Notes
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Jean-Paul Vabre, éducateur spécialisé, équipe de prévention, quartier d’Empalot à Toulouse.
Association socioéducative Daste Empalot Poudrerie
83, rue du Férétra
31400 Toulouse
08 70 68 72 79
06 85 70 76 97 -
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Pour d’autres aspects du travail développé au club de prévention d’Empalot, voir « Action éducative et ouverture au monde ? Une déclinaison dans un club de prévention à Toulouse », Empan n° 50, p. 51.
1 Dans une période où les liens sociaux se distendent, où l’on parle de perte de repères, de repli sur soi, de tendances fortes à l’isolement des individus et des groupes, de fragmentation sociale, d’« ethnicisation », de « racialisation »…, dans une période où les situations précaires s’étendent et se diversifient, comment évoluent les pratiques sociales dans un club de prévention ?
2 Aller au-devant des jeunes dans la rue, dans les espaces qu’ils fréquentent collectivement, se confronter à leurs demandes dans un local ouvert à tous, nous met en situation d’écouter, de percevoir les évolutions d’une société, de tenter de répondre aux besoins repérés.
3 Dans la diversité des éléments constitutifs de l’action de prévention spécialisée [1], nous retiendrons ici trois axes caractéristiques de la prise en compte d’évolutions tendant à fragiliser des situations individuelles et au-delà à précariser des pans entiers de la société.
Édicter la règle, rappeler la Loi, forcer le respect
4 Depuis une dizaine d’années, au-delà du travail d’élaboration collectif lié au contenu, à l’organisation, l’affirmation du cadre à respecter dans la réalisation de tout projet a pris un caractère systématiquement très appuyé. Les comportements mettant en cause le respect des personnes ou des biens, selon la nature des faits, font l’objet de démarches, de rencontres formelles parfois avec la présence de responsables de l’Association. Un règlement intérieur est affiché dans toutes les pièces ouvertes au public. Cette insistance renouvelée à préciser les règles, à rappeler le cadre, à formaliser des éléments de régulation s’est progressivement imposée à nous comme une nécessité.
5 L’année 1997 fut, à cet égard, une période à la fois difficile, instructive et déterminante. Elle fera date. Pendant près de six mois, nous avons dû faire face aux turbulences répétées d’un groupe d’une douzaine de jeunes de 15/16 ans venant quasi quotidiennement au local. Période éprouvante, beaucoup d’énergie absorbée par des interventions incessantes pour « calmer le jeu ». Nous nous sommes contentés de contenir une poussée sans prendre le temps de la comprendre, parasités dans notre disponibilité à l’égard des autres jeunes. Puis, un jour, la pression fut plus forte, ce fut le passage à l’acte. Devant des éducateurs médusés, tentant une énième fois de raisonner, de contenir, du matériel (table, chaises, étagères) fut renversé, avec des gestes accompagnés de provocations verbales. Croyant à la solidité de la digue, nous l’avions insensiblement fragilisée. Nous contenions avec des mots là où des actes d’autorité étaient attendus. Il fallut affronter l’événement, en assumer toutes les conséquences. Un courrier fut envoyé à chacun des sept jeunes concernés, ainsi qu’à leur famille. Une main courante fut simultanément déposée qui aboutit pour traitement devant la Maison de la justice et du droit. Au premier rendez-vous où nous sommes conviés, seuls une famille et un jeune sont présents. Nous n’en restons pas là. À la deuxième convocation, toutes les parties prenantes sont au rendez-vous. Chacun a pris enfin la mesure des enjeux. La séance ne fut pas facile. Sans doute fallait-il sauver les apparences ! Tous ont unanimement déclaré : « De toute façon, nous n’avons pas besoin de vous, on ne viendra plus au local, c’est tout. » Même si nous n’en croyons rien, quel ne fut pas notre étonnement de les voir tous dès le lendemain dans les locaux du club de prévention.
6 D’autres structures du quartier, régulièrement confrontées à des phénomènes identiques, voire plus graves et répétés, tardent à trouver ou à opter pour des réponses appropriées. Elles ne mesurent pas à quel point elles se déjugent face à des jeunes en quête de repères, à la recherche d’autorité, à quel point elles se fragilisent, elles se condamnent à l’instabilité chronique.
7 Un autre événement, récent celui-là, nous a permis d’entendre explicitée, par un habitué du club de prévention, la fonction dont nous sommes investis. Il s’agit d’une famille très perturbée, particulièrement depuis le décès du père. La mère, très démunie, subit depuis plusieurs années, à tour de rôle, une pression, des abus de chacun de ses enfants. À bout, elle vient dans nos locaux pour demander assistance. Malgré notre aide, celle de voisines et d’autres travailleurs sociaux, vers lesquels nous l’avons accompagnée, sa situation n’évolue pas. Elle ne parvient pas à donner suite aux démarches entreprises. Elle ne parvient pas à accepter une aide plus appropriée à sa situation. Lors d’une grande crise, elle se réfugie au club de prévention. Elle a convaincu sa fille de venir avec elle. Une scène d’une rare violence éclate. L’éducateur stoppe net la scène avec beaucoup de fermeté. La cloison s’avère insuffisante à filtrer la vigueur du propos. La mère et la fille parties, devant une douzaine de jeunes présents, l’un d’eux s’approche de l’éducateur : « Tu sais, je suis fier de toi… » « Tout le quartier connaît la situation de cette famille mais personne ne dit rien. » Dénoncer l’inacceptable, faire entendre la raison, exiger le respect, nous sommes très attendus sur ce terrain.
8 Le fait de se poser avec assurance et fermeté, d’en appeler à la loi si nécessaire, fait trace. Cela suppose une recherche permanente de cohérence et de rigueur de la part de l’équipe éducative pour faire autorité.
9 Il arrive toujours que des tentatives de transgresser des règles édictées et affichées voient le jour mais les choses rentrent rapidement dans l’ordre parce que nous avons appris à réagir de manière plus rapide, parce que chacun sait qu’il met en jeu non seulement pour lui-même mais aussi pour les autres un lieu où il peut être accueilli en toute sécurité.
10 Tenir un cadre, rappeler la loi, en appeler à la raison, c’est rendre possible la rencontre, c’est garder place pour chacun dans un espace social, c’est contribuer à faire société. C’est probablement l’une des raisons majeures d’une présence très importante des filles dans ce lieu.
11 Rendre visibles les repères du vivre ensemble serait-il une nouvelle mission à la charge des institutions ? Dans une société où leur visibilité n’apparaît plus d’évidence, leur affirmation, la défense de la légitimité de la loi est devenue une charge constante.
12 Serions-nous devenus les garants d’une société qui aurait perdu capacité à rendre visible ce qui fait sens commun ?
13 Il y a quelque temps, un jeune, entré pour la première fois dans le local du club de prévention, demande à un habitué qu’il accompagne : « C’est quoi ce local ? » … « Ici tu es comme chez toi, à condition de ne pas oublier que tu es aussi chez eux. » Belle synthèse.
« Aller à la pêche… »
14 Enfermé dans l’impossible deuil d’une mère partie trop tôt et tenu par la loyauté envers un père parti ailleurs refaire sa vie, Abid vit seul avec sa sœur de quatre ans son aînée. Il reste à l’écart des différentes structures du quartier. Alertés par son isolement, son état de souffrance, le conseiller principal d’éducation et l’assistante sociale du collège nous interpellent. Nous ne connaissons pas encore Abid. Un séjour « sécurité routière/deux roues » est en projet. Il pourrait permettre de le rencontrer, de faire connaissance. Nous le lui proposons. Quand il s’agit de joindre son père pour avoir son autorisation et signer la décharge, tout se bloque. Il veut à tout prix garder le secret sur sa situation. Seuls, nos passages réguliers dans son collège nous permettent de garder le contact. Un contact ténu, quelques « Bonjour, comment ça va ? », de quoi signifier une attention et passer, il ne laisse d’ailleurs place à rien d’autre. Du temps passe. Un nouveau projet est à l’étude, nous lui transmettons le message par télécopie via l’assistante sociale avec laquelle le contact est maintenu. Une bouteille à la mer version moderne. Abid accroche, le voilà dans nos locaux. Le séjour aura lieu, il en fera partie. Depuis il a rejoint un groupe d’accompagnement scolaire. Notre lien reste très fragile. Le fax fonctionne toujours. L’apprivoiser sera long. Mais un jour… accrochera-t-il à l’amorce ? Cette touche l’aidera-t-elle à se hisser sur la rive ?
15 Aujourd’hui, Mourtaza s’est engagé dans une démarche personnelle. Il travaille en intérim tout en préparant, dans une autre ville où il s’est mis à distance, des concours pour entrer dans la fonction publique. Régulièrement oublié à la sortie de l’école maternelle, par une mère en grande difficulté, il a passé ses années d’enfance avec ses frères en institution, suite à une mesure de protection prise par le juge des mineurs.
16 En 1993, sa sœur aînée nous interpelle pour échapper à un mariage forcé au pays d’origine. Contrariant le projet parental, nous sommes désormais en difficulté pour proposer à Mourtaza toute aide ou projet. Il a alors 12 ans. Ses frères font l’objet de nouveaux placements. Mourtaza erre seul dans les rues. Difficile de garder le contact avec un jeune à qui l’on ne peut rien proposer. Les années passent, des salutations régulières dans la rue maintiennent un contact fragile. Lors de séjours avec certains de ses camarades, il est là pour nous voir partir. Un jour, il finit par confier sa détresse scolaire, nous lui proposons de l’aide. Il ne peut s’en saisir. De rendez-vous ratés en rendez-vous repris, de messages transmis par des camarades en propositions vaines, Mourtaza sait qu’il est attendu, qu’il existe dans l’attention d’adultes. Plus tard, il dira : « J’étais perdu dans ma tête. J’étais incapable de me poser quelque part. C’était la panique. » Et puis, un jour, le voilà qui débarque au local, son cartable dans le dos : « Je ne comprends rien aux maths, demain j’ai un contrôle. » Deux heures ne seront pas suffisantes pour tenter de remettre de l’ordre dans un fatras de cours empilés. Il est alors en première année de bep. Ses résultats sont catastrophiques. En juin, il n’est pas admis à redoubler. L’année suivante, un nouveau lycée professionnel est trouvé non sans mal. Toujours aussi anxieux et désorganisé, il décide de s’investir dans ses études. Il s’engage dans l’accompagnement scolaire. Nous le suivons régulièrement. Spectaculaire redressement, il est dès le premier trimestre 4e de sa classe. Les dérèglements violents d’une famille à la dérive menacent en permanence ses projets. Pris dans la tourmente, il manque plusieurs fois de trébucher. Notre appui est toujours là, dès que nous n’avons plus de ses nouvelles, nous repartons au contact. En effet, dans les passages difficiles, il tend à s’isoler de nouveau. Une allocation jeune majeur lui permettra de parvenir au bac hors du cadre familial. Avec Mourtaza combien de fois sommes-nous « allés à la pêche »…
17 Kourech est le dernier d’une famille nombreuse. L’aînée a embrassé avec succès une carrière sociale. Les garçons qui suivent oscillent entre séjours pour soins et séjours en maison d’arrêt. Le père désemparé, plein de bonne volonté, reporte beaucoup de ses attentes sur son dernier. Toute l’attention d’une famille déprimée converge vers lui. Fardeau bien lourd pour de si jeunes épaules. Ses études fonctionnent bien, ses performances footballistiques encore mieux. Centre de gravité familial, Kourech vit dans un monde clos duquel il n’ose s’extraire. Il n’a pu se saisir de propositions de séjours sportifs que nous lui avons faites. Comment partir quand on porte le poids d’un équilibre familial aussi fragile ? Depuis 8 ans, nous avons des liens étroits avec une association qui organise des stages sportifs à caractère éducatif. La qualité du travail réalisé a attiré l’attention. Le responsable est sollicité pour mettre en place des classes de 4e et 3e sport étude de haut niveau. Nous sommes en bonne place pour proposer des jeunes aux sélections de ce nouveau projet. Kourech semble bien parti pour être retenu. Pourtant, il a fallu le convaincre de se présenter. Des membres de la famille, conscients de la chance qui passait, ont aidé à la décision. Peut-être cette main tendue ou celle qui suivra sera-t-elle déterminante pour son devenir ?
18 Les 11/16 ans ne sont pas à un âge où l’on vient se poser simplement au local pour échanger. Il faut qu’ils y aient été invités pour un motif qui les accroche. Ils ne sont pas toujours faciles à rencontrer dans la rue, contrairement aux plus grands. Quand nous les connaissons par le biais d’aînés, de partenaires… nous nous saisissons de propositions, d’opportunités, prétextes à la rencontre, autant d’occasions de signifier une attention, la reconnaissance d’une existence. « Aller à la pêche », c’est aussi aller vers ceux qui ne manifestent pas par des comportements ostensibles la profondeur de leur malaise, de leur souffrance. « Aller à la pêche », autre façon d’aller vers, de créer du lien, de faire société.
Serrer les mailles
19 Pour Abid, Mourtaza, Kourech… c’est la préoccupation partagée, par plusieurs interlocuteurs, de leur existence, de leur devenir, c’est la qualité des liens entretenus au sein du réseau, qui leur permet de trouver des appuis pour avancer.
20 Au début des années 1990, la présence tardive de très jeunes dans la rue attire notre attention, et met en évidence la nécessité de trouver des moyens de les approcher et de partager avec eux des temps de rencontres. Par ailleurs, nous faisions, depuis plusieurs années, le constat de l’absence d’un club de foot dans le quartier. En 1995, nous prenons l’initiative, en fédérant toutes les personnes et structures intéressées par le projet de créer une association sportive. Les statuts d’une association créée, trois ans plus tôt, autour d’un projet d’aventure avec un groupe de jeunes dont certains sont « sur le coup », seront le réceptacle de ce nouveau projet. L’association « Les Zigomars » devient le tefc (Toulouse Empalot football club).
21 Aujourd’hui, le tefc fête ses 10 ans. Faire un travail d’éducation à partir d’une activité qui mobilise autant l’énergie, l’attention, l’intérêt des jeunes, c’est l’objectif permanent de ce club de foot. L’orientation éducative nettement affirmée au départ, l’implication de jeunes adultes, de parents restent ses caractéristiques fortes. Les bénévoles sont majoritairement des femmes, les entraîneurs majoritairement des jeunes du quartier. Jeunes que nous avons accompagnés dans leur parcours individuel et/ou avec qui nous avons réalisé des projets collectifs. Ces caractéristiques qui font son originalité, sont confirmées à chaque assemblée générale.
22 Pour nous, être impliqués dans son existence, investis dans une collaboration, être présents dans des temps forts de rencontre, de convivialité d’une association où se retrouvent plusieurs générations de jeunes, jeunes adultes et de parents, c’est faire partie des « meubles », c’est appartenir naturellement à l’environnement proche des jeunes du quartier, c’est accroître la légitimité d’une place que nous occupons localement, c’est accroître la capacité à agir, à dire, à faire entendre, c’est aussi et surtout participer à développer, à renforcer l’entourage proche des jeunes.
23 C’est une position très complémentaire de celle des institutions sociales. Une position qui participe d’un lien entre un territoire, une population et ces institutions. Les liens avec les collèges, par exemple, sont actuellement en pleine expansion. Quand, en 1984, nous avons mis en place, avec d’autres partenaires, un dispositif d’accompagnement scolaire, l’initiative a été observée avec quelque circonspection. Nos liens ont varié, au fil des ans, au gré des mouvements de personnels intéressés au jeu des coopérations transversales.
24 L’effet de masse de jeunes en échec scolaire avec, en corollaire, l’expression de tensions difficiles à contenir, nous a amenés à proposer une formalisation de nos coopérations ; proposition très favorablement accueillie.
25 Lors des rencontres mensuelles avec l’assistante sociale, lors de repas pris à la cantine avec le personnel enseignant ou de rendez-vous avec les cpe, chef d’établissement, professeurs, nous nous attardons volontairement dans les lieux de passage des élèves aux intercours. La plupart de ceux que nous connaissons viennent spontanément vers nous, heureux de nous voir là. Loin de les rendre inquiets, notre présence paraît visiblement appréciée. Il peut être rassurant sans doute que des adultes avec lesquels ils sont en relation aient des liens entre eux. Les messages que nous sommes amenés à retraduire par la suite sont de fait mieux admis, mieux entendus. Nos propositions d’accompagnement, vers un enseignant avec lequel un accrochage, un écart de comportement a eu lieu, reçoivent leur adhésion.
26 Nous accueillons systématiquement les jeunes du quartier, qu’ils soient ou non connus de nous, lors d’exclusions temporaires ou définitives. Ils ont en main une convention précisant le motif de la sanction et le travail de réflexion écrit qu’ils doivent rendre lors de leur retour dans l’établissement. Ils sont reçus une première fois avec au moins un parent, ensuite ils reviennent une ou plusieurs fois seuls, en fonction de la durée de l’exclusion et de notre disponibilité. Contrairement à ce que nous craignions au départ, ils repèrent très vite quelle est notre place. C’est un moment où beaucoup parlent du regard affûté qu’ils ont sur les adultes qui les forment, des stimulations de se donner en spectacle, de se mettre en danger, de la compétition qui se joue entre pairs, de la place que cela donne dans la hiérarchie de ceux qui seront allés le plus loin dans la désinvolture voire l’arrogance, de la satisfaction de mettre en échec l’adulte, de la difficulté à juger du « jusqu’où ne pas aller trop loin », du rôle que chacun se doit de tenir pour garder son statut, sa notoriété, voire du surplus d’existence qui se joue dans ces provocations, dans ces confrontations. Subterfuges aptes à masquer des manques, besoins de repères, violence de la souffrance… ? Il faudra du temps, beaucoup de temps. Les rencontrer tôt, rester proche et disponible, avoir leur confiance, pour que toutes ces années qui mènent vers la maturité laissent tôt ou tard place à un regard, une parole sur soi.
27 Cette porosité qu’introduisent notamment nos liens avec les collèges, tend à créer de la continuité, là où beaucoup de jeunes jouent du cloisonnement des espaces dans lesquels ils évoluent, jusqu’à l’enfermement, jusqu’à s’y inventer des mondes parallèles. Cette perméabilité des frontières, loin de les inquiéter, les rassure. Elle donne plus de cohérence, plus d’unité à ce qu’ils vivent.
28 L’effet joue dans les deux sens. Il faut voir la fierté, le plaisir qu’ont certains élèves de retrouver leur cpe, devenu administrateur, dans les locaux du club de prévention. La perméabilité des espaces où vivent les jeunes peut faciliter leur passage, la circulation entre les différentes structures. Chacun peut y glaner au gré de ses besoins et du temps ce qui est proposé.
29 Décloisonner les espaces de vie, c’est aussi ouvrir vers d’autres espaces, d’autres univers géographiques, sociaux… En 1997, un administrateur, puisant dans son réseau de relations, nous met en contact avec une structure de loisir éducatif et sportif nouvellement créée en Aveyron. Une opportunité s’offre à nous d’ouverture vers un nouvel espace de rencontre. Nous y accompagnons plusieurs fois par an des groupes de huit jeunes qui prennent place dans des ensembles de trente à quarante stagiaires venus du milieu rural et semi-rural environnant. Depuis 9 ans maintenant, plusieurs classes d’âge en ont bénéficié. Les expériences s’échangent, créant de la continuité dans le temps. Certains anciens bénéficiaires sont eux-mêmes entraîneurs sportifs de plus jeunes participants d’aujourd’hui.
30 Nous accompagnons chaque groupe sur les lieux, nous sommes présents dans la phase d’accueil et de démarrage ainsi que dans les activités et les bilans individuel et de groupe qui clôturent ces stages. Nous tenons à ce lien. Nous faisons en sorte qu’une continuité s’établisse entre les différents espaces où chacun évolue.
31 La possible entrée en sport étude pour Kourech naît aussi de la continuité, de la pérennité des relations que nous entretenons avec cette structure d’accueil.
32 Ceux qui ont vécu leur jeunesse dans les années 1950-1960 savent ce qu’ils doivent aux mouvements d’éducation populaire. Aujourd’hui, des associations locales ont pris le relais dans des conditions difficiles. Elles occupent une part essentielle de leur énergie, dans des conditions de précarité croissante, à quémander les moyens de leur existence ou de leur survie. Ce n’est pas le cas des clubs de prévention dont le financement, en provenance le plus souvent des Conseils généraux, est encadré par des textes réglementaires. Mais notre action ne peut prendre sa pleine mesure que dans la complémentarité des places occupées par l’ensemble des acteurs sociaux.
33 L’irruption d’un public plus jeune, au cœur de notre action, date d’une douzaine d’années. Elle n’est pas étrangère aux évolutions d’une société qui plonge des populations toujours plus larges dans des insécurités grandissantes, notamment du côté du logement et de l’emploi…
34 Ce n’est pas le seul élément nouveau. Expression inexorable d’une précarisation globale de notre société ? Un nombre croissant de jeunes adultes relevant de soins met en échec les prises en charges proposées. Ils viennent au club de prévention où ils ne sont plus attendus mais accueillis. Ils refusent d’aller vers les services de la psychiatrie où ils sont attendus mais où ils ne peuvent adhérer à l’accueil, aux protocoles proposés. Le club de prévention qui les a connus jeunes, qui parle avec eux de leur maladie et de la nécessité de la traiter dans un lieu adapté, continue de les voir venir. Le local du club de prévention est un lieu où ils se sentent vivre avec leurs pairs. Lorsque leur comportement met en cause la pratique de ce lieu, les éducateurs doivent se confronter à l’expression de leur maladie. Ils doivent dire la limite de ce qui ne peut être traité ici, indiquer, rappeler, accompagner vers les structures dont ils dépendent. Les coopérations qui pourraient faciliter cet accompagnement, ces allers retours entre une structure sociale ouverte et des structures de soins restent à construire. L’idée que des collaborations pourraient faire évoluer favorablement des prises en charge ne figure pas encore à l’ordre du jour de l’institution psychiatrique.
35 Ne sont proposés ici que quelques flashs, un regard forcément partiel dans la grande diversité des situations et des modes d’action de la Prévention spécialisée.
36 Jusque-là, l’action socioéducative en club de prévention s’est développée dans une certaine liberté d’initiative, de créativité, laissée aux travailleurs sociaux dans un cadre de mission balisé par des arrêtés ministériels, avec une gestion associative garante de la tenue des objectifs et de la philosophie de l’action. C’est ce cadre qui permet réactivité et adaptation aux besoins en permanente évolution. Qu’en sera-t-il demain dans une période où nous évoluons vers une gestion administrée de l’action sociale ? Avons-nous vocation à devenir une oasis ? Serons-nous des prestataires de service auprès d’une population donnée ? Appartenons-nous à l’entourage proche des jeunes concernés par notre action ? Cette place nous paraît d’autant plus évidente à tenir, à développer que l’environnement dans lequel ils évoluent ne cesse de se dégrader. Il ne s’agit pas d’encercler, de contrôler, il s’agit d’entourer, de rassurer, d’ouvrir, en deux mots : faire société. Ce qui fait société, c’est aussi l’état d’esprit qui anime ces coopérations ouvertes. Les jeunes sont rassurés par la constance partagée de l’intérêt qui leur est porté. Ils sont au cœur de ce qui est mis en œuvre. Ils sont aussi rassurés par la capacité des adultes engagés à leurs côtés à vivre les valeurs qu’ils tentent de leur transmettre.
Mots-clés éditeurs : repères, autorité, continuité, cadre
Mise en ligne 01/03/2006
https://doi.org/10.3917/empa.060.0116Notes
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[*]
Jean-Paul Vabre, éducateur spécialisé, équipe de prévention, quartier d’Empalot à Toulouse.
Association socioéducative Daste Empalot Poudrerie
83, rue du Férétra
31400 Toulouse
08 70 68 72 79
06 85 70 76 97 -
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Pour d’autres aspects du travail développé au club de prévention d’Empalot, voir « Action éducative et ouverture au monde ? Une déclinaison dans un club de prévention à Toulouse », Empan n° 50, p. 51.