Empan 2006/2 no 62

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Article de revue

Un collectif d'action et de prévention pour la petite enfance : le cappe

Pages 112 à 121

J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés, et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des ponts de départs, des sources.
Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts...
Georges Pérec, Espèces d’espaces.

1Nous sommes toujours étonnés de voir le peu d’importance et de soins accordés à l’investissement et à l’aménagement des espaces dans certains lieux de vie collectifs des jeunes enfants, comme si ce contenant traduisait l’abandon, le chaos que créent les situations liées aux séparations ; par ailleurs, on peut voir des lieux abritant un trop-plein d’objets et de décorations qui envahissent l’espace et le regard, et qui viennent peut-être là combler des angoisses de perte et de vide.

2Une porte s’ouvre sur un espace et c’est ce contenant qui, dans l’image qu’il renvoie, adresse son propos à celui qui en franchit le seuil.

3Ce qui abrite la relation, les corps, la pensée, la mémoire doit nécessairement être à la hauteur des projets que l’on a pour des enfants, leurs familles, pour une équipe, pour ceux qui nous rendent visite, que dans cet espace le corps puisse se loger, la pensée s’y exercer, le regard se poser ; quels contenants donnons-nous à la vie pour qu’elle s’y organise ?

4Notre idée a toujours été que dans notre lieu d’accueil, il fallait laisser de l’espace pour la pensée, de l’espace pour rêver, de l’espace pour l’imaginaire de chacun ; cette idée allait avec la notion de lumière et des ombres qu’elle dessine, idées de légèreté… de transparences…

5Dans un mouvement intérieur, qui nous est commun et qui va pour nous de soi, c’est toujours la pensée pour l’autre, l’attention et l’intention qui président au choix du moindre objet dans l’espace, des formes, des couleurs, des matières. Le soin que l’on met à choisir, l’importance pour nous d’offrir des objets différents qui permettent des expérimentations nombreuses, variées, plurielles, qui exercent le regard, qui favorisent les mouvements dans l’espace, qui invitent au geste vers, à prendre, à donner, à garder, à l’échange, entraînent les enfants dans une dynamique du regard, du choix pour eux-mêmes et favorisent l’expression des émotions de chacun.

6Pour les enfants que nous accueillons, il nous semble important de proposer des choses entières, non abîmées et signifiantes, qui permettent de contenir, d’apaiser et d’introduire au langage : choix d’objets culturels qui vont de l’abstrait au figuratif, formes humaines, animales, jouets durs, mous, qui président aux échanges symboliques et relationnels, pour permettre que le corps et la pensée se tiennent en prenant du beau, du bon à l’intérieur de soi afin que puisse se reprojeter cette intériorité pour chacun.

7L’espace du cappe est un espace habité, investi ; les professionnels qui y travaillent y ont leurs espaces privés, leurs objets personnels, y passent parfois le soir, le week-end. Les enfants ressentent cette appropriation du lieu par les personnes qui s’occupent d’eux.

8Peut-être que dans les lieux qui restent avant tout des lieux de travail, avec une faible appropriation de l’espace et de ce qui s’y organise par les personnels, il y a là quelque chose de peu arrimé, d’insuffisamment inscrit, ce qui, peut-être, affaiblit les échanges relationnels et n’offre pas suffisamment de consistance aux personnes pour que puisse exister une base de sécurité à partir de laquelle puissent se travailler les séparations parents/enfants.

9Il nous a semblé important, au regard de ce que présentent la plupart des enfants et des familles que nous accueillons, de relations indifférenciées, de confusion des places, du manque de ce qui fait limite, d’absence d’espace privé, de créer un espace plutôt bien différencié quant à la fonction de chacun de ses lieux, et autant que faire se peut avec ce dont nous disposons.

10D’une manière générale, chaque pièce a une fonction qui lui est propre et abrite les différentes instances du quotidien.

11Cette organisation de l’espace dans des fonctions bien repérées permet aux enfants d’accéder et d’intégrer des notions d’intime, de privé, de commun, de dehors, de dedans, dans un espace structuré et structurant dans lequel peuvent s’organiser et se développer les différents échanges relationnels.

12S’il est un lieu qui tend à disparaître des lieux collectifs assujettis à des normes de plus en plus contraignantes, c’est bien celui de la cuisine. Après avoir fait tout ce qui était nécessaire pour la conserver, ce lieu existe au cappe et contribue, de par sa fonction, à bien des avancées pour bon nombre d’enfants sur des registres divers.

13La personne qui officie dans la cuisine est tout à la fois du dedans de la crèche et du dehors, puisqu’elle réside dans l’immeuble voisin ; c’est sans conteste, pour nous et pour les enfants, une personne d’importance ; de nombreuses familles du quartier perçoivent sa présence dans notre lieu comme une garantie, une confiance supplémentaire qu’elles peuvent nous accorder. Cette présence permanente opère un rapprochement de l’espace familial, maintient présents les gestes et les odeurs du quotidien dans le vécu de l’enfant.

14Des échanges ont lieu sur le pas de la porte ; ce n’est pas un espace fermé, rien ne s’y trame de secret, seulement du quotidien à l’œuvre, de la nourriture commune et parfois singulière.

15Ce lieu d’accueil ne possède, hormis les volets de sa partie qui est un appartement, aucune grille, aucune obturation de l’espace vitré dans la partie qui est celle de l’ancien local commercial. La porte d’entrée est une porte vitrée transparente aux trois quarts, qui laisse la possibilité aux différents regards, ceux du dehors et ceux du dedans, de pouvoir se croiser.

16Dans un quartier dont bon nombre de lieux ont été vandalisés, on pourrait penser que cette absence de grille de protection serait comme une provocation, une incitation à l’effraction. Pour l’instant, mais cela fait douze années que l’instant dure, notre lieu n’a jamais subi la moindre attaque, la moindre dégradation venue de l’extérieur.

La pensée vacillante du parent

17Nous constatons comme une caractéristique quasi commune aux parents que nous accueillons au cappe une pensée vacillante à l’endroit de leurs enfants. Pour les quelques familles avec lesquelles aucun travail n’a pu voir le jour, on peut faire l’hypothèse que cette pensée n’existait peut-être pas. Pour les autres, c’est le flux de cette pensée qui est soumis à des baisses, des pannes.

18Pour les enfants, le miroir parental dans lequel ils s’unifient se voile et l’unité de leur être se délite ; ce n’est que parce qu’il s’éprouve vivant dans la pensée de son parent que l’enfant prend corps ; les enfants accueillis au cappe sont en manque des contenants d’une pensée grand-parentale, paternelle, et aux prises avec des contenants maternels appauvris de tous ces manques.

19Dans les temps d’adaptation, d’accueil, de retrouvailles et dans le temps des entretiens, les professionnels du cappe accueillent en eux-mêmes le parent de l’enfant, le laissent prendre place dans la pensée de chacun et dans la pensée commune. C’est à partir d’une fonction paterno–maternelle et dans l’éprouvé, le vivant de la relation, que le professionnel adresse à l’enfant de la pensée, la sienne, mais toujours porteuse de celle du parent absent.

20Dans ce temps singulier qu’est le temps d’adaptation, nous observons fréquemment que c’est l’enfant qui, dans ses attitudes corporelles, ses regards, sa parole, les jeux qu’il développe, ses déplacements dans l’espace, nous donne à voir et à comprendre la nature du lien qui l’unit à son parent, et qui parfois, tel un catalyseur, vient dire l’inexprimable de son parent ; tel cet enfant qui, assis, occupé à jouer, le dos tourné aux adultes présents, est venu répondre en place de sa mère à une question à elle adressée, et qui ne pouvait y répondre : « Et vous qu’éprouvez-vous dans cette séparation ? » Entendant le silence maternel, l’enfant opine du chef, prend sa tête dans ses mains et imite les pleurs retenus de sa mère. Après que le professionnel a donné un sous-titre à ce mime, la mère a pu trouver l’usage d’une expression verbale concernant ses émotions, restées jusque-là en suspens.

21L’expression de cet enfant à l’endroit où sa mère n’ose dire vient dans une dynamique triangulaire soutenir le dialogue des adultes, et par là même dire la confiance qu’il porte à son parent qui prend une décision courageuse dans le moment précis où l’événement se déroule, qui est de se séparer de lui pour le confier à d’autres adultes que ceux de l’environnement familial.

22La présence de deux professionnels au moment de l’adaptation (l’un présent aux côtés de l’enfant, l’autre présent aux côtés du parent) permet un réel soutien du parent et de l’enfant, et les situe d’emblée dans l’expression de leur singularité et dans l’importance que l’on accorde autant à l’un qu’à l’autre.

23De notre place de professionnel, ce dispositif permet l’élargissement de ce qui est vu et entendu, dans une perception plus sûre et plus fine des situations observées.

24Par ailleurs, ce soutien du parent et de l’enfant est rendu possible par la présence mutuelle des professionnels qui peuvent ainsi se porter assistance si les agirs de l’enfant sont débordants ou bien si les propos du parent viennent attaquer trop fortement l’enfant ou le parent à l’intérieur du professionnel.

Du quotidien

25Le quotidien, c’est ce rendez-vous que l’humanité prend avec sa propre condition. C’est dans ce rythme, cette scansion du quotidien que la vie se tient et que le vivant s’organise.

26Du quotidien, nous pourrions donner cette image d’un bâti, d’une construction, pourquoi pas celle d’une mosaïque où, jour après jour, nous venons poser, les uns à côté des autres, de petits éclats de pierre jusqu’à en constituer l’entier.

27Nous sommes là, dans ce qui se répète, dans l’inchangé et le pas tout à fait pareil, parce qu’entre chaque éclat de pierre posé et scellé, il y a cet entre-temps, celui du chemin parcouru à l’intérieur de soi. C’est à partir d’une rythmique à l’intérieur du corps, dans son accordage avec une rythmique externe, et de sa représentation dans des rituels organisés dans l’espace et dans le temps que se constitue le quotidien.

28Le temps et l’espace s’y structurent et font enveloppe à des objets porteurs de sens, ce qui renvoie l’enfant à son espace corporel, aux limites de cet espace, à son intériorité. En structurant un espace extérieur à l’enfant, qui a du sens et dans lequel il est plongé, cela va lui permettre d’organiser son espace interne, et également son activité et sa relation à l’autre. L’enfant est là, dans du vivant en perpétuel mouvement, et dans de l’activité symbolique permanente. À nous de ne pas pervertir le sens de ce que nous organisons pour et avec eux, car les enfants s’identifient aussi à partir de ce qu’ils regardent de la manière dont les adultes font et sont ; c’est dans ce qu’ils regardent, imaginent, miment et s’approprient, à l’affût du sens que ça produit chez l’autre, que les enfants nous mettent en demeure de nous soutenir pour qu’ils puissent à leur tour se soutenir eux-mêmes.

L’autonomie dans le quotidien

29Nous travaillons avec les enfants sur une dépendance moindre ; à s’en déprendre là où elle n’est pas nécessaire.

30Travailler à les rendre actifs, faire de telle sorte qu’ils puissent agir sur les objets, les situations, en fonction de leur maturité affective et corporelle, en favorisant des expériences dans un cadre de sécurité.

31Chaque enfant découvre à son rythme ; c’est dans ce qu’il observe de ses pairs qu’il peut avoir le désir d’accéder à un statut supérieur pour lui-même, à partir du groupe et dans ce qui s’y individualise, en fonction de là où chacun en est. Pour autant, il est nécessaire de toujours veiller à ce que l’autonomie ne fasse pas que l’enfant y « gagne » en solitude, car il est bien question de ne jamais y perdre de la relation. C’est à partir d’une autonomie corporelle et psychique que les enfants s’acheminent vers l’altérité ; ce qui dans le quotidien favorise cet avènement c’est quand chacun occupe sa place, les adultes en premier lieu ; une place pour chacun et une place pour chaque chose.

32Produire du rappel et du souple, laisser sa chance au surgissement.

L’ambiance du repas

33Au cappe, professionnels et enfants prennent ensemble un repas commun. Se mettre à table comme pour une fête, celle du quotidien, y planter un décor, celui de la table, en faisant le choix de restituer leur valeur culturelle à des objets socialisants. Inviter le regard par une esthétique de la table. Penser que la forme participe du sens.

34Les beaux objets invitent à ce rituel où la pulsion orale agressive précède l’instant de la destruction commune et joyeuse, orchestrée, dans cette mise en scène où chaque objet personnel ou commun, choisi avec soin, objet culturel quoi qu’il en soit, va donner des indications sur la façon de s’y tenir et d’échanger.

35Proposer que se prennent la part pour soi et la part de l’autre dans une nourriture commune : acte socialisant où l’enfant acquiert quelque chose de supérieur qui est inscrit dans le don à l’autre. Ce temps du repas est fortement marqué par le retour de l’espace familial dans l’espace social. Le repas est un temps qui tout à la fois pose du semblable dans une nourriture commune à tous et du différent, car s’y expriment des particularités propres à chacun, de goûts, de besoins, de rythmes, de valeurs symboliques.

36Nombreux sont les enfants que nous accueillons qui présentent des troubles importants liés à l’alimentation. Ils sont comme dans l’oubli de leur bouche, leurs bras, leurs mains ; ils n’ont pas cette jouissance éprouvée de leur propre autonomie corporelle donc psychique. Les bras sont occupés, tenus ailleurs, pris dans l’imaginaire de leur mère ; ça ne leur appartient pas.

37Avec ces enfants-là, notre travail porte sur une relation autre que celle proposée par la mère, c’est-à-dire que nous tentons de dégager la nourriture des ajouts relationnels mortifères qui l’ont rendue indigeste. Redonner à la nourriture son sens premier, qui est de tenir le corps en vie ; manger en tant que besoin dans le ni bien ni mal ; le plaisir viendra s’y ajouter de surcroît. Il est intéressant de noter que la personne qui est présente à table n’est pas celle qui a préparé le repas. Cette personne-là n’est pas présente dans les enjeux relationnels avec l’enfant ; elle est de ce fait protégée, elle peut être idéalisée parce qu’à distance des conflits ; c’est une représentation de mère hors d’attaque, généreuse, mère nourricière, commune aux adultes et aux enfants, inscrite en tant que réparant la mère en souffrance représentée symboliquement par le professionnel référent.

38Les adultes se mettent à table avec qui ils sont : leurs préférences, leurs dégoûts, leurs appétits, leurs rythmes, leurs tolérances, leurs exigences. Tous ces aspects du rapport personnel à la nourriture, les enfants, au fur et à mesure du passage d’un groupe d’âge à un autre, vont en faire l’expérience. Précisons que, comme pour les adultes, ces différents aspects sont nommés et reconnus chez les enfants. Les professionnels référents du groupe d’appartenance, hommes et femmes dans ce temps de repas, réaffirment leurs engagements auprès des enfants dans le sens d’une autonomie. Quand des dégoûts alimentaires s’expriment, l’aliment peut être remplacé, participant ainsi au processus de différenciation.

39Les enfants franchissent différentes étapes en fonction de leur groupe d’âge. Ce qui leur est proposé va de l’expérimentation sensorielle pour les plus jeunes d’entre eux vers la maîtrise des objets et la responsabilisation qui, dans le groupe des plus grands, consiste en une prise en charge active du repas (débarrasser la table, porter les desserts aux plus petits) – ce qui constitue pour eux une promotion socialisante.

Un entre-temps

40Entre le moment du repas, où le corps est agressif par rapport au monde, et celui du sommeil, où il est question d’abandonner la maîtrise du corps, il y a ce temps intermédiaire, ce passage qui est une reprise du corps sur un autre mode, celui de se changer, du passage aux toilettes.

41Ce temps s’inscrit dans la distanciation entre ces deux temps forts que sont le repas et la sieste, manger et dormir. Ce moment, qui pourrait paraître anodin, mobilise des mouvements complexes, tant chez les enfants que chez les professionnels, ce qui nous amène à faire part de notre réflexion et de notre pratique concernant cette instance.

42Du côté de l’enfant, ce temps est celui où il quitte ses enveloppes, et où des sentiments de perte et d’abandon peuvent se réactiver. Au cappe, le lieu dans lequel s’inscrit ce temps est un espace restreint, où cependant les erres de déplacement des adultes et des enfants ont été aménagées pour rendre possibles tout à la fois une proximité qui favorise de la sécurité corporelle et psychique, mais également l’autonomie nécessaire aux enfants pour exercer leur motricité et la maîtrise de leur corps dans l’espace ; ce qui permet aux angoisses d’être évacuées.

43Il y a là comme un temps léger et fluide dans les échanges, tout à fait nécessaire, car il s’agit d’un temps où le corps nu est exposé aux regards, ce qui demande aux professionnels d’occuper une place qui n’érotise pas la relation, que ce soit dans le propos, le regard ou les attitudes corporelles.

44Les enfants ne vont sur les toilettes qu’à leur propre initiative ; ceux qui, pris dans le désir parental, font cette expérience prématurément sont encouragés par les professionnels à retrouver le chemin de leur propre désir, et par conséquent de leurs capacités en correspondance avec leur maturité ; en effet, de telles expériences assumées précocement sont source d’inquiétude pour les jeunes enfants ; cet apprentissage n’étant pas acquis sereinement occasionne une relation de dépendance sous une autre forme entre l’adulte et l’enfant : dans l’incapacité de comprendre et donc de pouvoir assumer ce nouveau statut, les demandes de l’enfant se multiplient vers son parent, ce dernier exerçant alors un contrôle tout-puissant là où devrait se mettre progressivement en place une gestion autonome de son corps par l’enfant.

45Favoriser chez l’enfant (dès qu’il est en mesure de se tenir debout) la possibilité pour lui de prendre en charge le plus possible ses effets personnels valorise un prendre soin de soi. Les professionnels sont là davantage dans un accompagnement rassurant et gratifiant pour l’enfant qui se risque dans cet effort de distance corporelle vers une gestion active et autonome de son corps dans la relation à l’autre.

46Cette attitude distanciée des professionnels permet que puissent se poser par les enfants des questions fondamentales qui concernent : les particularités liées aux origines différentes, la différence des sexes, le rapport à la douleur et parfois à la maltraitance, le devenir des matières corporelles, le rapport au corps animé et inanimé, les questions liées aux séparations et aux retrouvailles. Les adultes peuvent être amenés à nommer les interdits auxquels ils sont soumis concernant le respect de l’intimité et de l’intégrité du corps des enfants. De même sont nommés les interdits auxquels sont soumis les enfants de non-possession du corps des adultes.

Le temps du sommeil

47Nous observons depuis plusieurs années que, dans leur très grande majorité, les enfants que nous accueillons manquent de sommeil et/ou ont des difficultés importantes liées à cette activité.

48Au cappe, les lieux de sommeil occupent un tiers de l’espace et ne sont utilisés que pour cette activité afin de renforcer pour l’enfant l’idée que celle-ci est à la fois incontournable, qu’elle constitue un besoin vital, mais aussi qu’elle signe l’intimité de chacun dans ce lieu collectif. Cela nous semble très important pour des enfants qui chez eux ont à faire avec une confusion des places dans l’organisation de la structure familiale, avec des manques de repères concernant les espaces privés et les espaces communs.

49Dans ce lieu qui n’est pas celui de la maison familiale, chaque enfant possède son lit avec pour lui la possibilité d’embrasser du regard l’espace de la chambre, dans une semi-obscurité qui invite au repos et à la détente.

50Nous avons expérimenté que la capacité de rêverie de l’adulte, la qualité d’un certain regard ou propos adressé à l’enfant favorisaient l’accès pour ce dernier à sa propre capacité de rêverie et aux rituels d’endormissement. Ce qui précède ce moment où le sommeil s’installe pour chacun des enfants, c’est une parole adressée à tous, qui inscrit le sommeil non pas dans une rupture mais dans un événement ponctuel, nécessaire et bienfaisant pour eux-mêmes, articulé aux événements et aux retrouvailles ultérieures.

51Nous constatons qu’assez rapidement pour les enfants, les angoisses cèdent le pas sur un sentiment de grande sécurité, associé à un réel plaisir lié à ce temps de repos. Nous observons également que l’importance de la réflexion et des moyens que nous accordons à ce temps quotidien favorise, pour tous les enfants sans exception et depuis plusieurs années, la résolution des problématiques liées au sommeil dans le lieu collectif. Ce net progrès constitue un appui solide pour travailler progressivement avec le parent et l’enfant dans le sens d’une résolution de cette difficulté dans l’univers familial.

Passage et mémoire

52Si l’on devait formuler en question ce qui est sous-tendu quand nous accueillons une famille, cela pourrait se traduire ainsi : « Qui êtes-vous ? », mais toujours articulé au « voilà qui nous sommes ».

53Pour nous, c’est cette interrogation et les réponses qui y sont faites qui nous permettent de mettre en pensée la famille de l’enfant que nous accueillons, et de faire que cette famille devienne habitable par nous.

54Parfois, nous pourrions représenter notre travail comme une reprise dans la trame et la chaîne d’un tissu plus ou moins abîmé, travail de tisserands – démêler, consolider, tendre, tisser, broder…, fabriquer de l’étoffe souple et solide.

55On ne fabrique pas de la mémoire sur du rien. Des enfants viennent, avec qui nous faisons un bout de chemin. Le moment où l’enfant est là n’est pas un temps isolé, il y a eu quelque chose avant, il y aura quelque chose après, c’est dans cette continuité que peut se mettre en perspective le devenir. Créer de la mémoire pour les temps à venir. Du vécu s’est inscrit, pour eux comme pour nous vient le temps où l’on quitte le métier à tisser pour prendre le bac du passeur… il y a du deuil à faire pour tous.

56Pour des professionnels, quand on y songe, laisser partir des enfants quand enfin ça va mieux, ça tient, ils vont bien ; il y a là en soi un double sentiment : la satisfaction d’y être arrivés, d’avoir été à la hauteur de ce que nous attendions de nous-mêmes ; mais aussi un sentiment de perte, quelque chose qui se déprime, avec un instant d’après où il faut repartir vers ce qui ne va pas, ne tient pas.

57C’est probablement parce que nous y avons pris davantage d’être pour nous-mêmes, parce qu’il y a pour nous de la mémoire, de la mise en récit et du projet qui se crée sans cesse que nous pouvons continuer et aller de l’avant. Cette mémoire du groupe pour chacun, nous la travaillons de diverses façons. Quand les enfants et leurs parents quittent le lieu de la crèche, ils emportent un certain nombre d’objets signifiants, témoins de leur passage.

L’objet élu

58Nous proposons aux enfants de choisir un jouet qu’ils aimeraient emporter avec eux. Nous constatons que les enfants ne choisissent jamais un jouet qui s’utilise collectivement (le garage par exemple). Ils prennent un objet qu’ils ont élu de façon personnelle et pour lequel nous avons reconnu leur attachement, leur investissement affectif. C’est un jouet qui peut s’extraire de l’ensemble, qui en laisse aux autres ; ils ne prennent jamais ce qui s’est constitué, construit du groupe dans l’objet. Concernant le choix de cet objet, les enfants n’hésitent pas ou peu, ils savent sur quel objet va porter leur choix ; c’est toujours un objet avec lequel ils ont raconté leur histoire.

Les albums photos

59Au cappe, chaque enfant possède deux albums photos :

  • un premier album qui rassemble des photos des personnes de leur famille. La plupart du temps, cet album s’enrichit de nouvelles photos au fur et à mesure de la mise en récit de leur histoire familiale. Cet objet permet, lorsque la pensée de l’enfant à l’endroit de son parent se délite, de redynamiser les imaginaires ; c’est alors au travers des éclats de joie, d’étonnement, que la curiosité s’exerce, les commentaires rappellent, les corps se détendent ; les uns et les autres s’installent, se réconfortent, les échanges s’organisent dans un côte à côte chaleureux, repoussant l’isolement, les errances physiques et psychiques ;
  • le deuxième album est celui de la crèche, il se compose au fil du temps qui passe. L’enfant fait le choix des photos qu’il souhaite y voir figurer comme ce qui représente la trace de son passage à la crèche.
Un troisième album est constitué, qui lui rejoindra nos archives ; il fonctionne toute l’année comme l’album de l’appartenance au groupe, au lieu, à la mémoire du temps qui s’écoule. Nos archives sont le lieu où se dépose la mémoire ; les enfants laissent souvent à la crèche quelque chose d’eux-mêmes, la plupart du temps une production – peinture, terre…

60Peut-être qu’ici nous pouvons faire part de ce qui est inscrit de la fiabilité dans ces archives : un enfant et son père sonnent à notre porte. C’est la fin de l’après-midi. Cela fait quatre années que cet enfant a quitté la crèche, c’est la première fois qu’il revient nous voir. Vêtu avec soin, pantalon à pinces, chemise blanche, cravate, aux côtés de son père, il vient nous demander son album de famille qu’il n’avait pas repris dans la bousculade d’un départ précipité par sa mère.

61Quatre années ont passé, le dialogue reprend, non sans une certaine émotion. Le père et le fils regardent ensemble l’album de famille, commentent les photos, parlent du présent, de la réussite à l’école. L’enfant parle de sa cravate au professionnel, dit que c’est celle que portait son père, enfant, pour aller à l’école, qu’il la porte à son tour.

62Cet événement vient témoigner pour cet enfant de son désir et de la possibilité pour lui de reprendre possession d’un objet signifiant, « l’album de famille », en compagnie de son père. Pour nous, cela ouvre la réflexion sur ces objets de valeur pour l’enfant, parfois oubliés, hors parole, témoins d’une séparation au bord de la rupture, traits d’union qui ne demandent pas à être repris dans le moment de l’événement. Ces objets sont mis à l’abri, ils ne gênent pas ; il y a là quelque chose en suspens, d’un inachevé, d’un rendez-vous à prendre, sachant que ce qui est adressé reste souvent dans la surprise de l’inattendu quant à sa trajectoire.

La cassette audio

63C’est l’objet de la mémoire vivante du groupe. Il s’agit d’un enregistrement qui fait toujours l’unanimité, pour les enfants comme pour les adultes. Moments de regroupement, de chant collectif, interprétation du patrimoine culturel et chants de notre culture contemporaine.

64Au cours de ce voyage du passé au présent qui évoque la vie, l’amour, l’attente, la perte, chacun s’engage avec ses émotions, son registre et sa couleur de voix, vient jouer une partition commune, une rythmique, une respiration, une tonalité où chacun s’accorde aux autres, soutenu par cette vibration émotionnelle et signifiante.

65Notre plaisir à créer du beau ensemble, cette cassette en donne toute sa matérialité. C’est la transmission d’un patrimoine qui s’opère, où s’affirme l’unité du groupe dans une manifestation légère et vivante.

La correspondance

66Il y a divers temps dans lesquels nous adressons du courrier aux enfants et à leurs familles : le temps des vacances, qui est souvent vécu comme déprimant par les parents pour lesquels nous sommes parfois les seuls interlocuteurs. Nous laissons la famille prendre l’initiative de mettre un terme à la correspondance ; quand nous ne recevons plus de réponse, on peut peut-être se dire que le deuil est fait, que la pensée commune est acquise dans la mémoire ; ici s’arrête l’écrit.

Vers le parent

67Certains des parents que nous accueillons éprouvent des sentiments de rivalité à l’endroit de leurs enfants. Ce qui dans le travail de réflexion sur notre pratique nous a amené à penser que pour que les parents puissent accepter ce que nous donnons à leurs enfants, il ne faut pas oublier de satisfaire l’enfant frustré à l’intérieur d’eux-mêmes.

68Ce n’est bien évidemment pas seulement sous la forme du présent qui leur est offert quand leur enfant quitte la crèche que nous travaillons cette question-là avec eux. Ce cadeau est toujours choisi en fonction de la perception que nous avons de la personne à qui il est adressé. Il s’inscrit dans la reconnaissance d’une rencontre qui a été possible et dans celle du chemin parcouru ensemble. Il ne vient pas là pour nier les imperfections du chemin. Nous avons fait de telle sorte, eux et nous, que les désaccords ne s’inscrivent pas fatalement dans de la rupture.

69Nous constatons à quel point les parents sont touchés par cette attention ; pour nous, elle prend la forme d’un remerciement que nous leur adressons : nous avons été parfois exigeants avec eux ; ils ont pris le risque de la rencontre et du dialogue avec nous ; ils ont accepté d’aller sur des sentiers quelquefois douloureux à emprunter ; nous sommes arrivés sur l’autre berge, nous avons fait la traversée ensemble. C’est cela qui est contenu dans cet objet que nous leur donnons et dans l’écrit qui l’accompagne. Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va, donner du rythme au temps, de l’épaisseur à la vie, de la légèreté à l’être. Je me souviens – avoir cette possibilité de se souvenir, sentir cet appui derrière soi pour accepter de se risquer au présent.

70Nous espérons avoir aidé les enfants que nous accueillons à bâtir certains de leurs appuis, mais cela ne peut se faire que si nous ne négligeons pas les nôtres.

71Partant de là, faire avec l’existant, depuis ce que nous sommes et du peu que nous savons, adossés à ce que d’autres ont défriché en amont, appuyés à ce que d’autres défrichent tout près de nous… Accepter de perdre un peu de soi pour faire tenir l’ensemble, trouver cette mesure, cet écart entre soi et l’autre, qui n’est pas une mise à distance et qui laisse cette possibilité à l’humain de se faire jour…


Mots-clés éditeurs : pensée, prévention, mémoire, quotidien, petite enfance, temps, espace, groupe

Date de mise en ligne : 01/09/2006

https://doi.org/10.3917/empa.062.0112

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