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Tout deuil est en rapport avec la disparition d’un objet d’amour et la privation de l’amour qu’il nous porte. Double perte, objectale bien sûr mais aussi narcissique. Il correspond à un bouleversement psychique, économique et parfois même topique important. L’afflux de libido libérée va submerger le moi, se transformer en angoisse sidérante, ou plus souvent envahissante, s’exprimant en plaintes et lamentations, ou tenter de se décharger dans des cauchemars répétitifs. Le sujet, envahi par sa douleur, ne retrouvera sa capacité d’investissement, c’est-à-dire de vivre et d’aimer, qu’au terme d’un long « travail de deuil » au cours duquel il devra « élaborer sa perte ». C’est ce travail de « déliaison-reliaison » que nous devons aider, en sachant « que toute perte est une blessure qui pour cicatriser doit être ouverte ». Travail de deuil qui dépendra essentiellement de la relation du sujet avec son objet mais également des circonstances de la perte, ainsi le « deuil après suicide » prend un caractère traumatique accentué, rendant son élaboration plus difficile, et ce pour au moins deux raisons :
- la soudaineté et surtout la violence du passage à l’acte suicidaire, qui réalise le meurtre de soi-même mais aussi une agression de l’entourage, par rapport auquel il a valeur de provocation et de reproche. Inévitablement il culpabilise l’entourage. Sa violence se manifeste souvent par des réalisations qui sont à la limite du représentable : pendaison, noyades, mutilations… « Je vous amène aux confins de l’horreur », dira un patient en faisant le récit de la découverte du corps de sa fille.
- l’interdit qui pèse sur le suicide, sa réprobation par le surmoi personnel et social, la honte qui s’y rattache et l’impact qu’il a sur nous mêmes en nous confrontant à nos propres potentialités suicidaires et/ou meurtrières. Cette transgression majeure va ébranler l’identité de l’endeuillé confronté à cet interdit fondamental et au pouvoir de mort qu’il a sur lui-même, qui heurte son narcissisme comme il troublera celui de l’accompagnant.
2 Gérard Bayle (2002) souligne la nécessité en opposition, nous dit-il, à l’attitude analytique classique (libre association du patient, attention flottante du thérapeute), de conduire le sujet à des récits qui s’accompagneront cliniquement d’affects importants permettant ainsi de favoriser l’apparition de porosités dans le clivage fonctionnel. Un récit sera ainsi proposé et non imposé afin que « l’horreur » puisse être dite mais également entendue. Ce récit se fera l’écho des affects, mais également des sensations tant le registre sensoriel s’avère important dans la reviviscence des événements (M. Proust, 1954). L’invitation sera vague « racontez moi… », n’induisant pas la direction du récit (pour certains ce sera le temps de l’annonce, pour d’autres la découverte du corps ou les images fantasmatiques qu’ils ont de ce corps) et respectant les défenses du sujet, voire dans un premier temps son besoin d’évitement. En effet, beaucoup répondent « ça fait trop mal, ça ne sert à rien…. », mais ils ont enregistré qu’ils pouvaient en parler sans détruire l’autre, eux qui vivent dans l’angoisse d’avoir détruit l’objet. Ils y reviennent alors par des chemins détournés, guettant les réactions de l’accompagnant qu’ils auront tendance à protéger « je peux vous parler de ça… vraiment, c’est trop horrible ?… ».
3 Par son attitude, par un tressaillement, l’accompagnant pourrait renforcer le sujet dans son désir d’évitement favorisant l’enkystement et le confortant dans l’idée d’irreprésentabilité de son vécu. Difficile contre-transfert de l’accompagnant qui dans le cas de deuil après suicide doit être au clair avec ses propres pulsions suicidaires et/ou meurtrières.
4 Plus que dans les deuils à la suite de maladie, et comme dans les cas de mort par accident qui pourrait engager la responsabilité de l’entourage, c’est la dimension de « culpabilité » qui est la plus importante. Par son passage à l’acte le suicidé accuse son entourage de ne pas avoir entendu, de ne pas avoir répondu à son appel, de n’avoir pas su le sauver. La culpabilité de l’endeuillé sera accrue par son ambivalence à l’égard du disparu qui « lui en a fait voir » et dont, un jour ou l’autre, il s’est surpris à souhaiter sa disparition, car bien sûr, tout cela s’inscrit dans une histoire conflictuelle à reconstruire. C’est bien là un des aspects du travail de l’accompagnant qui sera parfois amener à passer la main à l’analyste.
5 « La culpabilité, nous dit Freud, reflète la tension entre le Sur-moi et le Moi et se manifeste sous la forme du besoin de punition » (1929). C’est à ce besoin de punition que nous devons être attentif, la dépression versus la mélancolie étant une monnaie d’échange à portée de main se révélant parfois bien des années plus tard. Un lent travail de désidéalisation de l’objet autorisera l’accès aux sentiments ambivalents et aux pulsions agressives qui pourraient faire écho à ce besoin de punition. L’émergence de ces pulsions sera bien souvent pressentie dans le contre-transfert permettant alors à l’accompagnant de partager son éprouvé, un soutien didactique pouvant s’avérer utile pour atténuer l’angoisse. Par ailleurs, Winnicott (1971) attire notre attention sur la nécessité de laisser émerger le désir de réparation préalablement afin de ne pas susciter le désespoir.
6 Mais la culpabilité n’est pas univoque :
7 – Protectrice lorsque le sujet, pour lutter contre l’hémorragie narcissique, préfèrera se sentir coupable plutôt qu’impuissant, tentant ainsi de maîtriser une détresse indicible et insensée et échapper à la désorganisation. « C’est une nécessité pour le fonctionnement du Je, insiste Piera Aulagnier, de se forger, en certains moments de son vécu, des causes de souffrance et de s’assurer par là qu’un tribut est payé » (P. Aulagnier, 1986). Elle doit donc être analysée en tant que mécanisme de défense et respectée comme tel tout en travaillant les relations d’emprise.
8 – Obstacle à la honte de se sentir petit, faible et incapable d’avoir pu maintenir en vie l’objet d’amour. Ce contre-investissement est narcissique, nous précise Jean Cournut (2002).
9 – Symbole d’un lien avec la personne décédée, certaines mères parlent de cordon ombilical. Nous percevons tout le danger d’un tel lien ; néanmoins ces mères, au cours d’un long travail d’élaboration, décrivent cette forme de culpabilité très différemment de celle qui les envahissait et les enchaînait dans les premiers temps. Une culpabilité résiduelle leur paraît être un indispensable témoignage d’amour et peut même paradoxalement être un élément libérateur les autorisant à d’autres investissements. « Je souffre encore un peu donc j’ai le droit de vivre. » Beetschen souligne que « le sentiment de culpabilité ne peut être que franchi, sans jamais prétendre à l’illusion de sa disparition » (A. Beetschen, 2003).
10 Le suicide ne sollicite pas seulement la réprobation du Surmoi, il affecte aussi l’Idéal du Moi. Ainsi, se manifeste souvent, pour soi et vis-à-vis des autres, un sentiment de honte qui favorise le déni du suicide. Suicide qu’il s’agira donc à terme de nommer comme type de mort, car si le déni dans un premier temps peut toucher, comme dans les autres deuils, sur la réalité de la perte et sur les affects mobilisés, il peut également concerner les modalités du décès et pourra alors être un obstacle infranchissable à l’élaboration du deuil. Le suicide risque alors de devenir un « secret de famille » et l’on sait que les dénis d’une génération conditionnent les clivages dans la génération suivante et poussent à des répétitions, transgénérationnelles.
11 Culpabilité et honte s’enchevêtrent, l’une pouvant masquer l’autre. Mais, si la culpabilité se rapporte à une faute, à un acte ou à une absence d’acte, la honte est du « registre de l’être » (D. Quinodoz, 2002), plus précisément, elle relève du « sentiment de valeur de soi aux yeux des autres » (F. Duparc (2003). Elle ne peut donc survenir que dans un rapport au tiers suscitant parce que touchant l’identité même une désorganisation psychique majeure.
12 La honte, donc, parce qu’elle incite au repli sur soi, au désinvestissement, est bien sûr un obstacle au partage et à l’élaboration du deuil. Il est donc fondamental de la reconnaître, la culpabilité pouvant lui faire écran.
13 Mais la honte est d’approche subtile, elle sera repérée via un mouvement contre-transférantiel ou par des signes indirects. Ainsi lorsque la honte semble absente chez le sujet, et rappelons-le, tous les efforts du honteux seront consacrés à la masquer aux autres mais également à lui-même, elle est souvent éprouvée par l’accompagnant. Il est alors souhaitable que celui-ci en favorise l’expression par la qualité de son écoute et de sa présence car « seules les hontes nommées et reconnues peuvent être dépassées », nous dit S. Tisseron. « Ressentir la honte, c’est déjà ne plus y être totalement immergé, c’est prendre de la distance par rapport à elle. Dire sa honte, c’est montrer que l’on échappe au risque d’être irrémédiablement marginalisé à cause d’elle » (S. Tisseron, 1998).
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Dans ce premier temps, nous avons vu que le deuil après suicide nécessitait une approche très spécifique dans ses valences traumatique, culpabilisante et honteuse. Observons maintenant l’effet cumulé du deuil et de ces éléments qui tous participent de la crise identitaire, se renforcent mutuellement, voire procèdent les uns des autres :
- le deuil bien sûr puisque la perte de l’objet d’amour est indissociable de la perte de l’investissement narcissique qui y était attaché. Ainsi, « le deuil appauvrit bel et bien le moi ? Le deuil normal est bien un travail de restitution du moi et pas seulement d’examen de la réalité » (C. Lechartier-Atlan, 2003). Le sujet traduira avec angoisse cette crise identitaire par ces phrases sans cesse répétées « est-ce que je ne suis pas fou, est-ce qu’il est normal de… ? ». Bouleversement majoré par le miroir déformant de l’entourage.
- le traumatisme, par l’irruption dans le psychisme d’un corps étranger inélaborable en l’état, induisant un intense sentiment d’impuissance secondaire au débordement psychique et à l’impossibilité pour le sujet d’avoir pu empêcher l’événement d’advenir. Dans cette violence agie, le paradoxe du suicidé est d’exposer et d’imposer sa souffrance tout en excluant toute possibilité d’aide par l’inexorabilité de son geste.
- La culpabilité inconsciente en relation avec l’ambivalence de la relation d’objet marquée par de fortes motions destructrices. La haine alors déliée suite à la perte de l’objet va se retourner sur le moi mais dans un mouvement hautement paradoxal puisque le moi sera lui-même envahi par cet objet surinvesti et imprégné par une « identification mortelle ». Marc L. Bourgeois (1996), citant Rybnearson dans une réflexion sur le suicide internalisé (1981) signale la contradiction existentielle fondamentale de l’endeuillé par suicide : une présence internalisée qui a choisi la non-existence. Il s’agit d’un « séquestre existentiel », sur lequel doit porter l’accompagnement. Ainsi, comme le souligne A. Beetschen, « le moi peut défaillir d’être habité par un mort et il ne peut remplir sa tâche. D’où le désespoir et l’épuisement » (A. Beetschen, 2003).
15 Face à l’intensité de la douleur, que Freud qualifiera d’énigmatique dans un premier temps (1988), puis rattachera dans un deuxième temps à la blessure narcissique, le sujet va se protéger par des mouvements défensifs massifs visant à éviter la dissolution du moi tout en gardant un lien avec l’objet. Mais ces mouvements sont très coûteux énergétiquement et non limitatifs quant au but à atteindre, interférant alors avec tout le processus psychique (M. Hanus, 2002). Une des premières défenses mises en place sera le déni, déni de la perte, déni des affects donc de la douleur. Le déni ne pourra perdurer qu’au prix du clivage du Moi amputant alors d’autant les ressources du sujet. La difficile tâche de l’accompagnant sera de respecter ces défenses indispensables à la cohésion du moi mais à les rendre obsolètes en autorisant l’émergence de la douleur en petites quantités. L’expression onirique, dans ses modalités ou par son absence, sera un indicateur appréciable du degré de détresse du sujet.
16 Notons qu’il est toujours préjudiciable d’étiqueter sur une rencontre unique les moyens de défense du sujet, leur approche ne peut être que dynamique. Ainsi, l’acceptation de la réalité de la perte ne peut se formuler en positif ou négatif car un sujet, même s’il ne peut encore croire définitivement à cette perte, peut y croire un peu plus que la veille dans une progression respectant ses possibilités d’intégration. Le curseur se déplace : chaque jour, l’objet perdu l’est un peu plus. L’encourager, le soutenir dans ce chemin sans jamais le poser comme un ultimatum, autoriser des retours dans la bulle protectrice lors de passages trop difficiles à affronter est le meilleur garant d’une évolution ancrée dans les profondeurs du Moi.
17 Si deuil, suicide et traumatisme se renforcent dans l’atteinte narcissique, ils ont également en commun d’attaquer le lien aux autres. Le décalage patent entre la réalité de la perte et la capacité d’intégration psychique des endeuillés, les isolent, un temps, du monde « réel » qu’ils ne comprennent plus et qui ne les comprend plus et de surcroît ne les intéresse plus : « nous ne sommes plus sur la même planète », disent-ils souvent. C’est également une problématique centrale dans le traumatisme, le sujet étant amené à modifier le champ de ses représentations pour intégrer l’événement. Nous ne reviendrons pas sur le suicide dans son rapport aux autres déjà largement débattu via la culpabilité et la honte. Pourtant, « si le travail de deuil reste avant tout un processus personnel, il ne peut s’accomplir qu’en liaison avec l’environnement » (L.V. Thomas, 1993).
18 Ce lien vécu comme dangereux, peu fiable, ce lien tenu, dénié, sera l’essence même de la thérapie. Nier le sens manifeste de ce lien le rigidifierait en un obstacle infranchissable au contraire, le repérer, l’accompagner, autorisera, dans la relation au thérapeute, l’éclosion progressive des sens latents, indispensables à la restructuration du sujet. Par exemple, la dénégation de tout lien thérapeutique « personne ne peut m’aider », « de toutes façons vous ne me le rendrez pas », « cela ne sert à rien d’en parler », signe par son expression même son existence. De même, accepter de symboliser un temps le lien virtuel « aux autres », c’est-à-dire « à ceux qui ont connu un deuil après suicide », à travers les questions angoissées « et les autres comment font-ils, ressentent-ils également cela ? » peut s’avérer nécessaire afin de permettre au sujet de retrouver un minimum de repères avant d’oser quelques pas sur le mouvant terrain du « Je ». Car ce « Je » ne peut être prononcé qu’après s’être bien assuré de ne pas faire émerger un moi trop monstrueux. Alors seulement, le travail de désinvestissement investissement du lien sous toutes ses formes sera envisageable sans négliger la place de l’accompagnant comme représentant du lien à l’objet, reflétant donc toute l’ambivalence refoulée de cette relation, pouvant alors être maltraité en place et lieu de l’objet car il sera moins angoissant d’attaquer le thérapeute que la personne décédée. La capacité d’accueil de cette violence conditionnera la poursuite du processus.
19 Deuil de la relation d’objet, deuil de la relation aux autres, deuil de la relation à soi-même : « je ne me reconnais plus ». Ce dernier deuil est particulièrement douloureux, c’est un enjeu majeur du processus de deuil que d’accepter la réalité des changements internes induits par la perte. L’ouvrage est remis sur le métier à chaque étape car dans un mouvement de va-et-vient l’endeuillé s’adaptera tant bien que mal à son nouvel état mais qui dit nouvel ne dit pas définitif. Il sera bien vite remis en question lorsque l’élaboration atteindra un nouvel affect. Chaque fois, le sentiment de désespoir renaîtra dans une impression de retour en arrière. L’accompagnant saura alors se faire mètre ruban à l’aune duquel l’endeuillé pourra évaluer le chemin parcouru.
20 Un deuil difficile donc nécessitant une grande vigilance quant au risque dépressif encouru par l’endeuillé par identification à l’objet perdu et au virage mélancolique ainsi qu’une évaluation constante du risque suicidaire. L’expression de ce risque se modulant en fonction de l’évolution du deuil, se manifestant dans les premiers temps plus souvent par les équivalents suicidaires. Aussi, le cadre est-il fondamental mais soulignons, avec François Dill, que « la souffrance du deuil est une souffrance normale, la demande itérative, impérative de l’endeuillé pour qu’on lui parle de ce qu’il vit répond à un besoin urgent et fondamental. Il convient donc de donner la parole au sujet dans un climat d’empathie actif, afin de lui permettre d’ordonner ses souvenirs pour donner un sens à l’événement, se représenter l’irreprésentable » (F. Dill, 2003). Le cadre sera un espace convenu de manière contractuelle, un lieu d’écoute et de parole où les affects peuvent être contenus, un temps répétitif au rythme adaptable, à la régularité structurante. Toutes dispositions destinées à contenir les émotions, soutenir le Moi, favoriser le travail du préconscient, apaiser le surmoi, rehausser l’estime de soi, promouvoir de nouveaux investissements en utilisant donc un mouvement transférentiel en le limitant au lieu de le développer comme en analyse.
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Dans ce long cheminement, les deux topiques sont toujours engagées :
- la première, puisque le préconscient et sa rencontre avec celui de l’accompagnant, dans la « transitionnalité » au sens de Winnicott est « le lieu même » où s’effectue l’élaboration, le travail de déliaison reliaison du deuil où se créent de nouveaux liens.
- la deuxième puisqu’il s’agit d’éviter non seulement les refoulements mais aussi les clivages et répétitions et d’intégrer dans le Moi, deuxième topique, cet élément de réalité si possible en accord avec le Surmoi et Idéal du moi et tenter de l’inscrire dans l’histoire familiale.
22 L’approche sera toujours centrée sur le sujet mais empruntera plusieurs voies : didactique notamment sur le processus du deuil, rassurante quant à la normalité des manifestations émotionnelles, repère afin d’ouvrir la voie à plusieurs possibles (enfants – rituels – le corps). Approche qui pour trouver un écho chez le sujet devra être incarnée dans la réalité de son quotidien, sa fatigue physique et psychique, son désintérêt du monde au moment même où il a des décisions à prendre… pour lui permettre de garder contact avec cette même réalité. Dans cette optique, nous considérerons notamment le retentissement somatique de deuil, la délicate question des psychotropes et des arrêts de travail, toujours dans un objectif de subjectivation même dans les périodes de plus grande confusion.
23 Transversale sera la question du sens : le suicide se présente comme un mystère, la valse incessante des pourquoi va alors envahir l’espace psychique du sujet au risque qu’il s’y perde. Pour certains ce sera même un point de fixation et par là même une voix d’évitement. Ce peut être le cas pour la recherche incessante d’un coupable qui peut figer le travail de deuil à terme. Accepter la part de mystère de la mort et du suicide sera le fruit d’un long cheminement à travers la quête de sens, sens qui n’aura de valeur que pour le sujet. La question du sens pourra alors être posée en d’autres termes : quel sens à ma vie maintenant et comment intégrer cet événement à ma vie ? « Consentir à mettre des mots sur du non-sens demeure pour la majorité des êtres, l’ultime recours pour donner du sens au non sens », précise Martine Ruszniewski (1995).
24 Terminons avec la dimension familiale du deuil après suicide, qui exige qu’il soit travaillé de manière croisée avec d’autres membres entre lesquels doit se rétablir la communication. Celle-ci, mise à l’épreuve par la souffrance du deuil, est souvent gravement perturbée par le climat de honte et de culpabilité, et peut prendre des aspects persécuteurs sous l’emprise de culpabilité projetée, entravant alors l’élaboration du sujet. Il en sera de même lorsque l’acte suicidaire sera dénié.
25 Par accompagnement individuel, il faut entendre ici accompagnement en lien avec la perte d’une même personne, unique objet mais également objet unique pour chaque sujet. Aspect, bien souvent, source de conflit au sein des familles interférant massivement avec la dynamique familiale. La dimension familiale ne se limite pas aux collatéraux et descendants mais inclut les ascendants puisqu’il s’agit d’inscrire l’événement dans l’histoire familiale. Cet accompagnement prendra donc la forme d’entretiens individuel, en couple, en famille afin de permettre à la parole de circuler non pas dans le but d’uniformiser et de rendre unique la perte mais que la perte de chacun puisse être reconnue par tous dans ses spécificités et dans le respect du cheminement individuel.
26 Les entretiens en couple ont un double intérêt : d’une part, ils relancent la communication lorsque la présence d’un tiers s’avère indispensable en particulier dans les délicates situations où l’un des deux protagonistes rend responsable l’autre du décès ou croit en être rendu responsable, d’autre part favorisent l’enrichissement mutuel des dynamiques psychiques. Ainsi, nous rencontrons bien souvent des conjoints qui se disent là pour soutenir leur épouse. Puis, rassurés par notre attitude, éclairés sur leurs propres affects par l’expression de leur femme, ils oseront quelques mots personnels, parfois même une larme. Prenant de plus en plus d’assurance, au fil des entretiens, mais affirmant toujours « qu’ils sont là pour leur femme », les mots se feront phrases. Développer l’espace inter-psychique du couple permet à l’élaboration de perdurer au quotidien dans une relative cohérence tout en respectant le processus interne de chacun. Cela répond à une inquiétude souvent exprimée quand aux éventuelles conséquences néfastes du deuil sur le devenir de leur couple.
27 D’autres viendront parce qu’une question les taraude bien que peu consciente qui émergera plus tard. Lors des premiers contacts, face au désespoir de leur femme, ils agitent comme un étendard leur stoïcisme « heureusement, je suis là pour soutenir le couple et éviter que toute la famille ne parte à la dérive ». Cela répond non seulement à un besoin de maîtrise qui les soulage un temps mais également au rôle qui leur est attribué par la société « l’homme doit soutenir sa femme, il ne pleure pas ». Mais le piège se referme petit à petit, ébranlé par la détresse de leur épouse un doute s’installe : « est-ce que je souffre assez ? », ce qui a pour corollaire : « est-ce que je l’aimais assez ? » Se connecter à leur souffrance est donc la demande de ces hommes pris entre deux feux : répondre à l’idéal masculin et du même coup ne plus être un bon père ou bien être un bon père mais se disqualifier aux yeux de la société et, croit-il, aux yeux de leur épouse. Concilier les deux idéaux ne va pas sans une véritable révolution topique, leur indiquer le chemin de leur souffrance passe par un aménagement des défenses : permettre que l’armure moyen-âgeuse, engonçante se transforme en cote de mailles tout aussi protectrice mais plus souple.
28 Un des objectifs de l’accompagnement des endeuillés après suicide est d’inscrire l’événement dans l’histoire familiale, souhaitons que, de même, l’accompagnement puisse s’inscrire dans un continuum intégrant l’avant, l’événement, l’après en développant les liens entre les différents intervenants. En effet, un accompagnement à l’emporte-pièce, marginalisé, obligeant l’endeuillé en perdition à chercher une ultime bouée de secours lui fera penser que vraiment « il ne vaut pas grand chose ». Or Michel Hanus insiste sur l’importance de l’accompagnement des endeuillés après suicide dans l’axe de prévention du suicide (M. Hanus, 2004). Proposer systématiquement à toute personne confrontée à ce type de deuil un accompagnement et ce sous différentes formes lui permettra d’envisager cette démarche, toujours difficile sans se sentir disqualifié. De même, tout au long du processus, le thérapeute sera attentif à la pertinence des orientations. Orientations qui seront toujours travaillées avec le sujet et non jetées en pâture par débordement de l’accompagnant. L’accompagnant devant être conscient de ses limites quand il s’agit de reconstruire une histoire névrotique complexe et être capable de juger des cas où il a, à son tour, besoin d’aide extérieure.
29 Ainsi, l’accompagnement du deuil après suicide s’avère être un long parcours chaotique où notre rôle de catalyseur permettra au sujet de puiser dans ses ressources, de développer sa créativité, de nous étonner et de s’étonner par ses initiatives mais qui dit catalyseur dit risque d’explosion voire d’implosion de l’endeuillé et parfois de l’accompagnant lui-même. Il implique donc un indispensable travail sur soi, une supervision et des ressources propres à chacun.
Bibliographie
Bibliographie
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- Dill, F., 2003. « Je voudrais un psy qui parle », in Accompagner les personnes en deuil. L’expérience de François Xavier Bagnoud, Toulouse, érès, p. 61-66.
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