Notes
-
[1]
D. Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
-
[2]
S. Freud, 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité, tr. fr., Paris, Payot, 1962.
-
[3]
D. Marcelli, « Le rôle des microrythmes et des macrorythmes dans l’émergence de la pensée chez le nourrisson », Psychiatrie de l’enfant, XXXV, 1, 1992.
-
[4]
J. Cain, Temps et psychanalyse, Paris, Privat, 1982.
-
[5]
D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, puf, 1989.
1Nous proposons, une fois rappelé brièvement le fonctionnement de notre unité, de nous arrêter sur une histoire clinique très représentative des difficultés les plus souvent prises en charge. Les avatars du travail de séparation-individuation sont ainsi très souvent sur la scène, scène psychique en souffrance du côté des carences de symbolisation et de l’incapacité à penser l’absence. Nombreuses sont ces familles arrivant pour des problèmes très divers : troubles du sommeil, colères et troubles du comportement rapportés chez leur enfant, retard de développement touchant les fonctions instrumentales et en particulier le langage, qui révèleront bientôt l’existence d’un noyau symbiotique construit le plus souvent sur une dépression non élaborée du côté parental ou encore sur de grandes carences du fonctionnement psychique.
2Le temps partiel nous semble être, dans ces cas, un outil de relance des processus de pensée tout à fait exemplaire, là où la séquence rythmique présence-absence fait défaut, et ce au profit d’une dilution de la relation parents-enfant dans un lien serré plutôt que dans une relation vivante. L’histoire de Yasmine et de ses parents nous permettra d’illustrer ce propos et d’articuler quelques éléments cliniques avec les notions de constitution d’un objet interne, d’élaboration de l’absence et de temporalité psychique.
Quelques mots du fonctionnement de notre unité
3Notre unité est un cattp pour très jeunes enfants, accueillant une population âgée de moins de 3 ans et assurant un suivi jusqu’à l’âge de 5 ou 6 ans. L’équipe est pluridisciplinaire, associant deux médecins psychiatres, une psychologue, deux éducateurs, deux orthophonistes et une psychomotricienne. Une assistante sociale assure, entre autres choses, un travail de lien avec le milieu extérieur. Elle effectue également des visites à domicile. Enfin, une secrétaire outre le travail classique qui lui est dévolu, assure également l’accueil des familles et permet l’articulation entre les soignants. La spécificité de notre travail, hormis le jeune âge des enfants accueillis, réside dans les modalités d’accueil et de soins sous la forme de travail en groupe.
4Une autre spécificité concerne, bien entendu, la notion de séquence thérapeutique relativement courte rythmant le soin. Rythme et rituel se donnent la main dans un balancement présence-absence articulé avec la répétition d’un temps d’accueil pour le premier et de départ pour le second. L’enfant s’engage et se dégage dans un champ transitionnel avec l’aide des soignants qui répètent et permettent les retrouvailles avec le service et, plus tard, avec les parents. Ainsi, l’accueil est formalisé. L’enfant est nommé dès son arrivée. Il est accueilli de manière individualisée avec le rituel du déshabillage (il se sépare du vêtement, du sac et du goûter, contenant rassurant faisant lien avec la maison). Se négocie, par la suite, la place du doudou laissé à l’extérieur de la salle ou le plus souvent emporté avec l’enfant pour être abandonné secondairement. Enfin, c’est tout le travail de constitution du groupe à proprement parler qui s’effectue lorsque les accompagnateurs (taxi ou parents) quittent le service et que se soude, tant bien que mal, une enveloppe groupale autour des enfants et avec l’aide des soignants.
5Parfois, certains parents ne peuvent quitter l’enfant, montrant bien par là la confusion des places. Est-il question pour eux d’apporter leur infantile en souffrance au lieu de conduire celui de leur propre enfant, entravant, de nouveau, le travail d’individuation ? Qui est l’enfant dans ce jeu de rôle alors sans histoire intergénérationnelle bien définie ?
6L’agressivité de l’enfant envers le parent peut émerger dans ces moments d’indécision angoissante, signant déjà une ébauche de différenciation, premier sursaut d’individualisme hésitant du côté de l’enfant.
Une histoire : Yasmine et ses parents
7Nous allons, à présent, évoquer l’histoire de Yasmine et de ses parents, soulignant bien, nous semble-t-il, les intérêts de notre propos.
8Lors de notre première rencontre, Yasmine est une « grande fillette » de 3 ans qui s’agite, déambule entre la salle « côté enfants » et celle des parents. Elle paraît être dans l’urgence, effleure les jouets plus qu’elle ne les investit. Dans ses déplacements, elle évite avec agilité les autres enfants et ne cesse de parler dans un charabia incompréhensible. Parfois elle émet des rires qui ressemblent à des cris. Nous n’arrivons pas à croiser son regard, elle s’échappe quand nous tentons de la rencontrer. La maman vient consulter pour un retard de langage après avoir réalisé tout un bilan neurologique en ville.
9Elle vit seule avec Yasmine, le papa est parti à l’étranger pendant la grossesse pour chercher du travail.
10Toutes les deux vivent isolées dans un studio. Elles dorment ensemble, ne se quittent quasiment jamais du regard. Madame est suspendue aux courriels de son époux qui lui rend compte des avancées administratives visant à les faire venir toutes les deux auprès de lui. Cela dure depuis trois ans. Monsieur vient en moyenne quinze jours par an en vacances.
11Yasmine vient de faire son entrée à l’école. Elle accepte de se séparer mais reste à l’écart du groupe. Elle hurle et s’agite à la moindre contrainte. Terrifiée par cette nouvelle ambiance sonore, au moindre bruit, elle se réfugie sous une armoire dont il est difficile de l’extirper. L’école demande du soin. Le trouble du contact présenté par Yasmine est important, l’utilisation d’une langue qui ne lui sert pas à communiquer en étant le symptôme le plus parlant.
12L’écart entre notre perception et le discours maternel, centré uniquement sur une demande de rééducation orthophonique, empêchera pendant plusieurs semaines de trouver un accord concernant les modalités de la prise en charge. L’aide plus étoffée que nous proposons met, en effet, cette maman aux prises avec une image « abîmée » de sa petite fille, qui lui est insupportable.
Un des premiers entretiens
13Yasmine s’occupe seule sur le tapis, me tourne le dos (docteur S. Fabre). Elle jargonne comme à son habitude, quelle que soit la situation, se lève, vient au bureau, repart à la caisse de jouets, me regarde et s’en va. La mère m’exprime avec beaucoup de douleur combien il lui sera difficile de laisser Yasmine aux éducateurs. Entre Yasmine et elle, « c’est plus qu’entre une mère et sa fille ». Elle évoque alors la séparation de ses parents quand elle était âgée de 4 ans. Elle a été élevée par son père avec son frère cadet et ne voyait sa mère que le week-end. Cela représente pour elle une blessure qui ne s’est jamais refermée. Ce n’est que depuis la naissance de Yasmine qu’elle se sent un peu plus apaisée, « comme un feu qu’elle aurait éteint petit à petit ».
14Pendant que sa mère parle de ce qui constitue une part importante de sa souffrance, Yasmine s’est tue, silencieuse pour la première fois, toujours le dos tourné mais soudain plus présente, me semble-t-il. Ici l’inattendu est non pas la prise de parole, mais le silence qui vient signaler l’importance des paroles prononcées. Ce silence constitue peut-être le premier écart perceptible entre Yasmine et sa maman.
La loi
15Les soins se mettent en place difficilement. Madame arrive le plus souvent avec une heure de retard sur l’horaire prévu. Parfois le retard est tel que la rééducatrice doit partir avant leur arrivée suscitant alors de l’incompréhension mêlée à de la colère chez Madame. L’objet se dérobe, il ne les a pas attendues…
16Yasmine semble se repérer et nous repérer. C’est alors que sa mère nous annonce leur départ pour un mois dans son pays natal auprès de son père et de sa belle-famille. Elle en avait besoin. Cette absence ne tient pas compte du calendrier scolaire. Nous avons le sentiment que Madame « attaque » l’ébauche de relation qui est en train de se tisser avec sa fille. Leur retour coïncide avec les vacances de Pâques. Elle amène Yasmine pour sa séance d’orthophonie alors que sa rééducatrice est en congé… Ce chassé-croisé nous interroge. Cette maman nous désire-t-elle toujours disponibles ? Quelles références lui servent à organiser son temps ?
17En tout cas, Madame est ravie de son séjour. Yasmine a fait beaucoup de progrès. Elle sent sa fille dans le désir de parler. Elle est devenue propre. Yasmine demande à faire pipi pendant l’entretien qui suit leur retour. Là-bas, le grand-père n’a pas supporté la façon très sélective dont Yasmine se nourrit, privilégiant les laitages. Il a posé : « Pas de tajine, pas de dessert ! » À l’évocation de cet épisode, Madame sourit, détendue, et nous en rions. Yasmine a également joué avec un de ses cousins plus jeune qu’elle mais plus « dégourdi ». « J’en ai profité pour lui supprimer le biberon, elle a bu au bol comme son cousin », dit sa mère.
18À ce moment-là de la prise en charge, nous pouvons nous demander si Madame, en partant faire ce voyage, n’a pas cherché à aménager ou à se réapproprier l’ébauche d’une relation à trois, tracée par le cattp, dans le recours au tiers représenté par son propre père.
À la maison
19Yasmine et sa maman vivent dans la même pièce. Madame baigne dans le fond sonore de sa fille. Elle rapporte combien le silence de celle-ci l’inquiète et de quelle manière, par ses interrogations, elle la sollicite. De la même façon, elle explique sa logorrhée verbale, que ce soit au téléphone avec son mari pour tout raconter de leur journée (comme une tentative désespérée de nier l’éloignement) ou avec Yasmine : « Je lui parle tout le temps. » C’est une parole en boucle, sans pause, inchangée depuis que sa fille est née.
20Yasmine, elle, s’entretient régulièrement avec son père grâce au téléphone et à la webcam. En fond d’écran, son père se trouve en photo. Yasmine, quoi qu’elle fasse, s’interrompt dès que l’ordinateur se met en veille et vient appuyer sur une touche faisant ainsi réapparaître l’image de son père. Peut-on y voir une version virtuelle du jeu de la bobine ?
Les allées et venues au cattp : l’introduction de la variabilité
21Yasmine vient maintenant depuis une année. Elle vient de fêter ses quatre ans. Nous proposons de la recevoir dans un deuxième groupe éducatif qui succèdera dans l’organisation de la semaine à une matinée d’école. La mère signale alors aux éducateurs qu’elle ne pourra pas continuer à amener sa fille. Yasmine est trop fatiguée par cette séance supplémentaire. Au retour, elle s’endort dans le bus. Le lendemain matin, elle la sent encore très énervée lorsqu’elle l’accompagne à l’école.
22En reprenant la discussion quelques jours plus tard, Madame reconnaît que l’école n’a rien signalé concernant cette matinée qu’elle redoutait tant pour sa fille. Elle verbalise alors l’impensable, l’impossible pour elle, que Yasmine puisse être fatiguée, tendue, agacée. Elle voudrait que tout soit parfait dans l’environnement proche de sa fille pour que celle-ci se sente bien. Elle souhaite un monde idéal : à l’image des vêtements de Yasmine sur lesquels elle ne supporte aucune tâche.
23En écho, Madame exprime son irritabilité. Elle ne supporte plus rien, ne croit plus son mari quand il évoque un prochain départ, insiste sur son besoin de sécurité : un foyer dans lequel la cellule familiale serait reconstituée.
24L’épisode décrit ci-dessus illustre, nous semble-t-il, les mécanismes défensifs à l’œuvre comme l’identification adhésive propre au fonctionnement autistique. Les soins sont délivrés au bébé sans jamais lui faire expérimenter de déplaisir, d’écart, lié à l’attente. Il s’agit de rester collée au plus près des besoins de l’enfant dans une enveloppe commune sans jamais arriver pour la mère à dépasser ce stade, de tenter de faire exister autour de sa fille un monde sans tension. Il faut lutter, sans cesse, contre les tiers qui s’immiscent : l’école, les éducateurs du cattp (un homme et une femme : image du couple parental que Madame n’a pas vécu dans son enfance et qu’elle est pour l’instant dans l’impossibilité de vivre avec sa fille).
Le départ
25Nous sommes à la veille des vacances d’été. Depuis plusieurs semaines, elle évoque les appels de l’ambassade. Elle parle de l’éventualité du départ pendant l’absence de l’équipe. Elle souhaite nous prendre en photo à côté de sa fille pour garder un souvenir de ceux qui les ont aidées.
26Sur son appareil photo numérique, elle nous présente sa famille qui vit au loin : le grand-père de Yasmine, son oncle, ses petits cousins. Sur ces photos (condensé des dernières années de vie), Yasmine apparaît nourrisson puis bébé et enfin petite fille auprès de son grand-père. Madame peut ainsi dérouler le temps écoulé depuis la naissance de sa fille et s’inquiéter au sujet de la vie future avec son mari. Saura-t-elle lui laisser une place ?
27Nous observons ainsi comment, au travers de cet album, témoin du déroulement du temps, Yasmine se trouve maintenant inscrite dans une temporalité partagée.
Quelques notions théoriques
28L’unité narcissique primaire nous semble être le pivot pathologique d’une difficulté d’individuation entre la mère et son enfant, telle que nous la rencontrons le plus souvent et ce sans aucune place faite ou si peu pour une fonction non mère au sens de G. Bayle, généralement dévolue au père.
29La genèse de la vie psychique de l’enfant suppose une différenciation relativement acquise entre la mère et celui-là. Ce travail psychique chez l’enfant est autorisé par un changement de statut de la figure maternelle qui de contenant accède à celui de contenu, soit un objet stable et intériorisé pour l’enfant. Ainsi, le contenant, c’est-à-dire les enveloppes psychiques telles que décrites par D. Anzieu [1], défaillant engage la nécessité d’un travail de restauration avant de pouvoir compter sur des représentations objectales émergentes. Notre travail portera pour une large part sur la prise en compte de ces défaillances des contenants. La prise en charge groupale est alors exemplaire de la mise en tension de cette question et d’une possible reconstruction des enveloppes psychiques au fil du temps. C’est donc le terrain, le terreau des futures représentations psychiques non encore advenues qui est en jeu. Nous voyons, et ce au prix d’une évolution émaillée de difficultés, parfois grandes, l’opportunité de ces enfants de substituer à un accrochage avide et angoissé, la possibilité de temporiser les retrouvailles. Cette fonction de surséance inscrit donc fondamentalement la notion de temps et de temporalité psychique avec la séquence présence-absence au départ impensable au sein de ces dyades si serrées. La capacité à tolérer l’absence physique de la mère et son corollaire, la construction d’une représentation d’objet stable, trace de l’expérience de gratification telle que Freud l’a définie dans le jeu pulsionnel mis en scène dans Les trois essais [2], sont au bout du chemin.
30Dans l’intermédiaire, le jeu sur le temps nous paraît essentiel. Bien entendu, nous l’avons vu, il s’agit de la notion classique de délai à la satisfaction du désir et de tout le rapport à la naissance de l’objet. Mais un auteur comme Daniel Marcelli [3] fait de la temporalité psychique le moteur essentiel de ce travail de la pensée qui est à l’œuvre. Pour ce dernier, les premières pensées du bébé concernent le temps. Plutôt qu’une représentation naissante de l’objet chez le tout jeune enfant, les prémices de la pensée pourraient se résumer de la façon suivante : « Après ça, il y a autre chose. » Ainsi, le temps se déploie entre l’attente de la satisfaction du besoin et sa réalisation, permettant le passage du corps au psychisme et les balbutiements d’une construction de l’objet de satisfaction. Marcelli invoque, en citant J. Cain [4] (1982), le temps de la pulsion qui se définit comme un temps circulaire de l’éternel retour du besoin, jamais pleinement satisfait. Et, secondairement, émerge un temps linéaire marqué d’un début et d’une fin, temps des processus de pensée s’inscrivant dans une direction donnée.
31Penser permettrait, en somme, la transformation d’une discontinuité de sensation en une continuité d’investissement psychique. Les enfants que nous recevons sont précisément en grande faillite pour se dégager d’une telle discontinuité face à laquelle ils répondent de diverses façons. Le frein à la séparation mère-enfant est, le plus souvent, le fait d’une grande fragilité de la figure maternelle faisant écho, chez l’enfant, à un objet interne en défaut de construction. Survient, par exemple, le recours à l’agrippement pour lutter contre les angoisses archaïques que l’on connaît bien chez ce type d’enfant.
32Dans ces problématiques, se trouve convoqué le temps circulaire de la pulsion partielle comme un dispositif tournant en vase clos et sans aucune place pour l’alternance, l’absence et le rythme. Toute prise en charge introduit de par le cadre posé un début et une fin, mais tout particulièrement dans un dispositif de soins sollicitant la séquence temporelle courte et répétitive. Discontinuité sur un fond de continuité, le tout crée un point d’ouverture pour que se pense l’objet absent quelles que soient ses qualités.
33Chez le bébé, la stabilité dans le temps permet que s’organise une certaine répétition rassurante et que se joue, de temps à autre, l’introduction de l’inattendu, soit, pour Marcelli, la notion de microrythme qui est « l’échange interactif entre le bébé et un partenaire qui se fait à une distance rapprochée ». Ce rapport au temps, fait encore remarquer Marcelli, rappelle la notion d’accordage affectif selon Daniel Stern [5]. Ainsi, pour ce dernier la pensée naît du rythme d’opposition dialectique entre « indice de qualité » et « degré de divergence. » Cela à l’inverse de la pensée autistique, uniquement orientée vers la recherche d’une répétitivité qui en devient mortifère.
34La temporalité séquentielle des soins introduit donc sur une trame continue, répétitive (macrorythme), une discontinuité féconde pour les processus de symbolisation. Il y a le temps présent, le temps d’après, la coloration différente d’une prise en charge variable en fonction de l’interlocuteur de l’enfant et, bien entendu, l’absence transitoire de la figure parentale, mère ou père.
35La question du langage est également fondamentale, marquant par sa constitution la possibilité de nommer l’absence. On ne parle, bien sûr, que de ce qui n’est pas là, pour tenter de fabriquer des ponts entre soi et l’objet manquant. Il s’agit donc de réunir, mais du même coup d’authentifier cette béance…
Conclusion
36Dans la rencontre de Yasmine et de sa maman, la question de la temporalité nous a très vite interrogés.
37La durée de l’attente du regroupement familial a mis l’équipe dans une réelle perplexité, la faisant douter de la véracité des faits tels qu’ils nous étaient racontés. Endurer une attente de trois ans ne paraissait pas supportable. L’équipe s’est alors mise à imaginer d’autres histoires comme pour tromper l’ennui. Les interrogations de l’équipe fusaient en réponse à la certitude sans faille de la maman de Yasmine, qui ne mentionnait que rarement le nombre des années. Elles attendaient, un point, c’est tout !
38Le temps nécessaire pour effectuer les trajets fut à l’origine de nombreux retards, suscitant colère et incompréhension. La rééducatrice tenta, à plusieurs reprises, de décortiquer l’emploi du temps précédant leur venue, peine perdue. Dans ces moments-là, le discours de la maman devenait inintelligible. Ses réponses n’ont jamais permis de connaître la durée du trajet, comme un parallèle à la durée de l’attente, donnée non mesurable.
39Jusqu’à l’entrée à l’école qui a coïncidé avec le début des soins, Yasmine et sa maman semblent avoir vécu à deux dans un temps arrêté, figé. Yasmine bénéficiait, comme dans un flot continu, des soins et des paroles de sa maman à l’image du temps circulaire de la pulsion dans un éternel recommencement. Les matinées d’école, les vacances scolaires ainsi que les allées et venues au cattp donneront, alors, un nouveau rythme, variable mais repérable.
40Des espaces différenciés apparaîtront grâce à la succession de ces nouvelles séquences. Yasmine et sa maman se vivront, enfin, relativement séparées et se montreront capables de « s’absenter » de leur relation à deux. Nous ferons l’hypothèse que l’introduction de cette variabilité, de cette ponctuation du temps a permis à Yasmine d’investir le langage, un langage dans lequel peuvent s’inscrire l’absence et la trace de l’histoire personnelle et familiale.
Mots-clés éditeurs : séparation-individuation, temps partiel, temporalité psychique
Mise en ligne 28/05/2008
https://doi.org/10.3917/empa.069.0050Notes
-
[1]
D. Anzieu, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985.
-
[2]
S. Freud, 1905, Trois essais sur la théorie de la sexualité, tr. fr., Paris, Payot, 1962.
-
[3]
D. Marcelli, « Le rôle des microrythmes et des macrorythmes dans l’émergence de la pensée chez le nourrisson », Psychiatrie de l’enfant, XXXV, 1, 1992.
-
[4]
J. Cain, Temps et psychanalyse, Paris, Privat, 1982.
-
[5]
D. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris, puf, 1989.