’accompagner, il lui demande des comptes.
35« Tu renifles ? Tu n’as pas de mouchoir ? – Non, ce n’est pas de ma faute, je suis enrhumé » ; ou bien, « Mange plus doucement, tu as le temps et pousse la nourriture avec un bout de pain, ça déborde de l’assiette. – Ce n’est pas de ma faute, on m’a appris comme ça. »
36Où finit l’apprentissage, où commence l’accompagnement quand le malade mental marmonne pour parler à l’autre, renifle pour la dixième fois de la matinée malgré les rappels au mouchoir, pousse les frites qui débordent de l’assiette, affalé sur la table, le coude dans les côtes du collègue d’à côté. Ces petits gestes de la vie quotidienne, ces petits riens qui font des bouts de bonne vie en collectivité, de petite paix où chacun prend soin de l’autre simplement parce qu’il sait qu’il existe.
37Paradoxe du « prendre soin », du contrôle quotidien sur les personnes dont nous avons la charge, tout en veillant sur elles. Lucie et Marc vont passer régulièrement un moment chez M. A., un voisin du foyer. L’équipe est partagée, on ne sait jamais ce qui peut arriver. L’intérêt de ces visites porte à réflexion : Lucie et Marc vont se pauser, ils ne font presque rien, boivent un café, regardent la télévision avec M. A. Il ne pose pas de question, ne sollicite pas Lucie et Marc.
38Peut-être ne pensons-nous pas assez à des instants faits de riens, à être là, juste avec l’autre. Prendre et donner se déclinent dans la place et la parole accordées aux malades mentaux. De nombreux résidents ont des difficultés à trouver les bons mots, leurs phrases sont hésitantes, bafouillées, longues. C’est quelquefois douloureux d’écouter jusqu’à la fin, toujours tentés que nous sommes d’aider en proposant un mot au risque d’orienter ou de réinterpréter le discours, la pensée. Prendre du recul chaque jour, jour après jour, pour rester accompagnateur bienveillant d’expériences à laisser prendre, d’expériences à laisser faire dans l’institution avant que le résident ne se projette vers un ailleurs.
Conclusion
39Nous conclurons en faisant un clin d’œil à l’article de Michèle Lourde dont les écrits sur « Le Regard interrogé, réflexions autour d’un choix… » nous avaient émues, apportant nous aussi notre témoignage de sentinelle du quotidien, récit supplémentaire d’expériences professionnelles, petites pierres ajoutées au cairn balisant un savoir-faire. Alors que nous demandons tant de fois à nos protégés de parler de leur mal-être, de nous raconter des bouts de leur vie, pourquoi nous est-il si difficile de mettre en avant notre histoire professionnelle ? Les écrits cassent les habitudes et sédimentent l’identité professionnelle.
40Car au final, malades et soignants, résidents et amp ou animateurs, se rejoignent sur un point, celui d’une constante et éternelle recherche d’identité.
Bibliographie
- Lourde, M. 2006. « Droit des usagers et citoyenneté », Revue Empan n° 64.
- Janvier, R ; Matho, Y. 2004. Mettre en œuvre le droit des usagers dans les organisations sociales et médico-sociales, Paris, Dunod.
Mots-clés éditeurs : imprévisibilité, souffrance, identité, jour après jour, répétitif, urgence
Date de mise en ligne : 19/08/2008
https://doi.org/10.3917/empa.070.0054Notes
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Ferme thérapeutique le Fauron ajh, 31390 Bois-de-la-Pierre.