Empan 2007/2 n° 66

Couverture de EMPA_066

Article de revue

Exilé de soi, la domestication biomoléculaire à l'ère des mégaparcs humains

Pages 50 à 56

Notes

  • [*]
    Serge Escots, psychothérapeute familial, anthropologue, chercheur associé au lisst centre d’anthropologie sociale, ehess-utm.
    escots@club.fr
  • [1]
    M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972, p. 22.
  • [2]
    M. Foucault, Philosophie, Anthologie établie et présentée par A. I. Davidson et F. Gros, Paris, Gallimard, Folio essais, 2004.
  • [3]
    M. Foucault, op. cit., p. 18.
  • [4]
    M. Foucault, op. cit., texte 60, p. 667.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid., p. 668-669.
  • [7]
    P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Éd. Mille et une nuits, 2000.
  • [8]
    J.-P. Dupuy, F. Roure, Les nanotechnologies : éthique et prospective industrielle, tome I, rapport au Conseil général des Mines et du Conseil général des technologies de l’information, 2004 (en ligne).
  • [9]
    Il s’agit pour eux de « méta-convergence de technologies à capacité transformationnelle, à savoir technologies de l’information et de la communication, biotechnologies, sciences et technologies cognitives, nanotechnologies », ibid., p. 1.
  • [10]
    Sloterdijk, op. cit., p. 30.
  • [11]
    Néoténie : persistance de caractères juvéniles chez l’adulte, processus de maturation biologique lent qui se poursuit après la naissance.
  • [12]
    Ce point évoque les thèses de Jean-Marie Delassus sur la constitution de l’esprit. J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Paris, Dunod, 2005.
  • [13]
    Sloterdijk, op. cit., p. 32.
  • [14]
    Ibid., p. 34 ; voir aussi Hocart sur la naissance des rituels et les liens entre sédentarisation, sacrifice, élevage et agriculture. A.M. Hocart, Au commencement était le rite, de l’origine des sociétés humaines, Paris, La découverte, mauss, 2005.
  • [15]
    Sloterdijk, op. cit., p. 37.
  • [16]
    Ibid., p. 37.
  • [17]
    Ibid., p. 40.
  • [18]
    Ibid., p. 44.
  • [19]
    Pour Platon, la faiblesse de l’homme rend périlleuse la voie du pasteur tout-puissant qui ne pourrait relever que d’une essence divine (La République, Les lois).
  • [20]
    Sloterdijk, op. cit., p. 49.
  • [21]
    D. Lecourt, Individu et médicament, conférence de la XIIe journée de l’Ordre, 12 octobre 1999, dans Bulletin n° 365.
  • [22]
    F. Rastier, Sciences de la culture et post-humanité, Texto !, septembre 2004 (en ligne), p. 14.
  • [23]
    Pour n’en citer que quelques-uns : M. Tibon Cornillot, Les corps transfigurés, Paris, Le Seuil, 1992 ; les nombreux travaux de Gilbert Hottois et de Bernard Andrieu ; ceux de Patrick Baudry et David Le Breton.
  • [24]
    J. Goffette, Naissance de l’anthropotechnie, De la médecine au modelage de l’humain, Vrin, 2006.
  • [25]
    Anthropotechnie, ensemble de biotechniques pour améliorer l’Homme.
  • [26]
    G. Vigarello, « La drogue a-t-elle un passé ? », dans A. Ehrenberg (sous la direction de), Individus sous influence, Éditions Esprit, 1991, p. 85-100.
  • [27]
    Médicament indiqué dans le syndrome d’hyperactivité de l’enfant et de l’adolescent.
  • [28]
    Médicament des pharmacodépendances aux opiacés, en France depuis 1996.
  • [29]
    Médicament utilisé pour traiter la dépression et les troubles obsessionnels compulsifs.
  • [30]
    S. Escots, thèse en cours, sous la direction de Jean-Pierre Albert, ehess.
  • [31]
    Affaire du sang contaminé.
  • [32]
    Lecourt, op. cit.
  • [33]
    F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1993.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    D. Healy, Le temps des antidépresseurs, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.
  • [36]
    Diagnostic and Statistical Manual, manuel diagnostique de l’association américaine de psychiatrie, dont la dernière version (révision 4) date de 1994.
  • [37]
    P. Zachar, « Psychiatric disorders are not natural kinds », Philosophy, Psychiatry, and Psychology, 7, 2000, p. 167-182.
  • [38]
    Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 483-530.
  • [39]
    J. de Rosnay, De la biologie moléculaire à la biotique : l’essor des bio-, info- et nanotechnologies, Cellular and Molecular Biology 47 (supplément), 7-16, 2001 ; lab on a chip : laboratoire sur une puce.
  • [40]
    Des implants existent déjà dans des pays anglo-saxons pour la buprénorphine et la naloxone (deux molécules indiquées dans les pharmacodépendances aux opiacés).
  • [41]
    Ibid., p. 7.
  • [42]
    Les travaux expérimentaux de Calhoun sur les rats avaient montré dès la fin des années cinquante que la surpopulation a des effets aux niveaux biochimiques, comportementaux, sociaux. Voir E.T. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971, p. 39-60.

Foucault et la bouteille de Klein

1Parlant de la situation liminaire du fou pour l’homme médiéval, Foucault proposa cette formule : « Il est mis à l’intérieur de l’extérieur et inversement [1] ». A. I. Davidson et F. Gros pensent qu’il y a aujourd’hui deux façons de mesurer l’œuvre de Michel Foucault : soit de circonscrire l’actualité de sa pensée, soit de mettre en relief son inactualité[2]. Cette alternative n’est pas inéluctable. Dans cette formule, il importe autant de s’intéresser à la forme concrète du dispositif de traitement que l’on réserve aux insensés qu’à la structure symbolique qui organise le rapport de l’homme occidental à la déraison.

2Dans le passage où émergea cette formule, la démarche de Foucault consiste, en partant d’un objet réel, à décrire les pratiques qui lui sont liées pour mettre en lumière la structure symbolique qui les organise. « Commençons par la plus simple des figures, la plus symbolique aussi. Un objet nouveau vient de faire son apparition dans le paysage imaginaire de la Renaissance […] : c’est la nef des fous [3]. » Tout le passage tient ensemble l’efficace des pratiques, leur sens et la structure symbolique qui traverse le temps pour venir parler à notre oreille contemporaine. Au cœur de cette structure symbolique, la figure de l’exil éclaire son argumentation. La topographie que suggère la nef des fous sillonnant les fleuves d’Europe, l’emplacement des lieux de stationnement et de rétention des insensés aux portes des cités, sont des points de départ et d’appui pour penser le logos à partir du topos, invitation à des réflexions topologiques.

3La bouteille de Klein est un objet peu utile dans la vie pratique, mais très pratique pour stimuler la pensée. Conçue par le mathématicien allemand Félix Klein en 1882, cette bouteille se présente comme une surface fermée à une seule face sans intérieur ni extérieur. Imaginons une bouteille dont on puisse tordre le goulot au point de le faire pénétrer par une ouverture réalisée sur le cylindre puis, en prolongeant le mouvement, de l’amener à en rejoindre le fond. Circuler dans cette curieuse bouteille condamne à l’indéfiniment. Une bouteille de Klein nous confronte à cette topologie singulière d’un intérieur à l’extérieur et inversement. Exilé de la raison, le fou se trouvait exilé au seuil de la cité. L’histoire des classifications des maladies mentales en Occident, la sociologie de la déviance, l’anthropologie de la maladie ou les réflexions de Canguilhem sur le normal et le pathologique, suffisent à rendre trivial cet énoncé : l’exil de la raison est d’abord une exclusion qui vient de l’extérieur. Voilà l’insensé exclu du monde de la raison, enfermé à l’intérieur du discours de ceux qui ne pensent pas l’être. C’est la première figure, la plus fondamentale, que la bouteille de Klein nous permet de dégager. Le premier enfermement, c’est le discours. Rien de très original, un long mouvement de pensée dans les sciences humaines, sociales et en philosophie, l’a déjà soutenu.

4La deuxième figure, pragmatique, est un lien avec l’émergence de l’État, l’histoire de l’évolution des mesures, dispositifs et méthodes qui vont rendre opérationnel le schéma symbolique de traitement des insensés. Dans son approche du gouvernement de soi et des autres, Foucault proposait une voie originale pour étudier les liens entre rationalisation et pouvoir [4] : « analyser ce processus en plusieurs domaines – chacun d’eux s’enracinant dans une expérience fondamentale : folie, maladie, mort, crime, sexualité, etc. [5] ».

5Comment les gouvernements démocratiques vont-ils rationaliser l’utilisation des biotechnologies dans la gestion des populations dont ils ont la charge au regard de ces expériences fondamentales ? La question est terrible, il serait prétentieux de vouloir y répondre. D’autant que la réflexion à visée prospective peut prendre des accents prophétiques douteux. Toutefois, en dehors de tout catastrophisme ou angélisme, il est peut-être utile de dégager quelques éléments pour structurer une réflexion.

La domestication, un impensé de l’humanisme

6La métaphore pastorale du gouvernement des hommes n’est pas, selon Foucault, une idée gréco-romaine. Pour lui, « l’idée que le roi ou le chef est un berger suivi d’un troupeau […] est absente des grands textes politiques grecs ou romains [6] ». Il y a au moins une exception, connue de Foucault, c’est Le Politique de Platon. Dans Règles pour le parc humain[7], le philosophe allemand Peter Sloterdijk s’est largement appuyé sur l’analyse du dialogue de Platon. Le texte de Sloterdijk propose avec lucidité un cadre pour penser les rapports entre politique et technique à un moment historique d’affaiblissement démocratique et de recul de l’humanisme où il existe ; pour reprendre les termes de Jean-Pierre Dupuy et Françoise Roure [8], une méta-convergence de technologies[9].

7Initialement, Règles pour le parc humain est, en réponse à Heidegger, une réflexion sur l’humanisme et son devenir à l’aube du xxie siècle. Pour Sloterdijk, l’humanisme consisterait à gagner par la littérature la « bataille permanente pour l’être humain […] entre les tendances qui bestialisent et celles qui apprivoisent ». Or, à l’époque mass-médiatique, le temps de ce projet est désormais révolu. Le constat d’échec de l’humanisme nous laisse une question : « qu’est-ce qui apprivoise encore l’être humain lorsque l’humanisme échoue ? [10] ». La proposition de Heidegger de dépassement de l’humanisme par une société d’individus qui n’existeraient que comme les « voisins de l’Être » et non des propriétaires de soi et du monde, est un idéal séduisant mais peu crédible aux yeux de Sloterdijk.

8C’est dans le processus même d’hominisation que des déterminants de l’humanisation se trouvent. La néoténie [11], cette immaturité chronique de Sapiens, est à la source de la transformation de la naissance biologique en un « venir-au-monde [12] » : on peut envisager « l’être humain comme une créature qui a échoué dans son être animal, et son demeurer-animal [13] ». Ce point est fondateur face aux tentatives actuelles de naturalisation radicale de l’homme, car il établit une différence entre un couplage animal-environnement de type darwinien et un couplage langage-monde, dans lequel l’entité biologique et l’environnement se doublent de la signification culturelle qui en médiatise le rapport. La naturalisation de l’homme bute sur la question du langage et du sens.

9Mais l’Être de l’être humain ne consiste pas seulement à habiter dans la maison du langage, mais à habiter dans des maisons tout court. Avec la sédentarisation et « l’apprivoisement de l’homme par la maison débute aussi l’épopée de la domestication des animaux [14] ». Le logement a été un gain de sécurité face aux soubresauts de la nature et la domestication apporta une nourriture plus stable et abondante, sédentarisation et domestication allant de pair avec la création de cités et royaumes. Mais « là où se dressent des maisons, il faut décider ce que doivent devenir les hommes qui les habitent [15] », c’est l’émergence d’un impératif politique. L’hominisation a conduit l’homme à élaborer une théorie politique où la sécurité domine, une théorie de l’apprivoisement et de l’élevage qui a rendu l’homme éleveur efficace de lui-même, en réussissant « à transformer l’homme sauvage en dernier homme [16] », pour reprendre le point de vue de Nietzsche. La domestication est une question de dressage et d’élevage et la civilisation prend racine dans la domestication : civiliser, c’est domestiquer. Sloterdijk attire notre attention sur le fait que cette question a toujours été trop négligée. Or, à l’heure où les biotechniques ouvrent des perspectives sans précédent et où des îlots de violence signent l’échec de la capacité à éduquer certains jeunes, il est indispensable de trouver le courage d’aller y voir de plus près. Pour lui, « la domestication de l’être humain constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours [17] ».

Le gouvernement humaniste ou comment prendre soin d’un troupeau de bipèdes

10Le Politique de Platon est, selon Sloterdijk, un texte d’une grande importance pour la pensée sur le gouvernement des hommes du fait qu’il s’agit d’un dialogue « qu’on […] mène […] comme une discussion professionnelle entre éleveurs [18] ». L’idée d’un gouvernement pastoral des hommes est une idée répandue dans l’Antiquité. Mais il revient à Platon d’avoir lié rationalisation méthodologique et intention politique dans la gestion pastorale du parc humain. Chez lui, l’art royal ne réside pas dans la versatilité du vote de ses concitoyens, pas plus que dans les privilèges de l’héritage ou de la prétention, mais dans le savoir de l’élevage : il s’agit d’être capable de prendre « soin d’un troupeau de bipèdes [19] ». Cette capacité nous rapproche du « royaume des experts », si présent dans les démocraties occidentales contemporaines. Ainsi, il s’agit de dénicher l’homme d’État qui saura mettre en œuvre les anthropotechnologies pour optimiser les qualités favorables à la communauté humaine, tout en sachant obtenir des hommes qu’ils acceptent « volontairement de se laisser guider, si bien qu’entre ses mains, le parc humain atteigne l’homéostase optimale [20] ». En nous emmenant vers ce questionnement suspensif, Sloterdijk incommode notre humanisme exsangue.

Quelle humanité après l’humanité ?

11Qu’est-ce qui succédera à l’humanisme pour apprivoiser l’homme ? Pour Francis Fukuyama, proche des conservateurs américains et professeur à l’université John Hopkins, la réponse est sans ambiguïté : les biotechnologies, au premier rang desquelles la neuropharmacologie. L’éducation, les thérapies ont largement montré leurs limites. Pour lui et pour d’autres, il est temps de se tourner vers les techniques efficaces issues de sciences dignes de ce nom. Selon certains idéologues, grâce aux biotechnologies, une ère nouvelle s’ouvre à une transhumanité en attente d’une véritable posthumanité. Déjà, sur le net, des forums et des sites se réclament de cette transhumanité. La littérature entonne ce que Dominique Lecourt [21] appelle la musique nietzschéenne, Houellebecq en tête, mais aussi Dantec qui, rapporte Rastier, n’hésite pas à reprendre « cette forme de nihilisme prophétique, […] contre les sciences humaines, discréditées “après des décennies de surestimation insensée”, c’est à la science de résoudre tous les problèmes “psychologiques, sociologiques ou plus généralement humains” [22] ».

12La convergence des sciences cognitives, des biotechnologies, des techniques quantitatives en sciences médicales et sociales et des nanotechnologies, ouvre, dans une société capitaliste libérale, un champ d’anthropotechniques qui trouvera – on le voit – les supports idéologiques pour réclamer leur mise en œuvre afin de favoriser l’homéostase platonicienne. Parallèlement aux idéologues, un champ universitaire se construit et de nombreux philosophes, épistémologues, anthropologues s’interrogent [23] sur ce que Jérôme Goffette [24] appelle les anthropotechnies [25].

13Que faire lorsque certaines créatures, mal adaptées aux évolutions de la société, souffrent, refusent de s’intégrer et causent de multiples troubles sociaux par leur abstention même du processus social global ? La médicalisation des troubles psychiques, montrée par Foucault, s’est transformée avec l’avènement des psychotropes. L’invention d’un nouveau rapport aux substances psychoactives soulève des questions inédites à ceux qui ont en charge le parc humain moderne. Comme l’a montré Vigarello [26], le xixe siècle romantique vit l’avènement d’un rapport inédit aux substances psychotropes : l’usage de drogues. En effet, affranchi du tiers médical, par leurs usages autoréférencés de psychotropes, certains individus objectent à l’attente de la communauté. Ils refusent, pour jouir d’eux-mêmes, de se laisser guider par le berger (collège d’experts en santé publique) habité de tyranniques soucis autant hygiénistes que moraux. Ils ne s’intègrent ni partiellement, ni totalement à la société et détournent pour leur jouissance les objets que la science pharmaceutique crée à leur intention. Il n’a jamais été bon de s’abandonner au vice, mais maintenant que la protection de l’homme par l’homme atteint l’ambition de pouvoir gérer les corps au moyen de l’arithmétique des populations et des maladies, conjuguée à la planification des méthodes et des coûts, il n’est plus pensable de laisser les individus se faire du mal pour jouir d’eux-mêmes. Légiférons et substituons à la subversion de soi et du groupe le médicament qui réintègre. Qu’il s’agisse de Ritaline® [27], de Subutex® [28] ou de Prozac® [29], il est toujours question de contenir le mal pour intégrer le bien. Ne s’agit-il pas de contenir l’agitation de l’enfant pour qu’il apprenne et se socialise ? De permettre au toxicomane de se réinsérer grâce à un traitement de substitution ? De maintenir ou de réintégrer dans le monde par une pharmaco-stimulation le dépressif qui s’en retire ? Et avec les neuroleptiques, de contenir angoisse et délire pour maintenir le fou dans la réalité ? Dans tous les cas, voilà des créatures qui ne participent pas, ou empêchent le bon fonctionnement du troupeau platonicien, et pour qui des molécules font recours.

14Suivant le gouvernement humaniste de Platon, il est logique que le berger se tourne vers l’efficacité combinée du marché et de la science pour régler de la façon la plus efficace possible un problème qui se pose au sein du parc. En effet, à qui appartiennent aujourd’hui les discours porteurs d’efficacité ? Au capitalisme et à la science : le Subutex® est de ce point de vue un objet parfait, exemplaire même.

Demande d’anthropotechnies neuropharmacologiques : engouement des idéologues et limites épistémiques

15Le Subutex® est un bon exemple d’une demande d’anthropotechnie faite par un État à l’industrie pharmaceutique. Ce cas interroge sur l’avenir des rapports entre rationalisation et pouvoir, dans le système politique actuel. Aujourd’hui, une recherche [30] montre que pour résoudre un problème politique, l’État français, par l’intermédiaire de ses experts, a commandé une molécule en participant activement à la définition de son cahier des charges. L’histoire peut se résumer simplement. Face au développement des consommations licites et illicites de psychotropes dans la société, le monde politique, débordé par cette question, a choisi de ne rien faire durant vingt ans. Malgré des évolutions considérables, tant dans la diversité des molécules disponibles que dans les formes et les motivations d’usage, pour un nombre et une diversité de consommateurs sans cesse plus grands, aucun débat, aucune législation adaptée n’intervint. Une actualité désastreuse rattrapa le politique – l’épidémie de sida chez les usagers de drogue – et le contraignit, dans un contexte de forte médiatisation de la responsabilité publique en matière de principe de précaution [31], si ce n’est à débattre, en tout cas à agir, et vite. Ainsi, la molécule et le cadre de la prescription qui définirent l’essentiel de la réponse publique correspondaient plus à un agenda et une situation politique et industrielle qu’aux strictes connaissances scientifiques en matière de traitements et de réductions des dommages. Ce n’est pas le débat démocratique confisqué par la polémique médiatique qui orienta la décision politique, mais des impératifs de stratégies politiques et industrielles.

16Dominique Lecourt cite Fukuyama qui s’extasie devant les prouesses des neuromédicaments susceptibles d’avoir « une influence déterminante sur le comportement humain [32] ». L’auteur de la Fin de l’histoire[33] se réjouissait des trois millions de petits Américains qui ont pu bénéficier de la Ritaline®. Et de conclure que, grâce à la grande mansuétude (sic) de l’industrie pharmaceutique, il n’est plus besoin de rechercher une quelconque forme de reconnaissance sociale « à travers l’édification pénible d’un ordre social plus juste, il nous suffit désormais d’avaler une pilule ». Naïveté ou cynisme, comment peut-on ignorer « la logique classificatoire qui permet de passer des molécules aux mécanismes cérébraux et des mécanismes cérébraux aux comportements pathologiques [34] », s’interroge Dominique Lecourt ? Il est évident qu’aujourd’hui ce sont de plus en plus les effets moléculaires des médicaments qui structurent les entités nosographiques, bien plus que la sémiologie clinique [35]. À suivre de nombreux chercheurs et cliniciens, il n’est pas raisonnable de considérer les entités nosographiques issues de la statistique psychiatrique, regroupées dans le dsm[36] par exemple, comme des objets naturels [37]. Les problèmes épistémologiques fondamentaux et les conséquences anthropologiques que soulève cette naturalisation sont encore trop souvent négligés.

17Peut-on douter, dans ce contexte idéologique, que les psychotropes soient amenés à l’avenir à jouer un rôle plus prépondérant encore dans la gestion du parc humain ? D’ores et déjà, les niveaux de consommation de psychotropes prescrits, détournés ou illicites sont considérables dans les sociétés occidentales. La demande sociale de contention et d’apaisement n’a jamais été aussi forte dans un climat médiatique d’insécurité et d’insécurité sociale.

Exil de l’intérieur

18La Ritaline® est un bon exemple de la contention du déviant par l’intérieur. À l’âge classique, celui qu’on ne pouvait garder dans la communauté était contraint à quitter le groupe : l’exil comme enfermement à l’extérieur. Puis vint l’asile, cet intérieur à l’extérieur. Foucault a montré la révolution que constitua l’accueil du fou par la parole, les règles, un appel à la partie raisonnable de l’insensé pour pouvoir être ensemble [38]. Au-delà de l’inscription de la pratique psychanalytique dans une histoire de la confession, et malgré sa contribution à la structuration d’une science psychopathologique critiquée par Foucault, l’avènement de la psychanalyse comme corpus théorique apporta un certain nombre de points d’appui pour comprendre ce que la raison immédiate ne parvenait pas à discerner. Puis vinrent les découvertes neuropharmacologiques qui assurèrent un substrat matériel à l’activité psychique, et les psychotropes modernes qui apaisèrent ce qui était devenu plus un hôpital qu’un asile. Le statut de la molécule dans le discours médical prit plus de place, la parole de moins en moins. Les molécules psychoactives de toute sorte ont pris en un demi-siècle une place incontournable dans la gestion du parc humain. Dans les mégaparcs où la question du contrôle de la déviance est la plus sensible, la progression de leur diffusion comme réponse à l’incapacité de faire face à soi et aux autres ne cesse de s’accentuer. Si l’utilisation de psychotropes par Homo sapiens sapiens n’est pas nouvelle, ce qui est nouveau, c’est la demande plus ou moins explicite de leur intégration dans des programmes de gestion de la cité.

19En ce qui concerne les problèmes comportementaux, ce n’est pas la sélection génétique qui constituera l’anthropotechnie pertinente. La complexité phénotypique dans ses interactions à l’environnement et la multiplicité des phénomènes génotypiques en cause au niveau biomoléculaire, rendent la prédiction bien trop aléatoire. Il n’en va pas de même au niveau de la régulation des neurotransmissions biochimiques du cerveau où les succès sont patents. On sait modifier certaines expressions comportementales chez des animaux, si ce n’est dans des registres complexes, au moins dans des fonctions simples. Depuis plusieurs années on sait calmer l’agité, faire dormir l’insomniaque, stimuler l’apathique, apaiser l’anxieux, provoquer ou empêcher l’activité délirante. Tout cela de façon plus ou moins grossière, mais l’identification de plus en plus précise des systèmes neuronaux permet d’affiner les réponses moléculaires nécessaires au fonctionnement normalisé que l’on souhaite produire. Le grain de sable restant le sujet qui ne se conforme pas toujours à l’observance nécessaire à la réussite de ses corrections biomoléculaires.

20Est-il déraisonnable de penser que les nanotechnologies couplées à l’informatique et à la biologie moléculaire permettront de proposer des régulations biochimiques aux problèmes comportementaux ? D’ores et déjà, on sait analyser les composants chimiques du sang à l’échelle de nanolaboratoires (lab on a chip[39]). Et par ailleurs, des microcapsules implantées sous la peau sont capables de distribuer « à la demande » des molécules [40]. Comme l’explique Joël de Rosnay : « les applications sont nombreuses : administration d’insuline, d’antidouleur, d’hormones [41] ». Bien qu’il faille rester prudent dans l’anticipation des possibles en matière de nanotechnologies, les résultats actuels ne permettent-ils pas d’extrapoler, à terme, des dispositifs qui détecteraient des déséquilibres de neurotransmetteurs et commanderaient la libération de molécules correctives afin de maintenir une homéostasie neurochimique sans que le sujet ait à intervenir ? Ainsi, déséquilibre de neurotransmission et réponse moléculaire se feraient quasiment en temps réel. Les dysfonctionnements neurochimiques « responsables » de comportements inappropriés seraient identifiés en tant que déséquilibres moléculaires et corrigés automatiquement par la libération appropriée de molécules ciblées. La contention se ferait de l’intérieur à la demande de l’individu ou avec son consentement plus ou moins contraint. Les processus s’effectueraient à son insu, en secret, dans l’invisible de l’infiniment petit. Si le spectre de la sélection génétique des troubles comportementaux s’éloigne au fur et à mesure que la science progresse, l’encadrement biochimique des populations a déjà commencé.

21La possibilité d’une convergence de plusieurs biotechnologies permettra peut-être cette transformation voulue à l’extérieur de l’individu et réalisée de l’intérieur en court-circuitant le sujet et son histoire. Ainsi, la commande sociale de bonheur et de vertu pour le bien de la communauté et de chacun n’aura plus à se médiatiser avec autant d’effort par l’apprentissage, l’éducation, la connaissance et la maîtrise de soi. Des discours nous montrent que non seulement certains croient cela possible, mais en souhaitent l’avènement.

22Si la correction neuropharmacologique en temps réel s’avérait demain possible, un humanisme scientifique et technique ne sera-t-il pas tenté de dépasser les limites de la domestication dans le contexte des mégaparcs humains qui multiplient stress, anxiété, dépression et troubles du comportement [42] ? Les normes comportementales venant de l’extérieur verraient ainsi leurs applications facilitées par la coopération neuronale, de l’intérieur de l’individu. Une autre figure de la bouteille de Klein, en quelque sorte : l’extérieur de l’intérieur. Un rêve d’humanisme absolu.

Remerciements à Jean-Pierre Albert pour ses commentaires et Élisabeth Suteau pour ses corrections.

Mots-clés éditeurs : humanisme, parc humain, bouteille de Klein, anthropotechnies, Foucault, Sloterdijk, gouvernement de soi et des autres, domestication, posthumanité, nanotechnologies, neuropharmacologie

Date de mise en ligne : 01/09/2007.

https://doi.org/10.3917/empa.066.0050

Notes

  • [*]
    Serge Escots, psychothérapeute familial, anthropologue, chercheur associé au lisst centre d’anthropologie sociale, ehess-utm.
    escots@club.fr
  • [1]
    M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972, p. 22.
  • [2]
    M. Foucault, Philosophie, Anthologie établie et présentée par A. I. Davidson et F. Gros, Paris, Gallimard, Folio essais, 2004.
  • [3]
    M. Foucault, op. cit., p. 18.
  • [4]
    M. Foucault, op. cit., texte 60, p. 667.
  • [5]
    Ibid.
  • [6]
    Ibid., p. 668-669.
  • [7]
    P. Sloterdijk, Règles pour le parc humain, Éd. Mille et une nuits, 2000.
  • [8]
    J.-P. Dupuy, F. Roure, Les nanotechnologies : éthique et prospective industrielle, tome I, rapport au Conseil général des Mines et du Conseil général des technologies de l’information, 2004 (en ligne).
  • [9]
    Il s’agit pour eux de « méta-convergence de technologies à capacité transformationnelle, à savoir technologies de l’information et de la communication, biotechnologies, sciences et technologies cognitives, nanotechnologies », ibid., p. 1.
  • [10]
    Sloterdijk, op. cit., p. 30.
  • [11]
    Néoténie : persistance de caractères juvéniles chez l’adulte, processus de maturation biologique lent qui se poursuit après la naissance.
  • [12]
    Ce point évoque les thèses de Jean-Marie Delassus sur la constitution de l’esprit. J.-M. Delassus, Psychanalyse de la naissance, Paris, Dunod, 2005.
  • [13]
    Sloterdijk, op. cit., p. 32.
  • [14]
    Ibid., p. 34 ; voir aussi Hocart sur la naissance des rituels et les liens entre sédentarisation, sacrifice, élevage et agriculture. A.M. Hocart, Au commencement était le rite, de l’origine des sociétés humaines, Paris, La découverte, mauss, 2005.
  • [15]
    Sloterdijk, op. cit., p. 37.
  • [16]
    Ibid., p. 37.
  • [17]
    Ibid., p. 40.
  • [18]
    Ibid., p. 44.
  • [19]
    Pour Platon, la faiblesse de l’homme rend périlleuse la voie du pasteur tout-puissant qui ne pourrait relever que d’une essence divine (La République, Les lois).
  • [20]
    Sloterdijk, op. cit., p. 49.
  • [21]
    D. Lecourt, Individu et médicament, conférence de la XIIe journée de l’Ordre, 12 octobre 1999, dans Bulletin n° 365.
  • [22]
    F. Rastier, Sciences de la culture et post-humanité, Texto !, septembre 2004 (en ligne), p. 14.
  • [23]
    Pour n’en citer que quelques-uns : M. Tibon Cornillot, Les corps transfigurés, Paris, Le Seuil, 1992 ; les nombreux travaux de Gilbert Hottois et de Bernard Andrieu ; ceux de Patrick Baudry et David Le Breton.
  • [24]
    J. Goffette, Naissance de l’anthropotechnie, De la médecine au modelage de l’humain, Vrin, 2006.
  • [25]
    Anthropotechnie, ensemble de biotechniques pour améliorer l’Homme.
  • [26]
    G. Vigarello, « La drogue a-t-elle un passé ? », dans A. Ehrenberg (sous la direction de), Individus sous influence, Éditions Esprit, 1991, p. 85-100.
  • [27]
    Médicament indiqué dans le syndrome d’hyperactivité de l’enfant et de l’adolescent.
  • [28]
    Médicament des pharmacodépendances aux opiacés, en France depuis 1996.
  • [29]
    Médicament utilisé pour traiter la dépression et les troubles obsessionnels compulsifs.
  • [30]
    S. Escots, thèse en cours, sous la direction de Jean-Pierre Albert, ehess.
  • [31]
    Affaire du sang contaminé.
  • [32]
    Lecourt, op. cit.
  • [33]
    F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1993.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    D. Healy, Le temps des antidépresseurs, Les empêcheurs de penser en rond, 2002.
  • [36]
    Diagnostic and Statistical Manual, manuel diagnostique de l’association américaine de psychiatrie, dont la dernière version (révision 4) date de 1994.
  • [37]
    P. Zachar, « Psychiatric disorders are not natural kinds », Philosophy, Psychiatry, and Psychology, 7, 2000, p. 167-182.
  • [38]
    Foucault, Histoire de la folie, op. cit., p. 483-530.
  • [39]
    J. de Rosnay, De la biologie moléculaire à la biotique : l’essor des bio-, info- et nanotechnologies, Cellular and Molecular Biology 47 (supplément), 7-16, 2001 ; lab on a chip : laboratoire sur une puce.
  • [40]
    Des implants existent déjà dans des pays anglo-saxons pour la buprénorphine et la naloxone (deux molécules indiquées dans les pharmacodépendances aux opiacés).
  • [41]
    Ibid., p. 7.
  • [42]
    Les travaux expérimentaux de Calhoun sur les rats avaient montré dès la fin des années cinquante que la surpopulation a des effets aux niveaux biochimiques, comportementaux, sociaux. Voir E.T. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1971, p. 39-60.
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