1L’évolution de la société a changé notre regard sur certains aspects de la psychopathologie. L’accent se déplace de la pathologie des conflits, favorisée par une société répressive, à une pathologie des liens, des limites et de la dépendance, facilitée par une société libérale. La problématique pulsionnelle de l’agressivité ou de la sexualité ne peut plus se penser autrement que dialectiquement avec celle de l’identité des limites, de la peur de l’engloutissement ou de l’abandon par les personnes investies. Les défaillances du narcissisme, comme l’importance des relations insécures précoces de ces sujets, occupent une place centrale dans la compréhension de ces pathologies. La menace narcissique que génère l’investissement des personnes contribue à donner au phénomène de croyance et aux mécanismes d’emprise un rôle déterminant dans la régulation de la relation aux autres, de l’estime de soi et de l’équilibre narcissique.
2L’adolescence est un moment privilégié d’expression de cette problématique. Elle est en effet un révélateur des acquis de la première enfance et en même temps du contexte socio-familial. Elle favorise l’émergence d’une tension liée au fait que l’adolescent est pris dans une contradiction entre des désirs opposés. Cette contradiction est en fait un paradoxe lié au besoin de l’adolescent d’affirmer son autonomie, et en même temps de recevoir des adultes, notamment de ses parents, la force et la sécurité interne qui lui font défaut.
3Le poids des contraintes, qu’elles soient biologiques ou sociales, redonne au Moi une place centrale dans leur gestion. Sa capacité à faire face, ou au contraire sa vulnérabilité au débordement traumatique, sont un enjeu essentiel du pronostic.
4Cette évolution questionne les modèles classiques de la psychothérapie et, d’une manière générale, les moyens les plus efficaces pour favoriser un changement chez ces sujets. L’effacement du surmoi au profit de l’idéal du Moi, le déplacement de la conflictualité objectale sur les enjeux narcissiques, modifient l’expression psychopathologique ainsi que les attitudes thérapeutiques.
5L’approche psychopathologique psychanalytique demeure importante pour guider des réponses thérapeutiques cohérentes, à condition qu’elle-même accepte d’évoluer dans sa conceptualisation et de se laisser interroger par les transformations de l’expression clinique, et par l’évolution des connaissances biologiques.
Une spécificité humaine : le développement paradoxal de la personnalité
6L’adolescence m’est apparue très vite comme un remarquable révélateur des contradictions, en fait, nous le verrons, il est plus juste de dire des paradoxes, dont l’être humain est porteur. Révélateur des contraintes dont nous héritons de l’enfance, mais aussi révélateur des modèles que le monde adulte offre en réponse aux attentes spécifiques des adolescents que les changements induits par la puberté font naître.
7Contraintes de l’enfance, de nature génétique, non pas de l’ordre d’une hérédité de type mendélien, comme dans les maladies dites héréditaires, mais en ce qui concerne le comportement, les phénomènes psychiques, et les troubles « mentaux », « de l’ordre d’une héritabilité ». Celle-ci, en général polygénique, se redistribue de façon très variable pour chaque individu et à chaque génération, et conditionne ce qu’on pourrait appeler le « tempérament » de l’enfant ainsi que certaines caractéristiques dans l’intensité, la nature, l’expressivité et la gestion des émotions.
8Mais aussi, bien sûr, contraintes non moins importantes de l’interaction de l’enfant avec son environnement, et plus particulièrement ses parents ou ceux qui l’élèvent, ses « objets d’attachement ». Poids de l’histoire de l’enfance, des événements qui la jalonnent, si ce n’est des traumatismes qui la marquent.
9Le premier paradoxe qui m’a rapidement frappé, c’est qu’à contraintes et facteurs de risque semblables, le destin de ces adolescents était radicalement différent. Les uns pouvaient faire de leur vulnérabilité une chance qui, après des difficultés plus ou moins importantes et parfois durables, allait les conduire, non sans douleur souvent, à une reprise d’échanges dont ils pouvaient se nourrir et au développement de leurs potentialités, avec peut-être un plus par rapport à d’autres jeunes, celui d’avoir connu le risque d’effondrement et la tentation de s’abandonner à la destructivité et de l’avoir surmonté, ayant fait ainsi l’expérience que c’est possible. Les autres, par contre, s’enfermaient dans des conduites dont le point commun constant est qu’elles se caractérisent par une amputation plus ou moins importante de leurs potentialités et une forme d’appauvrissement de leurs richesses potentielles.
10Or, ce basculement vers ce qu’on pourrait appeler la créativité ou la destructivité, m’a souvent semblé dépendre de la qualité des rencontres de l’adolescent avec des personnes significatives de son entourage, qu’elles appartiennent à la famille, au monde des pairs et des amis et/ou au milieu soignant ou éducatif entendu dans un sens large. Rencontres qui entrent souvent en résonance avec des figures signifiantes du passé, mais qui tout autant s’en différencient par ce qu’elles apportent justement de nouveauté.
11Ainsi, plus les contraintes internes dont a hérité l’adolescent sont importantes et génèrent une insécurité interne, une mauvaise image de soi, un défaut de confiance en ses ressources internes, plus il devient environnement-dépendant, c’est-à-dire dépendant de la capacité de l’entourage à lui apporter la sécurité dont il ne se sent pas dépositaire. Mais cette dépendance même rend ce dont il a besoin menaçant pour son autonomie : « ce dont j’ai besoin parce que j’en ai besoin et à la mesure de ce besoin, c’est ce qui menace mon autonomie ». Ce sera à l’entourage de gérer ce paradoxe et de savoir rendre tolérable ce dont l’adolescent a besoin.
12De ce fait, la question de la bonne distance relationnelle ni trop près ni trop loin m’apparaît au cours du temps être devenue le fil rouge de ma pratique et de ma réflexion. Questionnement qui m’a mis moi-même face aux possibles contradictions, je préfère penser au paradoxe de ma fonction de psychiatre psychanalyste positionné aux confins de ces deux mondes : celui de la réalité interne et celui de la réalité externe et de leur articulation.
13Contradictions ou paradoxe en effet, car cette pratique illustre qu’il n’est guère possible de penser l’une des réalités sans l’autre. La psychanalyse a conduit à mettre en question la primauté de la réalité externe dont le Moi était l’expression et le garant, et qui prévalait jusqu’alors. Mais l’adolescence illustre la mise à l’épreuve des limites et du Moi qu’elle génère, et combien l’insécurité interne et une trop grande vulnérabilité du Moi rendent nécessaire l’étayage sur la réalité externe pour éviter la désorganisation qui menace. De même, l’évolution sociale actuelle, avec la liberté d’expression qu’elle permet et son questionnement des limites, agit comme un interrogateur qui met à l’épreuve les ressources narcissiques du sujet et la force de son Moi, entrant ainsi en résonance avec la dynamique de l’adolescence et en redoublant les effets. Les plus vulnérables de ces adolescents sans limites contenantes suffisantes sont abandonnés à leurs contraintes émotionnelles et à leurs passages à l’acte. Les conduites d’emprise deviennent la seule façon de retrouver un rôle actif face aux débordements émotionnels et aux personnes qui les suscitent.
14De ce fait, il nous semble que l’accroissement actuel des états-limites, des pathologies narcissiques et des troubles du comportement à l’adolescence, ne reflète pas tant des changements structuraux en profondeur de l’organisation psychique des adolescents que des formes nouvelles d’expression d’organisations psychiques, en elles-mêmes peu différentes de celles du passé et congruentes avec l’évolution sociale et le comportement des adultes.
15On peut considérer que la construction de la personnalité s’opère schématiquement suivant deux axes de développement. Le premier peut être qualifié d’axe relationnel. Il est fait des échanges entre l’individu et son environnement. Il n’est pas spécifique à l’homme et se retrouve chez les animaux les plus évolués. Par contre, ce qui est propre à l’homme, c’est la conscience de cet attachement et de sa différenciation suivant les personnes et notamment leur sexe. Le second axe est encore plus spécifique. C’est celui de l’autonomie et, là encore, de la conscience de celle-ci par le sujet naissant, avec en corollaire l’estime de soi et ce qu’on appelle le narcissisme.
16La capacité réflexive, celle de se voir, de se juger, de se dédoubler en un Je et un Moi, de percevoir sa finitude, ses manques, sa dépendance, de se comparer aux autres, fonde à nos yeux cette dimension du narcissisme propre à l’être humain et que la culture a contribué à développer, pour la porter à son paroxysme avec l’avènement du sujet tel que nous le connaissons dans notre civilisation libérale occidentale.
L’adolescence : actualisation de l’insécurité interne et des besoins de dépendance
17Ce rappel a pour but de souligner l’importance, primordiale à nos yeux, de cet équilibre entre les ressources internes et le recours au monde externe perceptivo-moteur. Le corrélat de l’insuffisance des assises narcissiques internes est que l’équilibre narcissique demeure largement supporté par la relation aux objets externes auxquels est en quelque sorte confiée la mission de contre-investir une réalité interne qui fait peser sur le sujet une menace de désorganisation. Nous y voyons la source d’une relation de dépendance aux autres pour assurer l’équilibre interne du sujet et les conditions d’une vulnérabilité aux troubles mentaux, surtout si s’y ajoute une vulnérabilité génétique.
18C’est, nous semble-t-il, le paradoxe central du développement : plus on est en insécurité interne, plus on dépend d’autrui pour se rassurer, moins on peut recevoir. C’est aussi le paradoxe du narcissisme qui doit se nourrir de l’objet pour s’épanouir mais vit l’objet comme immédiatement antagoniste dès qu’il apparaît comme existant hors de lui, et d’autant plus qu’il est source d’envie.
19Entre la quête auto-destructrice de sensations pour se sentir exister et le plaisir d’être de l’enfant satisfait et apaisé par l’échange avec l’entourage, tous les intermédiaires existent. C’est le champ de la dépendance. Dépendance de l’enfant au domaine du percept, celui de la réalité externe, pour contre-investir une réalité interne trop anxiogène pour que l’enfant puisse trouver dans ses ressources mentales internes et dans le plaisir des ses activités un moyen suffisant d’apaisement et de sécurisation (Jeammet et Corcos, 2001).
20Dépendance en ce sens que leur équilibre narcissique et affectif, c’est-à-dire leur estime et leur image d’eux-mêmes, comme leur sécurité interne et leur possibilité de tolérer et de se nourrir des relations dont ils ont besoin, dépend plus et de façon excessive de leur environnement que de leurs ressources internes.
21Dépendance qui n’est pas pathologique en elle-même, mais que l’on peut qualifier de pathogène. Pathogène car elle risque d’enfermer l’enfant puis l’adolescent dans un engrenage dangereux, celui de cette triade pathogène : l’insécurité interne génère la dépendance au monde perceptif environnant qui, à son tour, génère le besoin de contrôler cet environnement dont l’enfant dépend. Or, on ne contrôle pas l’environnement dont on dépend par le plaisir partagé, mais par la mise en place d’une relation fondée sur l’insatisfaction dont les plaintes, les caprices puis les conduites d’opposition et d’auto-sabotage des potentialités du sujet sont les moyens d’expression privilégiés. Par l’insatisfaction, le sujet oblige l’entourage à s’occuper de lui et en même temps il lui échappe et sauvegarde son autonomie, puisqu’il le met en échec en un cycle sans fin. Il évite ainsi l’angoisse d’abandon et l’angoisse de la fusion ou de l’intrusion. Ajoutons à cela que l’observation montre que l’enfant carencé qui ne peut même pas faire appel à un environnement humain absent, comme l’enfant abandonnique, va tenter de maîtriser sa détresse par l’autostimulation toujours destructrice du corps propre, qui va du balancement stéréotypé aux blessures auto-infligées, en passant par les coups qu’il se donne ou l’arrachage des cheveux.
22On peut ainsi considérer l’ensemble du système défensif du sujet et les modalités relationnelles qui en découlent sous l’angle de l’aménagement de la dépendance d’un Moi affaibli par un sentiment d’insécurité interne. À la place de relations simples et diversifiées s’installent des modes relationnels défensifs marqués par le besoin d’emprise, que traduisent deux qualités d’investissement qui signent le besoin du Moi de compenser une faiblesse interne par un surinvestissement de l’objet investi ou de ses substituts et qui sont : l’excès et la rigidité. L’excès est l’effet d’un surinvestissement, lui-même généré par la nécessité de contre-investir une réalité interne insécurisante. Quant à la rigidité, son intensité est proportionnelle à celle de la menace narcissique éprouvée par le Moi.
23L’équilibre du sujet dépend ainsi à la fois des conditions biologiques internes, elles-mêmes très dépendantes de son potentiel génétique que l’on commence à mieux connaître, de ses interactions avec l’environnement, mais aussi des représentations que le sujet a de lui-même et de ses liens avec l’environnement. Ce dernier point spécifie l’être humain. Tout ce qui le vulnérabilise et qu’il est obligé de subir, du plus biologique au plus psychologique, est susceptible de renforcer son insécurité interne et, de ce fait, sa dépendance et les mécanismes de contrôle qu’elle génère. Il se crée ainsi un engrenage auto-renforçateur qui fait de tout ce qui dévalorise le sujet un facteur de risque pathogène. Les conduites d’emprise plus ou moins auto-destructrices qu’il met en œuvre ne font qu’aggraver sa situation. C’est cet engrenage pathogène que l’adolescence est susceptible de solliciter spécifiquement, favorisant ainsi l’émergence de la pathologie mentale.
24La confrontation à la passivité est volontiers ressentie, quand elle n’est pas choisie par l’être humain et plus spécifiquement l’adolescent, comme une menace, car elle met en cause son sentiment de continuité et d’unité, fruit de la progressive maîtrise de ses moyens et de ses acquis. À l’adolescence, les sources de cette passivité sont doubles et se renforcent l’une l’autre : passivité du Moi face aux transformations pubertaires dont le corps est l’objet et qui s’imposent à lui ; passivité liée à la situation d’attente à l’égard des adultes, mais aussi des futurs objets d’investissements, tant affectifs que professionnels, ainsi que du statut social à venir.
25Avec l’adolescence la problématique de la relation aux autres et celle, narcissique, de la capacité d’autonomie, se conflictualisent réciproquement. L’attachement œdipien en particulier contribue souvent à dramatiser les liens aux parents. Il oblige l’adolescent à prendre ses distances avec ses parents, réveillant les inquiétudes narcissiques et la quête d’un soutien objectal. Inversement, la fragilité narcissique, en exacerbant l’« appétence objectale », contribue à donner aux liens objectaux une intensité qui en renforce le caractère potentiellement incestueux. Cette dialectique – entre le besoin que l’on a de s’appuyer sur les autres, la sexualisation de ce lien et le besoin de se différencier et de s’affirmer dans son autonomie – constitue une des clés de la problématique adolescente et se présente sous la forme d’un paradoxe : « ce dont j’ai besoin, cette force des adultes qui me manque, et à la mesure de ce besoin, c’est ce qui menace mon autonomie naissante ». Cette situation peut être vécue comme une contradiction absolue : comment, pour trouver la sécurité, la force, les atouts qui manquent, se nourrir de ces adultes qui sont censés avoir tout cela sans être complètement dépendant d’eux ? C’est ce que traduit cette expression si parlante des jeunes disant d’un adulte qu’il lui « prend la tête ». Mais la tête n’est prise que parce qu’elle est ouverte. Si l’adolescent n’était pas en attente à l’égard de l’adulte, l’adulte ne le pénétrerait pas. Il ne le pénètre que parce qu’il y a une ouverture, c’est-à-dire une attente.
26Plus le jeune attend quelque chose de l’adulte, plus il se sent en menace de pénétration, et cette menace génère une humiliation d’autant plus intense qu’il se sent prêt à céder et que la puberté contribue à la sexualiser, notamment autour des zones érogènes et plus spécifiquement la zone anale, en particulier chez les garçons. Le plaisir de désirer se transforme en un pouvoir sur soi donné à l’autre. Le désir et l’attente deviennent intolérables.
27L’existence de limites bien assurées garantit l’identité du sujet et autorise des échanges avec l’objet, d’autant moins menaçant, pour le narcissisme et même contribuant à nourrir ce dernier, que la qualité des assises narcissiques facilite une relation de confiance avec l’objet qui bénéficie d’un a priori positif.
28Par contre, toute remise en cause des différences internes acquises, des topiques et des limites, représente une potentialité traumatique pour le Moi qui peut être vu, par opposition, comme un lien fonctionnel entre ces éléments différenciés. Toute émergence d’un surcroît de stimuli, et d’autant plus que leur valeur informative et surtout discriminative est plus faible, est susceptible d’induire un mouvement désorganisant de dédifférenciation des topiques internes.
29Ce mouvement correspond à ce que André Green a défini comme étant l’« Archaïque », où le désir, son objet et le Moi se confondent (1982). Les repères internes vacillent, les représentations sont souvent plus excitantes qu’organisatrices, et le Moi peut n’avoir comme seul recours, pour ne pas être débordé, que de s’accrocher à la réalité perceptive dans sa fonction différenciatrice minimale entre dedans et dehors, Soi et autrui, quand cette réalité n’est pas elle-même débordée par les projections hallunicatoires ou délirantes. Cette fonction de contre-investissement par le percept et la motricité d’une réalité interne anxiogène et désorganisante est analogue à celle à laquelle le Moi du rêveur débordé par un cauchemar a recours quand le sujet se réveille et se récupère en mettant à distance son monde interne grâce à la réalité familière qui l’entoure.
30L’opposition est l’une des façons de sortir de ce paradoxe. Dans l’opposition, on s’appuie sur l’autre tout en méconnaissant qu’on en a besoin, puisque l’on n’est pas d’accord avec lui. C’est l’une des clés pour comprendre l’importance des conduites négatives des adolescents, même s’il existe des facteurs d’ordres divers (tempérament, génétique, etc.) qui jouent un rôle facilitateur. Elles représentent toutes une forme d’échec et d’auto-sabotage plus ou moins sévère et focalisée (l’anorexie, c’est le problème de son corps et de la nourriture, pour un autre ce sera l’échec scolaire, etc.). Le piège et le drame, c’est que ce comportement négatif est pour l’adolescent un moyen d’affirmer son identité et sa différence. Quelqu’un qui est trop en attente ne sait plus différencier son propre désir de celui des autres, et d’autant plus qu’il est plus dépendant affectivement de ceux-ci. Il est dans un état de gêne et de confusion d’autant plus grand que toute relation de plaisir ou de satisfaction crée un rapproché insupportable avec l’adulte qui en est responsable.
31Le contrôle de la distance aux objets externes apparaît plus maîtrisable que la relation de désir aux objets internes. Une attitude d’opposition offre un compromis plus aisément négociable entre le désir de proximité et le besoin de se différencier que la prise de conscience et l’aménagement interne d’une relation d’ambivalence. En s’opposant, l’adolescent prend appui sur l’adulte auquel il se confronte, sans avoir à prendre conscience de cet appui, et en ménageant son narcissisme et son autonomie par l’affirmation de sa différence.
32Ces conduites négatives d’opposition à l’autre et, plus profondément, de refus du désir pour l’autre, sont susceptibles d’exercer un véritable effet de fascination sur celui qui les pratique. Fascination pourvue d’une force particulière parce qu’elle ne coupe pas nécessairement le sujet de la réalité, comme le ferait l’omnipotence psychotique, et qu’elle est susceptible de s’auto-générer sans fin.
33Ce que nous montrent les adolescents avec tant d’intensité, c’est la force d’attraction et le pouvoir que confèrent le masochisme et la violence destructrice. C’est la suprême défense du moi, d’un moi qui se sent, à tort ou à raison, impuissant. La destruction, c’est la créativité du pauvre. Pauvre, non pas au sens économique, mais du moi qui se sent dans une situation de ne pouvoir rien faire et de passivité totale. Avant de disparaître il reste toujours quelque chose de possible, détruire, et à la dernière limite si on ne peut plus détruire les autres, se détruire soi-même.
34Il existe pendant toute cette période une communauté d’enjeux qui fait de cet âge une période critique à risques spécifiques. Ces enjeux se situent dans la possibilité de voir ce qui est de l’ordre d’une vulnérabilité dans l’enfance, faire place dans l’adolescence et l’immédiate post-adolescence à des conduites pathogènes car susceptibles de réorganiser la personnalité autour d’elles et de figer le sujet dans la répétition de ces comportements, que l’on peut alors qualifier de pathologiques. C’est cette capacité de fixation et d’organisation, particulièrement active à cet âge, qui en fait tout le risque, mais aussi, à l’inverse, tout l’atout possible.
35L’apparition d’un symptôme ou d’un trouble du comportement ne signe donc pas nécessairement une pathologie avérée. Ils peuvent avoir une valeur adaptative s’ils ne s’installent pas durablement et n’entravent pas le développement de la personnalité et, en particulier, n’empêchent pas les acquisitions propres à chaque âge, ni les intériorisations et les identifications, c’est-à-dire s’ils n’ont pas d’effets dénarcissisants qui altèreront l’estime de soi et la confiance en soi. S’ils ne sont donc pas nécessairement pathologiques, ils n’en demeurent pas moins toujours potentiellement pathogènes par leurs capacités d’auto-entretien et même d’auto-renforcement.
36Ne peut-on pas y voir une forme d’agrippement comparable à celle de l’enfant apeuré à sa mère ? C’est la peur ou la menace qui donnent sa force au comportement de l’enfant. Mais quand celui-ci se cramponne à la main de sa mère, il ne sent pas tant la peur qui a provoqué le geste que le soulagement de la sécurité retrouvée, parfois même accompagnée d’un plaisir lié plus à l’effet de contraste par rapport à l’état émotionnel antérieur qu’au souvenir précis de la cause de la peur. Le soulagement peut l’emporter sur toute autre émotion.
37L’enfant peut croire de bonne foi qu’en se comportant ainsi, « c’est son choix », et qu’il y trouve une sécurité bénéfique. Il ne perçoit pas que c’est une contrainte liée à la menace que représente pour le Moi toute prise de distance à l’égard de son objet d’attachement, la mère. Bien sûr, la dimension de contrainte va resurgir rapidement dans la dépendance physique et psychique à la mère, et conduire l’enfant à exercer une forme ou une autre d’emprise sur la mère par l’insatisfaction, les plaintes, les caprices, comme il se sent en miroir sous l’emprise de sa mère. Si celle-ci laisse faire ou se fait complice d’une relation à laquelle elle trouve elle-même des bénéfices par la réassurance qu’elle lui apporte et l’importance qu’elle lui confère, le piège risque de se refermer, qui voit l’enfant s’opposer d’autant plus, d’une façon ou d’une autre, qu’il est plus dépendant de la présence et du regard maternel.
38Abandonner les convictions qui nourrissent un comportement, c’est du même ordre que lâcher la main de sa mère pour l’enfant qui a peur. À quoi s’ajoutent, avec la prolongation de la conduite, les bénéfices narcissiques et identitaires d’un état qui assure l’adolescent d’être vu, de susciter le regard et les préoccupations des autres, et de trouver une identité qui le conforte dans sa différence et dans son pouvoir de résister aux sollicitations et au pouvoir des autres.
39Qu’est-ce qui est susceptible de susciter une telle adhésion à une pensée quelle qu’elle soit ? Le point commun, c’est toujours à mes yeux le défaut de ressources internes de sécurisation et ses conséquences : la nécessité de développer une relation d’emprise et de se cramponner à des éléments perceptivo-moteurs de la réalité externe ou à une conviction interne.
40On est au cœur de la problématique narcissique avec ce qu’elle suppose d’insécurité, de manque de sources internes de plaisir, de ce que nous avons appelé les assises narcissiques, et par là même de dépendance aux objets externes. On retrouve les caractéristiques habituelles de cette relation : l’absence de confiance en l’autre comme en soi ; l’importance de l’attente à l’égard de ces objets et en miroir celle de la déception ; l’oscillation entre l’idéalisation et le dénigrement ; une suggestibilité qui n’a d’égale que la capacité de refus et l’entêtement ; un hyperinvestissement des croyances ou à l’opposé un scepticisme et un dénigrement sans failles.
L’aménagement du cadre : une condition de l’approche thérapeutique
41Comment dénouer le piège et ouvrir le lien ? C’est à ce double défi que sont confrontés les thérapeutes de ces patients. Comment les aider à retrouver une motivation à prendre soin d’eux et à accepter de s’ouvrir au plaisir ? Comment rendre tolérable cette motivation et éviter qu’elle ne soit perçue comme un facteur de déséquilibre interne, une perte de la sécurité narcissique que leur procure la conduite pathologique et un pouvoir sur eux donné à l’objet qui les motive ?
42L’expérience montre que cette motivation naît difficilement spontanément et nécessite le détour par l’intérêt d’un ou de plusieurs autres pour eux. Mais comment à la fois faire en sorte que cet intérêt soit perceptible par le patient, qu’il y soit sensible et qu’il le tolère ?
43Comment sortir de l’impasse ? À un paradoxe, il faut parfois savoir répondre par un autre paradoxe. Parce que ce dont ont besoin ces patients est aussi ce qui les menace, il faut savoir leur prescrire et parfois leur imposer ce qu’ils n’oseraient pas se permettre d’acquérir, ni même de montrer qu’ils le désirent. À cette contrainte interne à la privation, il faut savoir opposer une contrainte externe porteuse de liberté potentielle. Mais à condition d’éviter la confrontation en miroir dans l’emprise réciproque. Elle n’est pas toujours évitable car il faut tenir dans la durée. On l’évitera d’autant plus que ce qui nous fait imposer certaines limites n’est pas le désir d’être le plus fort, mais la conviction, qui s’oppose momentanément à celle du patient, que derrière le refus se cache l’appétit et la peur qu’il inspire. Toujours le modèle de l’enfant qui se cramponne à sa mère et la peur de se perdre et de la perdre s’il s’ouvre au plaisir de la découverte du monde. C’est à l’adulte de prendre le parti de la vie parce qu’il sait, lui, que c’est l’ouverture qui permettra à l’enfant de s’épanouir et de garder un lien de plaisir et non plus de contrainte avec sa mère.
44Ceci peut nous conduire à prescrire ce qu’on pense que le patient désire. Cette secrète attente qu’on le devine est très typique des adolescents. Paradoxalement, la prescription les soulage. Il faut qu’il y ait une contrainte extérieure pour qu’ils ne soient pas obligés de saboter tout ce qu’ils désirent. Face à leurs menaces de rupture, ce peut être au thérapeute d’être pour un temps porteur de leurs demandes.
45La prescription, et parfois même l’imposition de ce que le sujet attend sans oser se l’avouer, peut être paradoxalement quelque chose qui soulage. Le plus grand danger, c’est celui d’exprimer leur désir en tant que celui-ci leur fait sentir ce qu’ils vivent comme une forme d’emprise de l’objet du désir sur eux. C’est là où la démarche analytique classique est peut-être en porte-à-faux quand elle fait de la demande un préalable à la démarche de soin. Ces adolescents sont dans une attente perçue comme totalement aliénante.
46En effet, paradoxalement en apparence, avoir des exigences permet à celui qui en est l’objet de satisfaire un certain nombre de ses désirs et besoins, sans avoir à les reconnaître mais en pensant qu’il ne fait que subir une contrainte extérieure. Or, celle-ci est toujours ressentie moins péniblement que les contraintes intérieures liées aux besoins et désirs qui représentent la véritable passivité, la plus dangereuse pour l’intégrité du Moi, car ce dernier ne peut se révolter totalement contre elles, comme dans le cas des contraintes externes puisqu’il en est le complice et qu’elles font partie de lui. Le risque n’est plus alors celui de la révolte mais celui, bien plus grave, d’un effondrement du Moi ou d’une annihilation des désirs.
47Dans ces conditions, les mesures éducatives et pédagogiques, d’ordre individuel ou institutionnel, lorsqu’elles sont nécessaires, ne sont pas antagonistes de la démarche psychothérapique, mais au contraire peuvent être conçues comme son complément utile voire indispensable, et faire partie intégrante de la même approche compréhensive et dynamique de l’adolescent. Au travers de la forme et de la technicité propre à chaque approche (éducative, pédagogique, ergothérapique…), il s’agira d’offrir à l’adolescent une zone transitionnelle, dans le sens donné à ce terme par Winnicott, un espace de rencontre où puisse se développer une aire d’échanges et de plaisirs partagés, sans que ceux-ci soient sexualisés et excitants, c’est-à-dire sans que l’adolescent ait à prendre clairement conscience de ces plaisirs, et surtout sans qu’il ait à se poser la question de leur provenance et du rôle et de la place d’autrui dans leur déroulement. Le but de ce faire avec l’adolescent est de restaurer un plaisir de fonctionnement le plus large possible, qui s’étaye sur l’objet d’une façon la moins conflictuelle possible.
48C’est pour tenir compte de ces données qu’il nous paraît que la thérapie bi- ou pluri-focale représente par sa seule mise en place une potentialité de prévention et de réponse en quelque sorte extemporanée de ces difficultés inhérentes au fonctionnement adolescent. Elle consiste en ce qu’un thérapeute s’occupe de la réalité externe de l’adolescent : son ou ses symptômes, sa famille, son environnement, scolaire notamment. C’est lui qui prescrit des médicaments si nécessaire, ou des thérapies complémentaires, qui pose l’indication de la psychothérapie et peut discuter avec l’intéressé du bien-fondé ou non de la continuité de cette psychothérapie. Le référent, qui est souvent celui qui a reçu initialement le patient et sa famille, constitue le garant narcissique du projet thérapeutique et, au-delà, de l’adolescent lui-même. Il représente un lien de continuité, se prête facilement à une idéalisation que le lien relativement lâche, en tout cas plus qu’avec le psychothérapeute, permet de maintenir plus aisément. Il s’offre enfin comme un transfert latéral possible, tout en garantissant dans la réalité externe un support de différenciation susceptible de soutenir la différenciation des objets internes. La différence de sexe entre les deux thérapeutes peut être sur ce point un atout supplémentaire.
49C’est ainsi l’ensemble du dispositif de soin, du plus psychothérapeutique au plus psychiatrique, qui peut être pensé par référence au fonctionnement mental tel que la psychanalyse le conceptualise et demeure pour le moment la seule à le faire d’une façon qui prenne en compte : passé et présent, monde interne et actualité de l’interaction, représentation et affect, et qui permette de penser leur articulation. Dans cette optique, le point de mire du soin peut être vu comme la restauration de la capacité de l’appareil psychique à assurer ses fonctions de protection de l’individu, c’est-à-dire parvenir à gérer les conflits intrapsychiques et à ne pas se laisser trop entraver par les contraintes internes et externes qui pèsent sur lui de façon, comme l’écrit D. Widlöcher (1995), qu’une partie au moins des « buts de vie » de l’individu aient quelque chance de se réaliser.
50Le modèle psychanalytique du fonctionnement mental et de l’appareil psychique autorise ainsi une utilisation de l’espace externe, et donc du dispositif de soin dans une perspective de restauration de la fonctionnalité de l’espace psychique interne.
51Il est alors possible d’y parvenir, soit par la relation duelle si le sujet peut à la fois contenir et mobiliser suffisamment ses conflits au niveau de son espace psychique interne, soit par l’adjonction d’un cadre externe de soin, plus ou moins extensif et sophistiqué selon les cas. Il va des diverses modalités d’aménagement du cadre psychothérapique jusqu’aux prises en charge institutionnelles à temps complet, en passant par les approches familiales et les différents supports thérapeutiques institutionnels à temps partiel.
52Les médicaments psychotropes, notamment les anti-dépresseurs, les régulateurs de l’humeur et certains neuroleptiques, beaucoup plus que les tranquillisants facteurs de dépendance chez ces sujets, peuvent avoir leur utilité. Prescrits à bon escient et suffisamment tôt, c’est-à-dire avant que la situation du sujet ne se soit trop dégradée, ils peuvent être une aide précieuse et parfois absolument indispensable. Il faut les considérer comme un outil à la disposition du sujet afin de l’aider à accroître sa liberté de choix. Les plus vulnérables de ces jeunes sont en effet comme des fils électriques sans gaine que toute tension et excitation fait réagir sans nuances, de façon mécanique et stéréotypée dont le résultat est catastrophique, parfois pour les autres, mais toujours pour eux. En abaissant leur réactivité immédiate, ces médicaments leur permettent d’utiliser leur appareil psychique pour ne plus être esclaves de leurs émotions et avoir la faculté de prendre le temps de réfléchir aux conséquences de leurs actes et à leurs véritables intérêts. Ils deviennent une aide à la possibilité de prendre soin d’eux, aux antipodes de l’image de la camisole chimique qu’un usage mal maîtrisé ou abusif a pu favoriser.
53Ainsi, les indications thérapeutiques ne sont plus posées en fonction de seuls critères symptomatiques, mais suivant le degré d’efficience de l’appareil psychique du patient et le caractère plus ou moins étayant et contenant de l’environnement.
54Quand un sujet est en souffrance, ce n’est pas un choix, c’est une contrainte. Une contrainte qui est un appel aux autres à intervenir, appel qui ne peut pas être dit par le langage, parce qu’il y aurait là aussi excès de rapproché. Dans ce cas, l’appel aux tiers que ne peut formuler le sujet, il faut savoir l’imposer, quoi qu’en dise le sujet, pour faire contrepoids à ces contraintes internes. À une contrainte interne qui ne dit pas son nom, on est en droit d’opposer une contrainte externe qui limite cette contrainte interne. Non pas pour imposer une solution définitive, mais pour permettre au sujet de retrouver progressivement une liberté de choix qui n’est possible que s’il acquiert une capacité minimale de prendre soin de lui et d’exister dans sa différence autrement qu’en s’attaquant à lui-même. Ceci me semble vrai aussi bien au niveau individuel qu’au niveau social et groupal.
55La réponse thérapeutique proposée devra tenir compte de la capacité à offrir au patient ce qu’on peut appeler une « alliance narcissique », suffisante pour faire contrepoids à une insécurité interne trop importante, et rendre tolérable l’établissement d’une relation et l’émergence d’une conflictualité. Créer donc les conditions d’un cadre contenant autorisant un travail sur les contenus. Il faut assurer deux choses, à la fois la continuité et la possibilité de mettre du tiers comme protection de la relation d’emprise qui guette en permanence. En effet, toute relation dominée par les attentes narcissiques est particulièrement susceptible de se pervertir, c’est-à-dire de substituer au tiers différenciateur une relation d’emprise à laquelle la potentialité sado-masochiste est consubstantielle.
56Le dilemme et la difficulté du projet thérapeutique seront de satisfaire les besoins de dépendance en tant qu’ils entravent la reprise des besoins de maturation de la personnalité, sans renforcer ou créer une dépendance aux soignants par agrippement à leur réalité matérielle. Il faudra donc créer les conditions d’une relation rendue tolérable, c’est-à-dire réactivant les processus introjectifs sans susciter la mise en place de défenses anti-objectales ou de comportements de substitution marqués par la relation d’emprise.
Bibliographie
Bibliographie
- Green, A. 1982. « Après-coup, l’archaïque », Nouvelle revue de psychanalyse, 26, p. 195-215.
- Jeammet, P. ; Corcos, M. 2001. « Évolution des problématiques à l’adolescence : l’émergence de la dépendance et ses aménagements », dans Références en psychiatrie, Paris, Doin Éditeurs, 94 p.
- Widlöcher, D. 1995. « Pour une métapsychologie de l’écoute psychanalytique », Revue française de psychanalyse, numéro spécial Congrès : métaphysiologie, Écoute et transitionnalité, p. 1721-1786.
Mots-clés éditeurs : psychopathologie, liberté, adolescence, contraintes, société
Mise en ligne 01/09/2007
https://doi.org/10.3917/empa.066.0073