Empan 2008/1 n° 69

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Article de revue

Intermittences

Pages 27 à 34

Notes

  • [1]
    Cité par Jean-Claude Monod (ouvrage collectif), Foucault et les Lumières, n° 8, Paris, puf, p. 61.
  • [2]
    Y. Battistini, Trois présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 34.
  • [3]
    Ibid., p. 41.
  • [4]
    Ibid., p. 38.
  • [5]
    Ibid., p. 36.
  • [6]
    Ibid., p. 45.
  • [7]
    Ibid., p. 10.
  • [8]
    G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 40.
  • [9]
    Ibid., p. 41. Deleuze se réfère ici à Borges.
  • [10]
    Ibid., p. 41-42.
  • [11]
    W. Benjamin, Essais II, Paris, éditions Denoël /Gonthier, 1971-1983, p. 200.
  • [12]
    F. Proust, L’histoire à contretemps, Paris, Éditions du Cerf, Le livre de poche, coll. « Biblio essais », 1994, p. 181-182.
  • [13]
    G. Deleuze, op. cit., p. 45.
  • [14]
    Ibid., p. 44.
« La santé a remplacé le salut [1]. »
Michel Foucault

1Le temps est la croix des philosophes. Entre le temps vécu, le temps de l’existence, voire de la biographie, le temps pensé et le temps du monde dans sa réalité physique et cosmologique, nous sommes écartelés. Un même terme est utilisé pour recouvrir des expériences aussi dissemblables que celle de la durée « intérieure », la distentio animi, et celle de la mesure du mouvement, auxquelles il faut ajouter le temps calendaire comme invention sociale et le temps historique. C’est pourquoi, dès que l’on évoque cette question, retentit dans nos mémoires l’exclamation si juste de saint Augustin, au livre XI des Confessions : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. »

2Il y a une histoire du temps, c’est là un premier paradoxe, histoire de ses diverses approches, produisant, du même coup, des temps multiples, stratifiés, où chaque dimension s’ajoute aux précédentes, sans les abolir. Que se passe-t-il si on part, par exemple, comme il semble logique, du commencement ? Parler du commencement suppose que l’on raconte une histoire. L’engendrement du temps n’est pas séparable de l’engendrement du monde chaque terme impliquant l’autre. Dire : « Au commencement… », c’est, en tout premier lieu, évoquer le temps des cosmogonies, mythiques ou religieuses.

Temps des origines

3Le temps inaugural est investi d’une puissance sans mesure commune avec les forces humaines. De ce fait, il va pouvoir être considéré comme un temps guérisseur, voire thaumaturgique, puisque sa seule évocation a la vertu du renouvellement. Chaque fois que l’on prononce le commencement, par la seule force du récit, en un sens, le monde recommence dans son innocence première.

4L’archétype de la cure dans un grand nombre de sociétés traditionnelles comporte entre autres rites l’ancrage dans ce temps primordial. C’est un temps d’avant la survenue du mal, avant la faute ou la transgression, dont l’invocation initiale nous ramène vers une plénitude rêvée, intacte, un temps indemne, vierge de toute atteinte, comme s’il était possible d’annuler le cours du temps, ou d’une vie, pour retrouver la force de l’origine où, d’un coup, tout est donné, en une fois : comme si ce temps premier restait en quelque sorte, inépuisablement, en réserve.

5Dans la langue du Livre, le commencement se dit Bereshit, que nous traduisons par Genèse, – il y eut un soir, il y eut un matin, naissance du premier jour à partir de la nuit primitive, – chaque jour le monde recommence, chaque aube mimant l’aube première. « Alors ta lumière sera fendue comme l’aurore et ta peau longue (cicatrice) bourgeonnera vite », dit Isaïe (58, 8), liant ensemble l’ouverture du temps et le début de la guérison !

6Parole de prophète, de celui qui a été choisi, souvent avec crainte et tremblement pour porter la parole, dans un enjambement du temps, puisque ce qui est dit frappe comme l’éclair, dans une fulguration où passé, présent et futur se condensent en un instant. Avec les prophètes nous restons pris dans l’énigme du temps, et malgré l’infinie différence qu’il y a entre la parole prophétique adossée à la transcendance et la parole mythique, immémoriale collective – on a envie de dire sans origine assignable –, il y a un trait commun, propre à tout ce qui se présente comme parole originaire (parole de, et sur, l’origine).

7Quelle que soit en effet la manière de se représenter le suspens de l’origine, qu’il s’agisse de récits cosmogoniques mythiques ou religieux, ce temps vient toujours en contrepoint de l’expérience commune du temps : derrière le passage du temps altérant toutes choses, l’origine, toujours en réserve. Façon manifeste de conjurer, de réparer l’inexorable écoulement du temps quotidien, biologique et social.

8La fuite du temps, qu’expérimente toute vie, nous pouvons la reconnaître ou l’identifier davantage dans la terrible figure de Cronos, qui nous dit que le temps est dévorateur, qu’il consomme et consume ses enfants, inexorablement, comme on le voit figuré dans la peinture de Goya.

9Qu’est-ce qui peut nous sauver du temps dévorateur, sinon une autre figure du temps : création contre destruction, l’idée d’un temps sans cesse recommencé…

10La notion de salut n’est pas présente dans la pensée grecque, c’est seulement par la manière de conduire notre vie que nous pouvons nous immortaliser, autant que faire se peut. Toutes les réalisations humaines sont frappées de fugacité, de caducité, pourtant certaines sont dignes de mémoire, elles peuvent subsister, partiellement sauvées de l’oubli, dans la mesure où les hommes ont le désir de se souvenir et de transmettre.

11Dans les textes bibliques, la figure centrale de la destruction mais aussi du Jugement et de la Révélation, de ce qui vient à la fin des temps, de ce qui vient clore le temps du monde et ouvrir sur un autre temps, se nomme Apocalypse, ce qui signifie « Dévoilement ». Plus près de nous, comme un écho lointain, Hölderlin, dans le poème qui porte pour titre le nom de l’île apocalyptique, celle de Jean, Patmos, commence ainsi : « Proche et difficile à saisir est le Dieu./ Mais où est le danger croît aussi ce qui sauve. » Notre incertitude présente face aux représentations du temps grandit à la mesure du désenchantement du monde.

12Le temps, comme Janus, reste toujours bifrons (au moins !). L’Apocalypse annonce la fin : l’ange enroule la voûte céleste dans le Jugement dernier de Giotto à la chapelle Scrovegni, mais aussi la venue des cieux nouveaux et d’une terre nouvelle. Il faut que quelque chose finisse pour que du nouveau advienne.

13Qu’est devenu le recours qui existait alors, semble-t-il, soit dans le rappel et le récit du temps fondateur mythique où, par la parole, se rejoue l’origine et s’annule ce qui s’est passé, soit dans l’attente du salut qui vient ?

14« Les temps sont proches », « je viendrais », l’appel du « Viens », l’imminence d’un à venir ponctuent le texte apocalyptique. Face au désordre sans cesse renaissant des choses ou des hommes, à tout ce qui ne cesse de se défaire, au simple passage du temps donnant inévitablement lieu à la prolifération des déliaisons, aux maux innombrables, à la montée sourde de périls, identifiables ou non, le salut, s’il est attendu, est toujours situé dans un ailleurs temporel, passé ou futur, jamais au présent.

15Tout se passe comme si le temps devait être, en quelque sorte, redoublé, annulé pour que soit conjuré son aspect dévorateur. Redoublement dès l’origine, verticale dans la transcendance religieuse, le dieu créateur échappant au temps, ou emboîtement horizontal dans ce qui outrepasse le temps humain, dans le temps du monde. Tout segment du temps ne peut être pris que sur du temps déjà là, ou encore à venir : c’est déjà vrai pour le moindre présent vécu, qui ne prend sens que par son rapport au passé et au futur.

16Nous sommes les héritiers de cette histoire aux entrées multiples, entre commencements et fins, même si les repères sont chaque jour davantage brouillés, car « notre héritage n’est précédé d’aucun testament », comme nous le rappelle René Char.

17Bien sûr, nous avons appris à nous méfier des mythes (il faut cesser de raconter des histoires disait déjà Platon), des prophéties, du ton apocalyptique, malgré sa rémanence sans cesse actualisée sous différentes formes : apocalypse now ou no future en sont nos équivalents, (et il n’est pas indifférent que ces nouvelles formules se déclinent brièvement en anglais), pourtant cet arrière-plan subsiste dans la mémoire collective.

18Si nous revenons au temps physique et humain, sur lequel se construit le social-historique, nous voyons que les amarres ne sont pas complètement rompues avec la pensée mythico-religieuse, puisque le temps humain ne prend sens qu’en s’opposant, en s’étayant d’une altérité.

Temps et éternité

19Antérieurement au temps humain, le temps cosmique englobe le temps des hommes, lui donne son rythme, fondamental ; alternance des jours et des nuits, ronde des saisons : temps astronomique et temps humain engrenés l’un à l’autre. Tant qu’il y a harmonisation possible entre le temps des hommes et le temps du monde, une place est ménagée pour tous les déchiffreurs de signes. Le voyage vers ce que l’on situe dans un passé, mémoriel ou immémorial, commande non seulement la compréhension du présent mais encore l’ouverture d’un futur. L’anamnèse est bien la figure centrale de la guérison, ou, devons-nous dire plus prudemment, du soin, voire du souci de soi. En outre, l’imbrication du temps humain individuel et social dans le temps du monde accompagne le rythme des soins, les gestes à accomplir devant respecter scrupuleusement ce qu’il convient ou non de faire, en fonction des équilibres entre le macrocosme et le microcosme, entre les temps et les lieux, le temps profane et le temps sacré. L’idée même de guérison a toujours eu à faire avec le rapport au temps, sans qu’il soit possible de démêler complètement ce qui appartient à l’individu singulier dans sa biographie propre, de ce qui procède et s’inscrit dans une histoire collective, sociale et culturelle.

20En ce qui concerne le temps cosmique et le temps biologique, l’idée de fin, en correspondance avec l’idée de commencement, peut être pensé de différentes manières. Certes ce qui a commencé doit finir, c’est l’expérience humaine de l’inexorable : tout ce qui naît est destiné à périr. Seul à faire, peut-être, exception à cela, le temps cosmique : à l’idée d’un temps qui naît et s’achève, le temps des vivants, s’oppose en effet le temps qui est sans cesse, qui n’a ni commencement ni fin, temps du monde, circulaire, sans pour autant le confondre tout à fait avec l’éternité. Telle est la vision du monde qui nous vient de la pensée grecque.

21Plus tard, dans la vision chrétienne du monde, les représentations s’inversent : l’éternité devient un attribut proprement divin et c’est le temps du monde qui est fini.

22Les dieux grecs n’étaient pas éternels, seulement immortels, le monde, lui, était aei ov, toujours déjà là. Cette expérience très particulière d’une sorte d’éternité du monde continuera à être présente, souterrainement, et ce malgré la place prise dans la pensée occidentale christianisée, avec quelle force et quelle ampleur, par les thèmes eschatologiques. Si l’Apocalypse, la Fin des temps et le Jugement dernier continuent de s’exposer en mode majeur sur le tympan des cathédrales, avec ses multiples variations, l’autre voix mineure continue d’affirmer plus sobrement cette éternité du monde, à laquelle nous participons, ainsi Spinoza : « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels », et Rimbaud, dans le refrain du poème « L’éternité » des Fêtes de la patience : « Elle est retrouvée. / Quoi ? / L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. »

23Déjà les fragments d’Héraclite nous invitaient à nous souvenir de cet enveloppement de toutes choses par le temps, que l’on trouve magnifié dans les trois grands genres de la poésie grecque, la théogonie d’Hésiode, l’épopée homérique et la tragédie d’Eschyle, où Khronos, comme Okéanos, enserre l’univers de son cours infatigable : « Ce monde, le même pour tous, n’a été créé par aucun dieu ni par aucun homme ; mais il était toujours, il est il sera, feu toujours vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure [2]. »

24En arrière-plan, de ce qui change, se tient l’immobilité du temps circulaire : « Commencement et fin coïncident sur le pourtour du cercle [3] », auquel s’adjoint le temps avec ses infinies variations : « Le dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, abondance famine. Il change comme le feu mêlé d’aromates reçoit le nom de chaque parfum [4]. » Dans le jeu du Monde, comme l’a dit, énigmatiquement, Héraclite, « le Temps est un enfant qui joue, c’est aux osselets qu’il joue [5]… ». Reste à penser comment se tissent dans notre temps hasard et nécessité : « Les parts sont faites par la Nécessité absolue [6] », mais le jeu aléatoire du lancer de dés et les figures qui se forment, en constellations, dessinent les formes d’un destin possible, compte tenu du fait qu’à chaque coup, les figures changent. Nous entendons comme un écho lointain donné par Mallarmé à ce jeu du monde, dans le poème : « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard… »

25Tout devient, sans cesse, entre mythe et pensée, c’est l’intuition centrale d’Héraclite, que René Char saluera comme « ce génie fier, stable et anxieux qui traverse les temps mobiles qu’il a formulés, affermis et aussitôt oubliés pour courir en avant d’eux, tandis qu’au passage il respire dans l’un ou l’autre de nous [7] ».

26Nous subissons le passage du temps, mais il y a aussi ce qui se produit dans le temps, ce que les hommes font. Les vies s’effacent, les actions et les productions humaines s’effacent aussi, quoiqu’elles aient une plus grande capacité de durée. C’est pourquoi il faut sauver de l’oubli les grandes actions et les paroles remarquables des hommes ; tel sera le rôle de l’historien enquêteur, qui naît avec Hérodote. Tout autre sera la perception du temps que se feront les Modernes.

Temps et histoire

27Il y a de multiples façons de voir, de comprendre et aussi de faire l’histoire. D’emblée ce terme d’histoire, en apparence si commun, ne va pas de soi. Entre l’histoire des historiens, l’histoire comme récit et la fiction, il y a beaucoup à interroger. Que l’on pense le temps comme histoire n’est en effet ni un présupposé obligé, ni une évidence. L’idée même d’histoire a une naissance historique : encore un paradoxe. Ne parlons même pas du sens que l’on donne à l’histoire !

28Dès que nous nous tournons vers la naissance de l’histoire, même si l’on reste seulement dans notre propre histoire, dans notre propre univers de sens, l’origine se dédouble : nous voyons se dessiner une bifurcation, le temps historique se divise, selon que l’on se tourne vers Athènes ou Jérusalem, sans même préjuger de ce que l’on appelle Orient ou Occident.

29Cette bifurcation renvoie à nos deux sources, biblique et grecque, elle n’élimine pas d’autres approches possibles, bien au contraire, mais elle permet de rendre à sa contingence notre histoire, en nous invitant à nous rapprocher, autant que faire se peut, d’autres bifurcations, d’autres histoires, ou des autres qui ne sont peut-être pas aussi étrangers que nous le pensons. Mais, pour sourire un peu, comme dirait Kipling, ceci est une autre histoire !

30Les temps modernes se comprennent eux-mêmes comme résultant d’une rupture dans la chronologie. Le temps a cessé d’être ce continuum incessant dans lequel toutes choses sont enveloppées : l’idée de modernité est inséparable de celle d’un temps fracturé, discontinu. Le nouveau n’est plus seulement pensé comme une dégradation possible de l’ordre des choses mais comme une ouverture, à l’image de la découverte du Nouveau Monde. Le lien entre passé et présent peut s’inventer autrement, il y a une renaissance possible, où s’inaugure un futur imprévisible mais que l’on peut penser en lui donnant une direction hypothétique, comme dans L’idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique de Kant.

31« Commencer tout de nouveau dès les fondements… » : hic et nunc, c’est déjà ce que dit avec une audace tranquille René Descartes, à l’aube des temps modernes. Du nouveau, dont nous avons la maîtrise, peut croître sur les ruines de l’ancien. En même temps, si l’enchâssement des temps entre les mortels et les immortels se défait, l’idée d’une fin des temps, qui continue de persister surtout dans la représentation religieuse du monde, se transforme en idée de but ou de fin de l’histoire dans les philosophies de l’histoire, tandis que le temps physique devient infini comme l’espace.

32Différentes approches du temps se sont multipliées, mais sans que l’on puisse véritablement les articuler. En regard de la phrase de Descartes que l’on peut lire, par avance, comme un coup d’envoi pour l’idée de progrès, pour un temps tourné vers le futur, culminant à l’époque des Lumières, il faut évoquer l’autre face de la modernité, plus déchirée, plus tragique, shakespearienne, qui voit l’histoire davantage comme Macbeth (acte V, scène 5) : « Une histoire pleine de bruit et de fureur, racontée par un idiot et ne signifiant rien. »

33Que se passe-t-il dans ces temps qui sont les nôtres ? Telle est l’interrogation centrale des Lumières, dans Qu’est-ce que les Lumières de Kant. L’époque se pensera elle-même comme critique, devant faire le partage, distinguer, diviser, krinein. Où en sommes-nous ? Comment s’orienter dans la pensée ? Questions kantiennes auxquelles fait écho, par anticipation et sur un autre registre, la parole crépusculaire et oraculaire de Shakespeare, dans Hamlet (acte I, scène 5) expérimentant un temps désaxé : « Time is out of joint », « le temps est hors de ses gonds ».

34Deleuze, commentant Hamlet, nous rappelle ceci : « Le gond, cardo, indique la subordination du temps aux points précisément cardinaux par où passent les mouvements périodiques qu’il mesure. Tant que le temps reste dans ses gonds, il est subordonné au mouvement extensif : il en est la mesure, intervalle ou nombre. On a souvent souligné ce caractère de la philosophie antique : la subordination du temps au mouvement circulaire du monde comme porte tournante. C’est la porte tambour, le labyrinthe ouvert sur l’origine éternelle [8]. »

35Le temps dans la Physique d’Aristote est nombre du mouvement, il n’est pas le mouvement mais il n’est pas sans lui, et Dieu est le premier moteur immobile. Avec la modernité tout change, même si la question du temps reste toujours aporétique : « Le labyrinthe a changé d’allure : ce n’est plus un cercle ni une spirale, mais un fil, une pure ligne droite, d’autant plus mystérieuse qu’elle est simple inexorable terrible – le labyrinthe qui se compose d’une seule ligne droite et qui est indivisible, incessant [9]. »

36Temps rectiligne et non plus circulaire, nous avons changé de paradigme, de manière un peu abrupte. Deleuze rapproche Hamlet et Kant : « La Critique de la raison pure est le livre d’Hamlet, le prince du Nord : le temps n’est plus le temps cosmique du mouvement céleste originaire, ni le temps rural du mouvement météorologique dérivé […]. Il n’est plus question de définir le temps par la succession, ni l’espace par la simultanéité, ni la permanence par l’éternité. Permanence, succession et simultanéité sont des modes ou des rapports de temps (durée série ensemble). Ce sont des éclats du temps [10]. »

37L’expression « éclats du temps » a été inaugurée par W. Benjamin, dans sa très subtile critique de l’histoire, pour rendre compte du caractère discontinu, fracturé du temps des événements singuliers, non totalisables, avec la notion centrale de messianisme reprise et détournée de son ancrage biblique et aussi de l’utilisation qui a pu en être faite dans les philosophies de l’histoire de Hegel ou de Marx.

38W. Benjamin appelle Messie ou messianisme la porte étroite qui s’ouvre dans le labyrinthe du temps, ce qui peut répondre à la question : comment se sortir de la situation dans laquelle on est pris ? « Chaque seconde était la porte étroite par laquelle pouvait passer le Messie », ainsi se terminent ses Thèses sur la philosophie de l’histoire.

39Nous sommes désormais dans une histoire du présent, qui s’éloigne des grands récits ; la IXe thèse sur la philosophie de l’histoire de Benjamin propose une parabole, où dans un étrange détour s’expose notre situation actuelle : « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule “Angelus Novus”. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner du lieu où il se tient immobile. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès [11]. »

40F. Proust, commentant les thèses sur l’histoire de W. Benjamin, précise : « Toute porte qui s’ouvre est messianique. Les portes ne sont jamais soit ouvertes, soit fermées. Elles s’ouvrent, se ferment, s’entrouvrent. À vrai dire, il s’en faut d’un pas, d’un souffle pour que la porte qui, actuellement s’entrouvre ne soit pas déjà en train de se fermer. Quand elle s’ouvre, elle semble dire : “Viens, viens vite avant qu’il soit trop tard et que je me referme !” Mais déjà un souffle plus violent la referme et écrase ou exclut celui qui tentait de passer la porte. Mieux même, nul ne peut assurer que ce mouvement de gonds est une ouverture ou une fermeture […]. Nul ne peut garantir que les ailes de l’ange soufflent depuis ou vers le paradis et non depuis (ou vers) l’enfer. Mais lorsque la porte glisse sur ses gonds, au moment même où elle amorce son mouvement, peu importe qu’il s’agisse d’ouverture ou de fermeture, d’introduction ou d’expulsion : ce que nous ne saurons, d’ailleurs, qu’après coup. L’essentiel est qu’il se dégage un étroit passage où se faufiler, un détroit où se glisser, un défilé où parvenir à passer. Ce moment où le destin est comme surpris et fait une pause pour laisser passer la chance, cet instant où le temps semble retenir son souffle, semble suspendu et arrêté pour laisser le passage à la chance, est le messianique lui-même [12]. »

41Nous ne sommes plus dans l’histoire du salut, de la promesse du Messie, ni dans l’idée laïcisée d’un accomplissement à venir, d’une libération de l’homme par l’homme marchant vers un avenir radieux. Reste la porte étroite dont parle Benjamin, reste la possibilité du projet individuel et collectif, la création d’un temps où, au-delà des modèles et des grands récits, l’invention du quotidien reste à faire pour chacun d’entre nous, dans un temps fracturé, aux multiples bifurcations. Invention du quotidien qui est aussi invention de soi, souci et soin de soi.

42Face au temps physique et cosmique d’Aristote, saint Augustin, à la lumière de sa foi, avait pensé un temps plus intérieur, un temps de l’âme, de la mémoire, de l’attention, de l’attente, psychologique si l’on veut. Mais qu’advient-il de la conscience intime du temps quand les repères extérieurs changent ? La révolution copernicienne de Kant va mettre en avant une nouvelle pensée du temps qui générera d’autres apories. Deleuze, en tirant les leçons, à sa manière, de la révolution kantienne, dira : « Ce n’est pas le temps qui nous est intérieur, ou du moins il ne nous est pas spécialement intérieur, c’est nous qui sommes intérieur au temps, et à ce titre toujours séparés par lui de ce qui nous détermine en l’affectant. L’intériorité ne cesse pas de nous creuser nous-mêmes, de nous scinder nous-mêmes, de nous dédoubler, bien que notre unité demeure ; un dédoublement qui ne va pas jusqu’au bout, parce que le temps n’a pas de fin, mais un vertige, une oscillation qui constitue le temps, comme un glissement, un flottement constitue l’espace illimité [13]. » Tout cela n’est évidemment pas sans conséquences sur la position du sujet, en général et plus particulièrement dans son rapport à la santé.

43La parole d’Hamlet, emblématique de notre modernité, est l’angle très inhabituel choisi par Deleuze dans sa lecture de Kant. Elle nous permet peut-être de comprendre autrement les articulations désarticulées du sujet : « Bref, la folie du sujet correspond au temps hors de ses gonds. C’est comme un double détournement du Je et du Moi dans le temps qui les rapporte l’un à l’autre, les coud l’un à l’autre. C’est le fil du temps [14]. »

Bibliographie

Bibliographie

  • Battistini, Y. 1968. Trois présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel ».
  • Benjamin, W. 1971-1983. Essais II, Paris, éditions Denoël Gonthier.
  • Deleuze, G. 1993. Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit.
  • Proust, F. 1994. L’histoire à contretemps, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Biblio essais », Livre de poche.

Mots-clés éditeurs : temps cosmique, temps fracturé, philosophie, temps biologique, folie, santé

Mise en ligne 28/05/2008

https://doi.org/10.3917/empa.069.0027

Notes

  • [1]
    Cité par Jean-Claude Monod (ouvrage collectif), Foucault et les Lumières, n° 8, Paris, puf, p. 61.
  • [2]
    Y. Battistini, Trois présocratiques, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 34.
  • [3]
    Ibid., p. 41.
  • [4]
    Ibid., p. 38.
  • [5]
    Ibid., p. 36.
  • [6]
    Ibid., p. 45.
  • [7]
    Ibid., p. 10.
  • [8]
    G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 40.
  • [9]
    Ibid., p. 41. Deleuze se réfère ici à Borges.
  • [10]
    Ibid., p. 41-42.
  • [11]
    W. Benjamin, Essais II, Paris, éditions Denoël /Gonthier, 1971-1983, p. 200.
  • [12]
    F. Proust, L’histoire à contretemps, Paris, Éditions du Cerf, Le livre de poche, coll. « Biblio essais », 1994, p. 181-182.
  • [13]
    G. Deleuze, op. cit., p. 45.
  • [14]
    Ibid., p. 44.
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