Empan 2007/3 n° 67

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Article de revue

La vie de Florence (histoire d'éducs)

Pages 154 à 155

1Je me souviens de Florence, je la reconnaissais de loin à sa silhouette brisée sur les bras de la poussette. Les reins à l’horizontale, la tête entre les épaules, la route pour elle montait sans cesse. Son corps frêle déchirait l’air, une foutue partition plus résistante, plus dense pour elle. Elle cherchait pas à comprendre Flo, elle fonçait, ses cheveux hirsutes, son fils droit devant. Elle savait pas tous les mots que je pouvais lui dire, elle cherchait ceux de l’amour.

2Chaque matin, elle désertait sa chambre et mes recommandations, elle s’évadait comme d’autres s’enferment. Maudits soient tous les objets auxquels on s’attache, il leur faut des portes, des serrures et des clefs qui grincent dans les barillets.

3Elle disait oui, oui… et je savais déjà qu’il n’y aurait pas de pédiatre ni d’Agence nationale pour l’emploi. Je la retrouverais accoudée chez Mimi, sirotant un demi citron à dix heures du matin. Dans la poussette, sous des couches de lainages, rangé au coin du bar, dormirait son fils. Elle attendrait ma venue et ma fichue insistance, mes reproches et ce boulot que je voulais pour elle.

4« Faut réagir Florence, faut aller de l’avant, au bout de la route, l’avenir, c’est pas pour de rire. » Mais toi, Flo, tu ris de tout ce que je dis, tu t’évades, les éducateurs, ça croit tout savoir mais quoi…

5« J’ai rien demandé moi, fallait me laisser près de la rivière. »

6Tu habitais une tente cachée dans un bois, près d’un méandre. Les journaux en avaient fait leurs gros titres, tu étais devenue une vedette, ta photo, tes yeux cernés de froid sur la gazette du pays. La célébrité, ça grise, puis plus rien, le show, c’est du court terme. Fini les gros plans sur les bougies, sur la casserole réchaud, les couvertures humides. Oubliés, les mégots, les seringues enterrées, les aiguilles souillées. Tu es restée énervée, avec dans ton ventre le souvenir de ce type qu’était venu se semer sans permission. Tu l’as écouté ahaner sans broncher, tu m’as dit t’être concentrée sur des images, des belles images comme le soir de Noël quand les lumières de la ville sont pour tout le monde.

7Les souvenirs d’un éducateur, c’est parfois triste, je le dis aux étudiants fiers à bras, amateurs des bouquins de psycho.

8« Rien n’y fait, on n’apprend pas à souffrir, on évite les coups de gourdin, pas l’espoir fou de Florence. »

9Je suis venu avec la voiture de service, je me suis garé sur le parking du supermarché et je t’ai cherchée. On s’est tutoyés de suite, pas de salamalecs, de protocoles, je sais, faut pas faire, mais ta misère, je savais pas lui dire vous.

10J’ai sali mes chaussures dans les chemins de terre, déchiré mon blouson dans ces foutues ronces et trouvé ton camp de base. Ton chien m’a fait la fête, il a fini le travail, le pressing ne rentre pas dans les frais annexes.

11Nous avons laissé le chien dans le coffre du break et nous sommes rentrés dans la grande maison, le centre maternel. Je t’ai montré ta chambre, tu as longuement regardé le berceau, caressé ton ventre rond. J’ai dit bienvenue pour te tendre une corde, t’amarrer à ce drôle de bateau de pierre. Les autres femmes ont accouru te voir, tu as eu peur, elles ont ri de toi.

12J’ai conduit le chien au chenil, à mon retour, tu avais déjà enfilé cette robe de chambre que tu ne quitterais plus jusqu’à la délivrance.

13On est partis plusieurs fois voir ton compagnon sur pattes, un peu comme un droit de visite, t’en perdais la tête, tu te retenais plus. Tu courais dans les allées sur tes jambes toutes maigres, tes pieds en canard. C’était un concert d’aboiements, de manifestations canines, moi je me disais : « Il n’y a que là qu’elle s’attache. » Éreintée, tu retrouvais le griffon noir et tu lui disais tout ce passé que vous étiez seuls à connaître.

14Je t’ai dit : « Il ne faut plus venir, faut t’en séparer, il trouvera un maître. »

15Tu as crié, ils vont le tuer, il est à moi, rien qu’à moi, ils n’ont pas le droit.

16J’aurais dû te dire : « De quel droit prend-on les chiens de ceux qui vont par les chemins ? de quel droit les enferme-t-on ? Ces hommes sont-ils les mêmes qui clament Rimbaud ? »

17La poésie et la misère sont souvent deux sœurs jumelles, les livres, juste des costumes.

18Les jours sont passés, tu as su pour tes analyses, moi je baissais les yeux, je faisais celui que rien ne perturbe. L’enfant verrait le jour sans ce foutu virus, il avait rien demandé, sinon vraiment, elle serait où la justice ?

19C’était un pari fou, une envie d’être comme tout le monde, avoir un enfant rien qu’à soi. Tu disais, un garçon, ça changera tout, il verra lui ce que c’est d’être aimé.

20La maladie et la misère, deux sœurs… Garçon, un demi citron !


Mots-clés éditeurs : nouvelle, sdf, accompagnement, enfant, émotion

Mise en ligne 01/10/2007

https://doi.org/10.3917/empa.067.0154

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