Création nécessaire ?
Revue vst (Revue du champ social et de la santé mentale), n° 88, Paris, ceméa/érès, 2005, p. 23-91
1Il est difficile ici de donner une présentation synthétique de la quinzaine d’articles très divers de ce numéro, regroupant témoignages et/ou analyses d’expériences d’ateliers artistiques en milieu psychiatrique.
2Divers par leurs contenus, les expériences réalisées, les cadres, les professions des auteurs : metteurs en scène, personnels soignants infirmiers, médecins, psychologues, médecin-chef, éducateurs spécialisés, et autres dont la profession n’est pas nommée. Divers aussi par les approches : des récits concrets, le survol d’une expérience de 30 ans, des descriptions détaillées d’un atelier spécifique, un débat d’idées abstraites…
3Voici un sommaire des contenus de huit articles que j’ai choisis pour leur relation directe à mon propre travail :
- deux articles posant les problématiques rencontrées en cat théâtre ;
- une expérience de 27 ans d’atelier théâtral intramuros avec de jeunes autistes ;
- trois articles généraux sur la Ferme du Vinatier, le ch Saint-Jean de Dieu, et l’association Arimage à Corbeil ;
- un atelier conte pour tout-petits, en difficulté mais scolarisés ;
- une synthèse sur la Fédération intersectorielle des ateliers de psychothérapie à médiation corporelle au ch Montfavet.
4Comme je disais plus haut, je ne puis rendre justice à chaque article cité plus haut en synthétisant ce foisonnement d’idées et d’expériences, mais je puis d’emblée déclarer que leur lecture est à la fois stimulante et passionnante, même si elle est parfois frustrante.
5Stimulante, car il y a là matière à beaucoup de réflexion pour toute personne impliquée dans la recherche du lien à travers la médiation d’une pratique artistique.
6Passionnante, car il est possible de situer ainsi son propre travail dans un contexte beaucoup plus large et de reconnaître les mêmes questions débattues ici qui traversent nos propres discussions et préoccupations ; celles-ci sont reflétées dans le groupe de réflexion qui s’est constitué au sein du ch Marchant l’an dernier : rôle thérapeutique (ou pas) de ces ateliers, place de l’artiste, création et/ou transmission d’un savoir, effet bénéfique ou pas de l’activité, enjeux institutionnels, modalités d’ouverture sur l’ « extérieur », inscription dans la durée, pour n’en mentionner que quelques-unes.
7Frustrante enfin, car la plupart des articles qui vont le plus loin dans le débat d’idées restent très abstraits, très généraux, et la praticienne que je suis aurait souhaité plus de précisions sur le comment, le combien, le quand, le où, le pour qui et le par qui. Ces articles s’appuient certainement sur des expériences concrètes, mais ils ne nous les font pas ici partager dans leur réalité.
8Ainsi l’article, fort intéressant par ailleurs, revenant sur une expérience de 30 ans sur les pas de Lucien Bonnafé à Corbeil sur Essonne : j’aurais aimé avoir au moins un exemple du fonctionnement d’un atelier : nombre de participants, durée (combien d’heures par semaine) suivi des patients sur le plan thérapeutique en relation avec le suivi artistique.
9Il est clairement dit dans cet article, ainsi que dans un ou deux autres, qu’il n’y pas d’« analyse thérapeutique » de la production artistique, contrairement à l’art-thérapie. Que la logique de ces ateliers est d’être tournés vers l’extérieur et vers la production artistique à montrer, ne s’arrêtant pas au travail effectué à l’intérieur de l’atelier.
10Cependant ma question demeure : « quel effet, à court, moyen et long terme, ces ateliers peuvent-ils avoir sur les malades ? ». Un artiste qui intervient dans ce cadre, s’il n’est pas thérapeute, ne peut pas ne pas se poser cette question.
11L’article de René Pandelon, ancien médecin chef des hôpitaux, me semble commencer à donner un élément de réponse, bien qu’il reste encore dans le général.
12J’ai moi-même ma petite idée sur la question, mais je ne suis pas thérapeute et j’attendrais de thérapeutes des éléments de réponse.
13La réponse qui est souvent donnée ici est très générale, de l’ordre de « effet bénéfique ».
14Il y a une exception, celle de l’atelier-contes pour tout-petits, qui se situe clairement comme « outil thérapeutique », animé par une orthophoniste et une éducatrice spécialisée. Par ailleurs c’est le seul article qui détaille le fonctionnement de l’atelier.
15Je dépasserais l’espace et le cadre qui me sont ici attribués si je développais mon point de vue sur cette question, en partant de ma propre expérience.
16Mais je ferai la remarque suivante : je suis totalement d’accord avec mes confrères Olivier Couder et Bruno Boussagol, metteurs en scène respectifs d’un cat de théâtre et d’un atelier au long cours pour jeunes autistes, sur le fait que le rôle de l’artiste invité dans un cadre psychiatrique n’est aucunement de jouer un rôle de thérapeute.
17Cependant, l’accompagnement thérapeutique par une équipe soignante me paraît indispensable, et sur cette question, la plupart des articles ne m’éclairent pas beaucoup, même si dans l’ensemble il est fait état de cet accompagnement.
18Par ailleurs, il me semble que l’ensemble de ces articles, particulièrement ceux qui préconisent le droit à l’accès à la culture en termes très généraux, évacuent la question fondamentale du contexte actuel dans lequel nous nous trouvons : manque de moyens en personnels soignants, infirmiers ou médecins, suppression de lits et d’équipements d’accueil.
19Le concept, développé dans deux articles, de « malade-citoyen » qui doit avoir libre accès à la Culture avec un grand C est une idée forte, mais ne risque-t-elle pas, dans le contexte actuel, d’occulter la place centrale du soin ? En psychiatrie, cette place centrale passe par un effectif très nombreux avec des moyens conséquents pour travailler véritablement en équipe et suivre chaque malade au quotidien.
20Paradoxalement, je constate que ceux qui se battent avec le plus d’acharnement pour la défense des ateliers artistiques sont les mêmes qui luttent pour défendre la qualité des soins, et donc l’augmentation des moyens.
21L’accompagnement des participants à l’atelier à tout instant par un ou des soignants (ce qui est le cas pour nous) permet à l’artiste d’intervenir purement sur le terrain qui est le sien, avec bien sûr ses qualités humaines. Cet accompagnement doit s’inscrire dans un cadre thérapeutique plus large où chaque patient est suivi pas à pas, et ce d’autant plus qu’on lui propose dans l’atelier une activité qui le sort complètement du cadre habituel de l’institution psychiatrique
22Cet aspect est mentionné, mais non pas développé, dans de multiples articles, comme celui sur Arimage ou la Ferme du Vinatier. L’article sur la fiapmc au ch de Montfavet, me paraît le plus répondre à mes attentes de descriptions claires des bénéfices obtenus et des problèmes rencontrés, article rédigé par un clinicien qui part de ses observations. Le cadre dans lequel l’activité est menée depuis 1989 à Montfavet est nommé par lui très clairement dès le début de son exposé : « animation par une équipe composée de soignants et de techniciens artistes »
23Le but de cette présentation est surtout de vous donner le gôut et l’envie d’aller lire vst n° 88. Je vous ai donné ici quelques-unes des raisons qui m’ont donné envie de le lire, et quelques-unes des questions que je me suis posées en le lisant. J’invite tout lecteur de ces quelques lignes intéressé par le sujet à aller confronter ses propres idées et expériences avec celles-là, c’est une ouverture sur un véritable échange qui mérite d’être développé.
24Anne Cameron, comédienne.
Condition de l’homme moderne
Arendt, H. 1996. Paris, Calmann-Lévy, 400 p.
25Une préface de Ricœur débute l’ouvrage, dans laquelle il nous livre une clef pour lire La condition de l’homme moderne : « Le rapport entre La condition de l’homme moderne » et « les origines du totalitarisme » résulte de l’inversion de la question posée par le totalitarisme ; si l’hypothèse tout est possible conduit à la destruction totale, quelles barrières et quelles ressources la condition humaine elle-même oppose-t-elle à cette hypothèse terroriste ? C’est ainsi qu’il faut lire La condition de l’homme moderne comme le livre de la résistance et de la reconstruction. »
26Idée force d’Hannah Arendt dans le prologue du livre : « Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons. »
27Puis nous rentrons dans le vif du sujet : la vita activa est la condition humaine. « Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. »
28Le travail
29L’homme qui travaille c’est l’homme laborans. Travail, notion de labeur, de sueur. Travail avec le corps. Notion de renouvellement biologique, de processus de vie à toujours entretenir, recommencer. Le travail est engagé dans un mouvement de nécessité sans durabilité. Notion de futilité.
30« Les objets tangibles les moins durables sont ceux dont a besoin le processus vital » (p. 141). Notion de consommation : « épuiser les objets. » Notion d’entretien du corps qui se consume. Corps qui se consume, qui consomme et qui s’épuise. Ça ne prend jamais fin, ça s’arrête avec la mort. Ce serait ma façon de résumer ce que H. Arendt dit sur le travail.
31L’œuvre
32L’œuvre c’est le produit de l’homme faber. C’est l’homme qui fabrique de l’utile par opposition à l’homme laborans qui fabrique du nécessaire. La notion de fabrication implique la notion de durabilité par opposition à la notion de futilité du travail. C’est l’édification de l’artifice du monde humain, de notre décor par opposition au processus biologique du travail. Par homme faber, H. Arendt entend :
- l’artisan : la fabrication a un début et une fin. Le public des artisans n’est pas la politique mais le marché sur lequel il expose ses marchandises fabriquées. Les artisans sont en relation avec les autres par les produits fabriqués ;
- l’artiste : objets de pensées mais objets ;
- le poète : la poésie comme condensé de langage, la mémoire se change en muse : objet le plus durable selon H. Arendt ;
- l’historiographe : constitue la mémoire du pays, la patrie.
33L’action
34« Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte » Isak Dinesen. Dans cette partie de l’ouvrage, la question est celle de la révélation de l’agent, du « qui » par l’action et la parole. La question est celle de la pluralité humaine. Les hommes ne sont pas l’homme parce qu’ils vivent avec des hommes.
35« La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole, a le double caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns, les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats et identiques. » […] « C’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain. » Cela nous amène à la problématique de l’exclusion : quand ça dysfonctionne du côté acte ou verbe, il y a exclusion et à l’éthique de nos métiers de psy ou travailleurs sociaux : donner à chacun la possibilité d’agir et de parler dans la société…
36C’est à ce point de sa pensée que H. Arendt introduit son concept de « Qui » qui se révèle par l’acte et la parole. Elle lui donne sa signification dans « l’inter-est » (c’est beau !!!) et dans « l’entre-deux » (sujets). Importance du réseau humain dans lequel s’inscrit et se révèle le « qui ». L’action et la parole sont toujours entourées par le réseau humain.
37C’est ce qui fait de la vie associative garante de la démocratie, de la citoyenneté quand « les qui » se révèlent par actes et paroles dans le réseau associatif. De par ce réseau, l’action et la parole n’atteignent jamais la fin de l’histoire… ni le début. Les histoires, l’Histoire n’ont jamais de commencement. Quelqu’un a commencé l’Histoire mais personne ne sait qui. (C’est beau !!!) Du fait du réseau, le « qui » ne sait pas qui il révèle d’où l’imprévisibilité des résultats.
38« L’histoire “sans commencement ni fin” parce qu’elle n’est pas fabriquée. » C’est ce qui fait que chaque être humain invente l’inattendu, l’imprévisible que de vivre et de se connaître. Toute la vie et le malentendu que d’exister et d’aimer. Et ce n’est donc qu’à la mort que nous pouvons connaître l’essence d’un être humain…
39La pensée d’Hannah Arendt est à la fois difficile et lumineuse. Elle éclaire le quotidien de nos pratiques sociales et nous livre une éthique à notre travail au jour le jour dans le mouvement des êtres rencontrés et des « qui » révélés par nos actes et nos paroles, par nos œuvres et notre travail qui deviennent histoires de notre Histoire. À lire passionnément crayon en main dans l’attente du miracle d’une nouvelle naissance de demain, celle du recommencement, nous dit Hannah Arendt.
40Marie-José Colet
Les gardiens du silence
Cachard, C. 2006. Paris, Éditions Des Femmes 208 p.
41C’est ce très beau titre qu’a choisi Claudie Cachard pour son second livre qui vient d’être réédité aux Éditions des Femmes. Claudie est psychiatre et psychanalyste, et anime depuis maintenant vingt cinq ans le groupe Corps Psychose Psychanalyse.
42Comment rencontrer ceux qui se taisent radicalement ? Comment donner une place psychanalytique à ce qui se dit en silence ? Ce sont les questions que posent ce livre.
43Mais les Gardiens du silence, c’est d’abord une écriture qui nous prend par la main et nous emmène vers les lieux où la parole est vacante. Nous n’y sommes pas seuls. L’auteur est là, bordant les espaces en même temps qu’elle les approche ou les désigne. Par cette écriture singulière, précise, ne fuyant aucun détour et comme portant le lecteur, ce sont des lieux singuliers que notre lecture arpente et découvre.
44C’est ainsi que garder le silence se retourne, et nous entendons alors combien il est possible d’être gardé par le silence. On pourrait dire aussi « veillé par le silence » et rejoindre ainsi le titre que ce livre porte dans sa traduction hongroise : « Les veilleurs du silence »…
45Ce que Claudie soutient est à la frange, au bord de la psychanalyse et aborde « les zones limites où le corps fait psychisme et où le psychisme fait corps » et « le fonctionnement psychique de dernière chance s’acharnant à traiter l’intraitable ». Le livre étudie les réponses psychiques que chacun a construites dans les situations extrêmes, et cherche à « reconnaître certaines analogies concernant les réponses fantasmatiques dont disposent les humains face à la souffrance grave et à l’irrémédiable. »
46La question d’être le seul survivant, la culpabilité qui en résulte, mais aussi la toute-puissance qu’on trouve à se construire soi-même comme une crypte ou un tabernacle protégeant ses morts pas morts.
47L’auteur ne refuse pas les questions, mais au contraire les considère chacune et les met à plat, envisage les dénis, les protections, la jouissance liée à la souffrance, « la terreur toute proche de la jouissance » ou la frontière « de l’horreur au sublime ».
48Le livre a dix-sept ans. Il est étonnamment jeune et frais, adolescent peut-être. Il rejoint à sa manière propre certaines recherches actuelles de thérapeutes ayant longuement fréquentés les psychotiques, et donne son éclairage particulier et original sur ces questions difficiles.
49Blandine Ponet
L’accueil en pratique institutionnelle
Girard, M. 2006. Nîmes, Champ Social, 2006, 294 p.
50L’auteur, forte d’une grande expérience clinique et d’enseignement nous livre un ouvrage concis qui montre qu’il est possible d’« accueillir » vraiment des patients schizophrènes sans se perdre dans le continent noir de la psychose. Pour cela il faut des repères. « La manière dont Winnicott a théorisé la relation précoce parent-nourrisson et la distinction entre fonction objectale et fonction environnementale au regard de l’immaturité et de la dépendance, m’est apparue particulièrement féconde pour penser cette possible double fonction du dispositif institutionnel. » dit-elle. Suivent des têtes de chapitres explicites. Sont abordés : immaturité et empiètement ; le masculin actif, un féminin non pulsionnel, la bisexualité psychique, le matricide (en deçà de l’Œdipe). Dans la deuxième partie, elle nous montre par ses récits des passages de patients à l’Unité de Soins Ambulatoires (la plupart sur plusieurs années) comment a pu se penser cette distinction mère-objet-de-la-pulsion/ mère-environnement : non pas comme un dogme, mais comme un équilibre recherché en contrepoint des agirs et mouvements psychiques de chaque patient. Il en ressort un dialogue soignant-soigné et, pour le lecteur, l’agréable impression d’ouverture d’esprit de tous les protagonistes ; en prime, la conviction renforcée que savoir être et savoir (se) poser les bonnes questions nécessite attention et ténacité… un long apprentissage… et c’est tout logiquement que l’auteur conclue son livre sur un point de vue élargi, elle aborde ainsi : psychisme et médicament, individuel et statistique, questions d’éthique liées au progrès de techniques médicales.
51Nathalie Ronceux